26. DE D'ALEMBERT.
Paris, 28 octobre 1765.
Sire,
Tandis que Votre Majesté se plongeait dans les eaux de Landeck, j'ai vu de près celles du Styx; une inflammation d'entrailles m'avait mis un pied dans la barque, dirai-je fatale ou favorable? Je touchais sans regret au terme des maux de la vie, et j'avais déjà prié M. Watelet441-a d'assurer V. M. que je mourrais plein de reconnaissance, de respect et d'attachement pour elle. Enfin, Sire, le nautonier des sombres bords, après avoir hésité quelques jours, m'a déclaré qu'il ne voulait pas encore de moi. Je ne sais quand il lui plaira de me recevoir tout à fait; mais je me traîne encore, ce me semble, à une assez petite distance du rivage dont il me repousse; ma santé est plus languissante que jamais; j'ai des maux de tête presque continuels, et le sommeil, qui m'avait quitté, ne revient point, ce qui me rend incapable de toute application.
A la tristesse que mon état me cause se joint la crainte d'avoir déplu à V. M. en n'acceptant pas les dernières offres pleines de bonté qu'elle a daigné me faire. Je la prie d'être bien persuadée que je lui ai dit la vérité pure en l'assurant que l'affaiblissement de ma santé et de mes forces, devenu plus grand encore par ma dernière maladie, est la seule cause qui m'attache, non à une patrie qui ne veut pas l'être, mais au climat où je suis né. J'ajoute que si quelque chose pouvait me dédommager de ce que je perds en restant en France, du bonheur et de la paix dont je jouirais auprès de V. M., c'est l'intérêt que mes amis et le publie même m'ont marqué lorsque j'étais entre la vie et la mort; cet intérêt m'a fait voir que l'estime des hon<442>nêtes gens ne tenait pas à une misérable pension qu'on continue à me refuser, et à laquelle je ne pense plus depuis longtemps.
Je vois, par le jugement que V. M. a porté de mon ouvrage sur les jésuites, qu'elle y aurait désiré plus de détails. Mais des différents détails où j'aurais pu entrer à ce sujet, quelques-uns, ce me semble, sont assez connus, comme ce qui regarde leur doctrine, leur institut, leur politique, leurs écrivains; quelques autres auraient été dangereux à développer, par exemple, les ressorts secrets qui ont accéléré la destruction de cette société dangereuse. Je n'ai donc pas cru, Sire, devoir m'étendre sur les détails de la première espèce, et j'ai été forcé de passer légèrement sur les autres, en me bornant à les indiquer aux lecteurs qui, comme V. M., savent entendre à demi-mot. Il m'a paru plus utile, surtout pour le bien de la France, de faire ce que personne n'avait encore osé, de rendre également odieux et ridicules les deux partis, et surtout les jansénistes, que la destruction des jésuites avait déjà rendus insolents, et qu'elle rendrait dangereux, si la raison ne se pressait de les remettre à leur place.
On m'assure que V. M. se porte bien, que les eaux lui ont parfaitement réussi, et que, tandis qu'elle croyait ne philosopher qu'avec Thalès, Hippocrate était de la conversation, pour le bien de vos sujets. Le rétablissement de votre santé, Sire, me console du dépérissement de la mienne; un héros, un roi philosophe est bien plus nécessaire au monde que moi. Puisse-t-il au moins m'être permis par ma frêle et languissante machine d'aller encore une fois mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois, que ses vertus, ses grandes actions et ses bienfaits ont gravés dans mon cœur, et qui ne finiront qu'avec ma vie!
Je suis avec le plus profond respect, etc.
441-a Claude-Henri Watelet, peintre et littérateur, nommé par d'Alembert un de ses exécuteurs testamentaires.