189. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
(Potsdam) 18 juin 1775.
Madame ma sœur,
Rien ne serait plus propre à me faire tourner la tête qu'une lettre telle que V. A. R. a eu la bonté de m'écrire. Quel mortel ne s'enorgueillirait pas, madame, d'avoir pu vous inspirer de l'amour pour la vie? Mais V. A. R. doit se complaire dans ce monde, qui ne favorise pas autant ceux qui l'habitent qu'il a répandu de distinctions marquées, madame, sur votre auguste personne. V. A. R. ne peut pas se refuser à la satisfaction de se dire en elle-même : Partout, en ce moment, on m'applaudit, on me chérit; je fais les délices de ma famille, la ressource des malheureux, l'ornement de la cour où je me trouve; tous ceux qui m'ont vue m'aiment et m'admirent. Avouez, madame, que, avec cette douce satisfaction, il est impossible que V. A. R. haïsse la vie; elle voit partout des personnes qui s'intéressent sincèrement à sa conservation, parmi lesquelles j'ose espérer qu'elle daignera me compter des premiers.
Hélas! madame, les conquérants ont été bien éloignés d'être des sages. Des passions excessives, une vie perpétuellement active, laissent peu de temps aux réflexions des Tamerlan, des Alexandre, des Gengis, des Charles XII; je suis persuadé qu'aucun ne pensait à autre chose qu'à ses projets d'ambition. César est le seul des ces héros qui fasse exception à la règle; Cicéron nous apprend qu'il aurait pu être<311> le premier orateur, s'il n'avait pas voulu être le premier capitaine,311-a et les Commentaires de ce grand homme sont un modèle en leur genre. Il ne se servit, pour tromper le peuple, ni de biche comme Sertorius, ni de vieille femme comme Marius, ni de nymphe Égérie comme Numa,311-b ni de révélations d'anges comme Mahomet,311-c ni de dieu Ammon qui le déclarât son fils, comme fit Alexandre; il aurait été le premier des mortels, s'il avait été juste. Mais je ne sais où je m'égare; le bonheur de vous écrire, madame, me cause une espèce d'ivresse dont je sais souvent que je ne suis pas le maître.
On espère tout de Sa Sainteté à Rome, et les débris d'un ordre naguère fameux en Europe se flattent que, à quelques modifications près, ils pourront propager et vaquer encore, à l'avenir, à l'éducation de la jeunesse. C'est un des plus beaux emplois que d'élever la postérité, de l'instruire, et de la former aux mœurs comme aux sciences. Le pape est trop élevé pour ne pas sentir des vérités aussi palpables; et que ces instituteurs prennent un autre nom de guerre, qu'ils changent d'uniforme, que le pape même soit leur fondateur, tout cela n'y gâtera rien, pourvu que les universités et les écoles se conservent.
J'ai été charmé du souvenir de l'homme le plus désœuvré de l'Europe; je parle, madame, de votre confesseur, qui n'a jamais de pénitences ni d'indulgences à donner, et qui, comme le reste de l'Europe, en vous entendant, ne peut que vous admirer. Je m'imagine qu'un reste du sang d'Ignace qui circule dans ses veines doit l'intéresser à la ferveur que j'emploie pour soutenir ses confrères, et qu'il fait des vœux pour que des puissances très-catholiques et très-fidèles té<312>moignent un peu moins d'avidité pour les biens de ces bons pères. Mais comme c'est par les persécutions et les souffrances qu'on mérite le royaume des cieux, tous les jésuites vont être sauvés, et, du haut de leur gloire, ils sauront bien humilier un jour ceux qui les ont si vilainement dépouillés dans ce monde-ci.
V. A. R. croira, au style de cette lettre, que j'ai pris leçon de cagoterie chez le prince Louis de Würtemberg. Ce n'est pourtant pas cela; mais comme, avocat des jésuites, je suis quelquefois en conférence avec eux pour mieux plaider leur cause, il peut être arrivé qu'une étincelle de la grâce efficace dont ils sont remplis se soit échappée de leur foyer pour se répandre sur moi. Vous en croirez, madame, tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous ne doutiez point du zèle, de l'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.
311-a C'est Plutarque qui a dit cela, Vie de Jules César, chap. III. Voyez, quant à l'opinion de Cicéron sur l'éloquence de César, la Vie de celui-ci par Suétone, chap. LV.
311-b Voyez Plutarque, Vie de Sertorius, chap. XI, XII et XX; Vie de C. Marius, chap. XVII : et Vie de Numa, chap. IV et VIII.
311-c Voyez, t. XXIII, p. 60, la lettre du 2 juillet 1759, où Frédéric parle à Voltaire du pigeon de Mahomet et de la biche de Sertorius.