71. A D'ALEMBERT.
Le 3 avril 1770.
Je souhaiterais que votre santé, plus forte et plus vigoureuse, vous permît d'étendre vos lettres, parce que, en discutant beaucoup les matières, on les éclaircit, et que vos lumières peuvent m'instruire. S'il s'agissait de plaisanter, je terrasserais bien vite la difficulté que vous me faites naître, en répondant que ce n'est pas à un Français à la proposer, à un Français qui voit honorer chez lui les plus gros voleurs, et rouer ceux qui ont pris trop peu. Vous voyez aborder toute la France chez vos fermiers généraux, chez vos receveurs, vos trésoriers, etc., tous gens qui font métier de dépouiller votre roi et son royaume. Mais j'abandonne cette défense de ma cause, qui n'est pas digne de sa gravité ni de son importance, et reprenant mon sérieux et ma physionomie de pédagogue, je vous dirai que le cas, mon cher d'Alembert, que vous me proposez ne peut presque pas arriver, parce que tous les cœurs ne sont pas également endurcis, et qu'il se trouve dans toutes les communautés et dans toutes les sociétés de bonnes âmes, sensibles aux cris de la misère. Toutefois, si par impossible il se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l'état affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que le vol lui devient légitime : 1° parce qu'elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des secours; 2° parce que se laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand crime que de<529> dérober à quelqu'un de son superflu; 3° parce que l'intention du vol est vertueuse, et que l'action en est d'une nécessité indispensable; je suis même persuadé qu'il n'est aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait, n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont fondés sur des services réciproques; mais si cette société se trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit du plus fort décide de tout.
Voilà ce qu'un philosophe ébauché peut répondre au grand Anaxagoras, qui s'amuse de ce balbutiage. Vous me proposez ensuite en peu de mots une question à laquelle je ne pourrais répondre, selon le noble usage tudesque, que par un gros in-folio. Comment, mon cher Anaxagoras, ne voyez-vous pas dans quelle discussion je ne pourrais me dispenser d'entrer pour détailler toute cette matière? Je me resserrerai donc le plus que possible pour vous satisfaire. Si nous nous plaçons au premier jour du monde, et que vous me demandiez s'il est utile de tromper le peuple,529-a je vous répondrai que non, parce que, l'erreur et la superstition étant inconnues, on ne doit pas les introduire, on doit même les empêcher d'éclore. En parcourant l'histoire, je trouve deux sortes d'impostures, les unes à la fortune desquelles la superstition a servi de marchepied, et celles qui, à l'aide de quelques préjugés, ont pu servir à manier l'esprit du peuple pour son propre avantage. Les premiers de ces imposteurs, ce sont les bonzes, les Zoroastre, les Numa, les Mahomet, etc.; pour ceux-là, je vous les abandonne. L'autre espèce sont les politiques qui, pour le plus grand bien du gouvernement, ont eu recours au système merveilleux, afin de mener les hommes, de les rendre dociles. Je compte de ce nombre l'usage qu'on faisait à Rome des augures, dont le secours a souvent été si utile pour arrêter ou calmer des séditions populaires que des tribuns entreprenants voulaient<530> exciter. Je ne saurais condamner Scipion l'Africain de son commerce avec une nymphe,530-a par lequel il acquit la confiance de ses troupes, et fut en état d'exécuter de brillantes entreprises; je ne blâme point Marius de sa vieille,530-b ni Sertorius de ce qu'il menait une biche avec lui.530-b Tous ceux qui auront à traiter avec un grand ramas d'hommes qu'il faut conduire au même but seront contraints d'avoir quelquefois recours aux illusions, et je ne les crois pas condamnables, s'ils en imposent au public, par les raisons que je viens d'alléguer. Il n'en est pas de même de la superstition grossière. C'est une des mauvaises drogues que la nature a semées dans cet univers, et qui tient même au caractère de l'homme; et je suis moralement persuadé que si l'on établissait une colonie nombreuse d'incrédules, au bout d'un certain nombre d'années on y verrait naître des superstitions. Ce système merveilleux semble fait pour le peuple. On abolit une religion ridicule, et l'on en introduit une plus extravagante; on voit des révolutions dans les opinions, mais c'est toujours un culte qui succède à quelque autre. Je crois qu'il est bon et très-utile d'éclairer les hommes. Combattre le fanatisme, c'est désarmer le monstre le plus cruel et le plus sanguinaire; crier contre l'abus des moines, contre ces vœux si opposés aux desseins de la nature, si contraires à la multiplication, c'est véritablement servir sa patrie. Mais je crois qu'il y aurait de la maladresse et même du danger à vouloir supprimer ces aliments de la superstition qui se distribuent publiquement aux enfants, que les pères veulent qu'on nourrisse de la sorte.
