174. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Le 7 novembre 1773.
Madame ma sœur,
Je savais, madame, depuis longtemps que personne n'est prophète dans son pays; j'avais entendu dire, de plus, que, pour gagner le don d'exalter son âme, il fallait avoir mangé du déjeuner d'Ézéchiel, ce que je n'ai point fait. Ainsi, madame, j'ai été le premier à blâmer ma téméraire prophétie, et je rends mille remercîments à V. A. R. de ce qu'elle m'a rayé du nombre des inspirés. Si je pouvais faire la paix, il y aurait longtemps qu'elle serait conclue; il faut nous contenter d'avoir éloigné une guerre générale qui semblait menacer l'Europe, et de maintenir les douceurs de la paix autant que cela sera possible. Je suis bien heureux, madame, de me rencontrer avec V. A. R., et de chérir autant la paix que vous l'aimez, madame; c'est la mère des arts, la protectrice des sciences, la source de la repopulation de notre espèce; enfin c'est sous son abri que les nations respirent et deviennent florissantes. Que de raisons pour l'aimer! Aussi ne faut-il avoir recours à la guerre que dans la nécessité, et pour ramener la paix le plus tôt possible.
Les pauvres jésuites l'ont perdue, et ceux que j'ai sauvés du naufrage seront toujours aux ordres de V. A. R. J'ose croire cependant qu'un confesseur est, madame, le meuble le plus inutile de votre<289> maison; une belle âme comme la vôtre n'a rien à lui dire; vous ne méritez, au lieu d'absolutions, que des louanges, et le confesseur ne peut qu'admirer sa pénitente, au lieu de la corriger. Je me figure les confessions de V. A. R. telles : J'ai soulagé des malheureux; j'ai dépensé mes revenus en bienfaits; j'ai pris la cause des opprimés; mon cœur est sans haine et sans envie; j'ai bien élevé mes enfants; j'aime Dieu et mes semblables; au lieu d'orgueil et de vanité, je ne sens qu'un penchant irrésistible à la bienfaisance; je suis douce envers ceux qui me servent, et sans fierté malgré mon illustre naissance; mes amusements sont ingénieux, mes plaisirs innocents; j'ai vu la mort sans la craindre, et, obéissante en tout aux lois suprêmes, je m'abandonne entièrement à leur direction.
Avouez-le, madame, il y a de quoi faire une sainte d'une telle âme, qui, dans ce tableau, est peinte d'après nature. Si V. A. R. l'approuve, je donnerai cette confession à tel jésuite qu'elle l'ordonnera, et je lui enverrai son approbation par écrit, car voilà tout ce qui lui reste à dire.
Mais je crains que V. A. R. ne me trouve bien impertinent d'oser ainsi sonder sans sa permission les plus secrets replis de son cœur, et d'oser publier des choses que son extrême modestie s'efforce de voiler. Je vous en demande mille pardons; mais ce qui est écrit le restera. Je suis persuadé d'avoir dit la vérité, et le caractère de la vérité est de briller au grand jour. Mettez, madame, des premières l'attachement, la considération et l'admiration avec laquelle je suis, etc.