23. DU MÊME.
Paris, 1er mars 1765.
Sire,
M. Helvétius doit partir incessamment pour aller mettre aux pieds de V. M. son admiration et son profond respect;433-a c'est un hommage, Sire, que tous les philosophes vous doivent, et qu'un philosophe comme lui est bien digne de rendre à un prince tel que vous. J'ose espérer que V. M., en connaissant sa personne, ajoutera encore à l'idée avantageuse qu'elle avait déjà de ses talents et de ses vertus; l'accueil qu'il recevra d'elle le consolera des persécutions que lui ont suscitées des fanatiques qui font à eux tous moins de bonnes actions dans toute leur vie qu'il n'en fait dans un jour, et qui ont trouvé plus court et plus facile de brûler son livre que d'y répondre.
Je ne suis pas, Sire, dans le cas de dire à M. Helvétius ce qu'Ovide disait à ses vers : « Vous irez sans moi, et je ne vous porte point envie; »433-b car j'envie d'autant plus le bonheur dont il va jouir, que je l'ai déjà goûté. Mais ma santé longtemps dérangée et encore chancelante ne me permet pas ce voyage, et je me plains d'elle avec plus de raison que Louis XIV, dans l'Épître de Boileau, ne se plaint de sa grandeur, qui l'empêche de passer le Rhin à la vue de l'ennemi.433-c La privation que mon état me fait éprouver aujourd'hui est la plus fâcheuse diète à laquelle il m'ait condamné; je suis dans une espèce de purgatoire; mais le purgatoire, à ce que dit la Sorbonne, ne doit pas être éternel, et il faudra bien que le mien finisse.
On m'assure que V. M. se porte bien, qu'elle fait des choses admi<434>rables, qu'elle a reçu mon nouvel ouvrage, qu'elle en a paru contente. C'est là ma seule consolation; après le bonheur de voir V. M., celui que je désire le plus est de pouvoir mériter son suffrage et son estime.
Je ne connais de M. Lambert qu'un seul ouvrage, qui est bon, mais qui ne me paraît comparable à aucun de ceux de M. Euler; et si ce dernier est à genoux devant M. Lambert, comme V. M. me fait l'honneur de me l'écrire, il faudra dire de M. Euler ce qu'on a dit de La Fontaine, qu'il fut assez bête pour croire qu'Ésope et Phèdre avaient plus d'esprit que lui. Ce n'est pas que je prétende rien ôter au mérite de M. Lambert, qui doit être très-réel, puisque toute l'Académie en juge ainsi; mais il y a dans les sciences plus d'une place honorable, comme il y a, si on en croit l'Évangile, plusieurs demeures dans la maison du Père céleste;434-a et M. Lambert peut être très-digne d'occuper une de ces places. On assure d'ailleurs qu'il a fait plusieurs excellents ouvrages, qui ne me sont point parvenus. Je le trouverais encore assez bien partagé, quand il serait à M. Euler (pour parler mathématiquement) en même proportion que Des Cartes et Newton sont à Bayle, suivant V. M., ou que Bayle est à Des Cartes et Newton, selon un géomètre de votre connaissance, ou, pour employer une comparaison qui ne souffre point de contradicteurs, en même proportion que Marc-Aurèle et Gustave-Adolphe sont à un monarque que je n'ose nommer.
Je prends la liberté, Sire, de recommander de nouveau aux bontés de V. M. M. Thiébault, le professeur de grammaire que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, et qui doit actuellement avoir reçu ses ordres. Elle aura sûrement lieu d'en être contente à tous égards. Je souhaiterais qu'elle le fût de même d'un ouvrage qu'elle recevra bientôt,434-b et dans lequel j'ai tâché de dire la vérité, qui n'était pas trop<435> aisée à dire. C'est une histoire philosophique du désastre que vient d'éprouver en France la vénérable société de Jésus. J'aurais écrit avec plus d'intérêt et de satisfaction l'histoire de V. M.; ses victoires, ses lois, ses ouvrages, sont un objet un peu plus digne de la postérité que l'émigration d'une horde de fanatiques, expulsés par d'autres. Mais, Sire, cet ouvrage ne doit point être fait par une autre main que par la vôtre; c'est aux dieux seuls qu'il appartient de parler dignement d'eux-mêmes.
Je suis avec le plus profond respect et avec des sentiments encore plus chers à mon cœur, etc.
433-a Voyez t. XIX, p. 446.
433-b Tristes, livre I, élégie 1, v. 1. Voyez t. XXI, p. 26.
433-c Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur, qui l'attache au rivage.
Épître IV, Au Roi
, vers 113 et 114.434-a Evangile selon saint Jean, chap. XIV, v. 2.
434-b Sur la destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé. 1765, in-12.