La réforme, comme vous le savez, fit une grande révolution; mais que de sang, que de carnage, que de guerres, de dévastations pour oser se passer de quelques articles de foi! quelle fureur s'empa<531>rerait des hommes, si l'on voulait les supprimer tous! Il serait beau sans doute de jouir du spectacle unique d'un peuple sans erreur, sans préjugé, sans superstition, sans fanatisme; mais il est dit dans les Centuries de Nostradamus531-a qu'on ne le découvrira qu'après en avoir trouvé un sans vices, sans passions et sans crimes. Vous autres lumières de ce ténébreux univers, vous laisserez échapper des gerbes de raisons pour l'éclairer; qu'en arrivera-t-il? Que quelques gens de lettres diront que vous avez raison; que les bonzes et les lamas crieront; qu'une infinité d'imbéciles boucheront hermétiquement les pertuis de leurs antres, pour empêcher que votre jour n'éblouisse et eux, et les habitants de leurs tanières; et que le monde demeurera aveugle. La philosophie, encouragée dans ce siècle, s'est énoncée avec plus de force et de courage que jamais; quels sont les progrès qu'elle a faits? On a chassé les jésuites, direz-vous. J'en conviens; mais je vous prouverai, si vous le voulez, que la vanité, des vengeances secrètes, des cabales, et enfin l'intérêt, ont tout fait. Je vous objecterai en revanche le meurtre juridique de Calas, la persécution de Sirven, la cruelle aventure d'Abbeville, la canonisation de ...,531-b les sorcières qu'on brûle publiquement à Rome, les ridicules querelles des Suisses sur les peines infinies,531-c la fureur théologale des prêtres hollandais contre des professeurs qui enseignaient que la vertu suffit aux hommes, l'espèce de guerre de religion qui se fait actuellement en Pologne. O mon cher Anaxagoras! l'homme est un animal incorrigible, plus sensible que raisonnable.531-d Cependant je lui ai fait un catéchisme,531-e et je vous l'envoie.
Mes pieds vont aussi mal que votre estomac; j'ai la goutte, sans laquelle je vous aurais répondu avec plus d'ordre, parce que la tête<532> en souffre, et vous savez peut-être que nous avions ici un médecin qui ordonnait de saigner au gros orteil, quand on avait la tête embarrassée; ainsi je ne saurais vous dire si mon mal gît dans la tête ou dans les pieds; mais quelque part qu'il soit, il ne m'empêche pas de vous considérer et de vous estimer. Sur ce, etc.
529-a Voyez t. XXIII, p. 424 et 425.
530-a Polybe dit, livre X, chap. II, que Scipion le premier Africain s'était fondé sur des songes et sur des augures pour reculer les bornes de l'empire romain, et qu'il faisait passer tous ses desseins pour des inspirations des dieux.
530-b Voyez t. XXIII, p. 60, et ci-dessus, p. 311.
531-a Voyez t. XVII, p. 142.
531-b La canonisation de Cucufin. Voyez t. XXIII, p. 177.
531-c Voyez t. XX, p. 315, 320 et suivantes, et t. XXIII, p. 112.
531-d Voyez ci-dessus, p. 151 et 167.
531-e L. c., p. 213.