70. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 mars 1770.
Sire,
Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle Votre Majesté daigne interrompre ses importantes affaires pour s'occuper un moment des rêveries métaphysiques d'un pauvre malade. La réponse qu'elle a bien voulu faire à la difficulté morale que j'ai pris la liberté de lui proposer sur son excellent mémoire a certainement toute la solidité dont la matière est susceptible. Je conviens que, d'une part, la crainte des lois et des supplices, et, de l'autre, l'espérance d'être soulagé par les âmes vertueuses, peuvent être un frein capable de retenir ceux qui sont dans l'indigence; mais je suppose, ce qui est possible, que l'indigent soit, d'une part, sans espérance d'être secouru, et que, de l'autre, il soit assuré de pouvoir en cachette dérober au riche une partie de son superflu pour subvenir à sa propre subsistance, et je demande ce qu'il doit faire en ce cas, et s'il peut ou même s'il doit se laisser mourir de faim, lui et sa famille. La difficulté n'est pas la même pour celui qui possède quelque chose; il ne doit rien dérober,<527> même en cachette, parce qu'il a intérêt qu'on n'en agisse pas de même à son égard.
Je prie V. M. de me permettre aussi quelques réflexions sur une autre question dont j'ai eu l'honneur de l'entretenir, et qui m'a valu de sa part une lettre si belle et si philosophique, savoir : si en matière de religion, ou même en quelque matière que ce puisse être, il est utile de tromper le peuple. Je conviens avec V. M. que la superstition est l'aliment de la multitude; mais elle ne doit, ce me semble, se jeter sur cet aliment que dans le cas où on ne lui en présentera pas un meilleur. La superstition, bien inculquée et enracinée dès l'enfance, cède sans doute à la raison lorsqu'elle vient à se présenter; elle arrive trop tard, et la place est prise. Mais qu'on présente en même temps et pour la première fois, même à la multitude ignorante, des absurdités, d'un côté, telles que nous en connaissons, et, de l'autre, la raison et le bon sens; V. M. pense-t-elle que la raison n'eût pas la préférence? Je dirai plus; la raison, lors même qu'elle arrive trop tard, n'a qu'à persévérer pour triompher un jour, et chasser sa rivale. Il me semble qu'il ne faut pas, comme Fontenelle, tenir la main fermée quand on est sûr d'y avoir la vérité; il faut seulement ouvrir avec sagesse et avec précaution les doigts de la main l'un après l'autre, et petit à petit la main est ouverte tout à fait, et la vérité en sort tout entière. Les philosophes qui ouvrent la main trop brusquement sont des fous; on leur coupe le poing, et voilà tout ce qu'ils y gagnent; mais ceux qui la tiennent fermée absolument ne font pas pour l'humanité ce qu'ils doivent.
Les occupations de V. M. ne lui permettent pas d'entendre plus longtemps ma diatribe, et la faiblesse de ma tête, toujours vide et étonnée, m'empêcherait, quand je l'oserais, de suivre plus loin ces réflexions. Puisse la destinée, Sire, conserver longtemps à V. M. la tête qu'elle a reçue de la nature, et qui est bien plus nécessaire que la mienne à l'humanité et à la philosophie!<528> Je suis avec le plus profond respect, la plus grande admiration et la plus vive reconnaissance, etc.