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18. DE D'ALEMBERT.

Paris, 17 septembre 1764.



Sire,

L'ouvrage de philosophie que j'ai eu le bonheur de faire par ordre de V. M. m'a procuré de sa part une lettre bien supérieure à mon ouvrage, pleine d'une philosophie qui me remplit d'admiration, et d'une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Quelle lettre, Sire! et qu'elle est bien digne du héros et du sage qui l'a écrite, si on en excepte ce qu'elle renferme de trop flatteur pour moi! Elle mériterait d'être signée d'autant de noms de philosophes que les archiducs autrichiens ont de noms de baptême. Mais le nom seul de V. M. équivaut à tous ceux du Lycée et du Portique, et vaut beaucoup mieux que tous ceux du calendrier.

Je me félicite, Sire, de penser comme V. M. sur la vanité et la futilité de la métaphysique; un vrai philosophe, ce me semble, ne doit traiter de cette science que pour nous détromper de ce qu'elle croit nous apprendre, principalement sur ces grandes questions qui, comme dit très-bien V. M., nous importent vraisemblablement si peu, par la raison même qu'elles nous tourmentent si fort en pure perte.

Il n'en est pas ainsi de la géométrie, beaucoup plus certaine, parce que l'objet en est plus terre à terre; c'est une espèce de hochet que la nature nous a jeté pour nous consoler et nous amuser dans les ténèbres. Les questions que V. M. a la bonté de me faire sur l'emploi de l'analyse et de la métaphysique dans cette science demandent du temps pour y répondre avec la clarté qu'elle désire; j'ai déjà jeté sur le papier quelques réflexions que j'aurai l'honneur de lui envoyer le plus tôt qu'il me sera possible, si elles ne me paraissent pas trop peu dignes de lui être présentées. Pythagore, auquel vous me faites<424> l'honneur, Sire, de me comparer, quoique indigne, et avec qui je n'ai rien de commun que de n'oser manger des fèves (à la vérité par de meilleures raisons que lui), ce Pythagore aurait tremblé, s'il eût dû avoir comme moi pour juges de ses écrits Numa, Alexandre et Marc-Aurèle. V. M. prétend que mes rapsodies vivront plus longtemps que les journaux immortels de ses campagnes. J'ai lu, je ne sais en quel endroit, que César annonçait la même chose à un philosophe de son temps, dont il n'est rien venu jusqu'à nous, tandis que les Commentaires de César, respectés par dix-huit siècles, sont encore lus et admirés de nos jours.

Il est étonnant, Sire, j'en conviens avec regret, que des philosophes méprisés ou persécutés chez eux ne cherchent pas d'asile auprès d'un prince fait pour les consoler, pour les protéger et pour les instruire. V. M. en demande la raison. C'est que, dans le pays que ces philosophes habitent, le climat console de la Sorbonne, et le physique du moral; c'est que ces philosophes ont une santé faible et des amis; c'est qu'ils pensent pour leur patrie comme la femme du médecin malgré lui, qui aime son mari, quoiqu'elle en soit battue, et qui répond assez sottement à ceux qui veulent la séparer de lui : « Je veux qu'il me batte. »424-a

Vous mettez, Sire, le comble à vos bontés pour moi par les détails où vous voulez bien entrer sur ma santé. Elle se rétablit peu à peu, et j'espère qu'elle se conservera par un régime exact, le seul remède auquel j'aie confiance. Toutes les recettes dont j'ai usé d'ailleurs, quoique réputées stomachiques ou stomachales, car leur nom n'est pas plus assuré que leur effet, m'ont fait plus de mal que de bien; mon estomac est de la nature des pédants; il se révolte contre tout ce qui lui est nouveau, médicaments et nourriture. Si j'avais néanmoins le malheur de ne pouvoir me passer de remèdes, j'essayerais des eaux minérales que V. M. me conseille; mais j'aurai recours<425> à la médecine le plus tard que faire se pourra. Je la regarde comme la sœur presque jumelle de la métaphysique par son incertitude; et il me semble qu'elle a l'obligation à la théologie de n'être pas la première des impertinences humaines.

V. M. me permettra-t-elle de profiter de cette occasion pour lui offrir mes vœux sincères à l'occasion du mariage prochain de monseigneur le Prince de Prusse?

D'une tige en héros féconde
Puissent naître à jamais des fils et des neveux
Qui fassent le bonheur du monde!

Ces fils et ces neveux, Sire, n'auront pas à chercher bien loin de chez eux le modèle qu'ils auront à suivre.

Si V. M., qui ne veut point de ministre pour son professeur de belles-lettres, avait moins de répugnance pour la messe que pour la cène, on m'a parlé d'un fort honnête prêtre qui ne dira la messe (supposé qu'il la dise) que pour son plaisir, et qui trouvera très-bon que V. M. ne vienne pas l'entendre. On dit d'ailleurs tout le bien possible de sa capacité, de son caractère et de ses mœurs. En cas qu'il pût convenir à V. M., je lui proposerai la place, avec les avantages considérables qui y sont attachés, et je ne négligerai rien pour l'engager à l'accepter; heureux si le succès répond à mon zèle! Je suis, etc.


424-a Le Médecin malgré lui, acte I, scène II.