214. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Schönwalde, 1er mai 1778.
Madame ma sœur,
Je viens de recevoir avec bien de la satisfaction la lettre que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire; quelles que soient mes occupations, madame, le temps que j'emploie à lire les pensées que vous daignez me communiquer est toujours le plus agréable pour moi. Il est sûr que des lois générales et éternelles qui dirigent tout l'univers nous font présumer avec fondement qu'il en est également de particulières, et que ce qu'on nomme le hasard348-a n'a aucune part dans les événements de la vie. Il est certain que les hommes agissent sur des plans qu'ils se forment, sans qu'ils puissent prévoir où le jeu des causes secondes les mènera. Ainsi, en appréciant exactement les choses, nous ne sommes que des marionnettes mues par des mains divines qui dirigent nos volontés et nos actions à un certain but que nous ignorons, mais qui tient nécessairement à l'enchaînement général des causes de l'univers. Pour moi, qui ne suis qu'une des plus petites de ces marionnettes, je me confie au bras tout-puissant qui me guide,<349> et je m'abandonne à mon sort. Le confesseur de V. A. R., qui est thomiste, condamnera peut-être mes opinions comme approchant trop de celles de saint Augustin; mais je me flatte que V. A. R., plus indulgente, tolérera ma doctrine, et ne la jugera pas avec une rigueur théologique.
Vous avez daigné, madame, m'adresser un mémoire d'un comte Cassoti pour l'envoyer à Saint-Pétersbourg. Je crains que le susdit comte n'ait pas bien choisi le moment; à présent qu'il s'agit de régler si Guéraï sera kan des Tartares, ou si ce sera un autre, il ne paraît pas probable qu'on charge cette négociation de nouveaux incidents en faveur d'un comte dont le nom est totalement ignoré en Russie. Mais, en cas que cela en vînt à la guerre, M. le comte pourrait former une escadre, se déclarer l'allié des Russes, et se mettre lui-même en possession des fiefs qu'il revendique. Ce sera peut-être le moyen de rendre son nom fameux en se signalant sur mer comme les Morosini et d'autres fameux amiraux que l'Italie a portés.
Permettez-moi, madame, de vous assurer encore de la considération, de l'attachement et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.
348-a Voyez ci-dessus, p. 142.