208. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
22 octobre 1777.
Madame ma sœur,
Ni Minerve, ni Mars, ni Bellone ne tiennent contre Votre Altesse Royale; ils doivent vous céder le pas. Le culte de la diva Antonio, est, à mon sens, le premier auquel je dois m'attacher, n'en déplaise à ces autres dieux; ils pourront m'en faire la mine, mais leurs autels manqueront d'encens, quand les vôtres en abonderont. Voilà, madame, leur arrêt prononcé. Il est bien juste que les grâces et les talents que nous admirons l'emportent sur la force d'un dieu destructeur comme Mars, sur une tracassière comme Bellone, et sur Minerve avec son hibou. Nous savons que V. A. R. a sacrifié au dieu de l'amitié, et qu'elle est allée voir à Aussig le prince de Teschen son beau-frère;339-a je<340> me mets dans sa place, et je conçois toute la satisfaction qu'il aura ressentie en revoyant une aussi chère et illustre parente.
V. A. R. me fait bien de l'honneur en daignant, par un acte de sa générosité, prolonger l'existence de mon nom à l'infini; qu'elle me permette de lui dire naïvement ce que j'en pense. S'il se trouve des hommes qui se trémoussent plus que les autres, le monde en parle, parce qu'ils ne se tiennent pas en repos; ils meurent, on en parle moins; d'autres tracassiers se présentent, qui occupent les esprits par des faits récents, et attirent à eux toute l'attention du public; ceux-là sont succédés par d'autres; enfin la foule des événements, le torrent du temps, qui renouvelle et représente sans cesse de nouveaux objets, et qui efface les anciens, fait que, après une certaine révolution de siècles, les noms et les actions sont confondus, et s'étouffent, pour ainsi dire, les uns les autres. Nous n'avons, madame, de notion du globe que nous habitons qu'à peu près depuis cinq mille ans; il est cependant sûr que l'univers doit toucher à l'éternité par son existence; nous ne savons donc presque rien de tout ce qui s'est passé pendant cette durée infinie, et, si nous ajoutons quarante siècles à ceux où nous vivons, l'immensité des faits empêchera la postérité de pouvoir savoir l'histoire. Elle se bornera aux événements récents, qui la regardent de plus près, et le reste sera effacé de sa mémoire, sans compter encore les révolutions physiques et morales qui peuvent arriver, des inondations ou des tremblements de terre qui dévastent des provinces, des guerres qui plongent des nations entières dans la barbarie, comme il est arrivé à la Grèce, dont les citoyens ignorent qu'il y a jamais eu des Lycurgue, des Solon, des Épaminondas, des Périclès, des Démosthène, des Homère, dans les malheureuses contrées qu'ils habitent en esclaves des Turcs. Voilà, madame, des révolutions qui se sont faites sur notre globe, et qui doivent arriver encore. Mais j'ose garantir hardiment V. A. R. que nous sommes à l'abri de toute destruction générale; l'ouvrage de l'Être des êtres est<341> au-dessus des coups du sort; cet Être est sage, sa volonté est permanente; il ne détruira donc pas par caprice ce qu'il avait jugé bon d'établir et de perfectionner.
Pardonnez-moi, de grâce, madame; je sens que je m'égare encore, et que j'écris à V. A. R. du style dont les philosophes pérorent sur les bancs de l'école. Que votre indulgence rejette ce bavardage sur l'infirmité de mon âge, qui commence à me faire radoter. Mais sur quoi ce radotage n'aura jamais de prise, c'est sur les sentiments d'admiration et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.
339-a Voyez t. V, p. 236, et t. VI, p. 221.