75. A D'ALEMBERT.
17 mai 1770.
Je vous suis très-obligé de la part que vous prenez à ma santé. L'enchaînement nécessaire des causes a voulu que l'âcreté amassée dans mon sang fût le principe de la goutte, qui m'a fait beaucoup souffrir; mais je me suis conformé à la volonté irrévocable de la nature. J'ai eu recours au régime comme à la patience, et me voilà guéri.
Durant ma convalescence, le premier livre qui m'est tombé entre les mains est l'Essai sur les préjugés; il m'a tiré de l'inertie où me tenaient mes forces perdues; et comme sur bien des sujets je pense en raison inverse du soi-disant philosophe qui en est l'auteur, j'ai employé toute l'énergie de mon organisation pour en relever les fautes. J'ai éprouvé des mouvements répulsifs aux sentiments de l'auteur, qui prétend que, la vérité étant faite pour l'homme, il faut en tout temps la lui dire. Aussi souvent que l'auteur dit des injures aux rois, aux généraux, aux poëtes, ses idées n'ont pu s'identifier avec les miennes, parce que j'ai l'honneur d'être assez mauvais poëte (ou empoisonneur public), parce que j'ai eu l'honneur de me battre quelquefois en qualité de général (ou de bourreau mercenaire),536-a parce que j'ai l'honneur d'être une espèce de roi (ou de tyran barbare). Ces considérations, assimilées à ma façon de penser, et selon l'idée<537> que je me fais des choses, m'ont déterminé à prendre la défense de mes confrères, pour empêcher que ces injures, souvent répétées par de tels auteurs, n'obtinssent, par l'habitude et à force d'y accoutumer les oreilles du public, la sanction d'une opinion reçue et indubitable. Mon auteur m'apprend que mes confrères les rois sont une espèce d'imbéciles qui ne savent ni lire ni écrire; j'ai lu comme un bénédictin, et j'ai barbouillé du papier à l'envi du folliculaire le plus affamé; c'est donc à moi à plaider leur cause. J'envoie mon factum à Anaxagoras,537-a qui sera notre juge; et même, s'il le trouve à propos, il peut présenter l'ouvrage à la cour, assuré par ce moyen d'obtenir la première place de l'Académie des sciences. Badinage à part, cet ouvrage est très-licencieux et très-indécent. On dirait que l'auteur, comme un chien enragé, attaque tout le monde et se rue sur les passants, également satisfait pourvu qu'il morde; certainement il mérite d'être traité de même. Si la vérité est faite pour l'homme (de quoi je ne suis pas d'accord), s'il faut la lui dire en toute occasion, je me suis réglé sur les préceptes de l'auteur, et je lui ai dit bien sincèrement ce que je pense de son ouvrage; il trouve en moi un disciple obéissant qui, éclairé par sa lumière, se fait un devoir d'imiter son exemple; et comme la vérité est toujours utile aux hommes, je me flatte qu'il approuvera la liberté avec laquelle je la lui dis. Mais quel but ce soi-disant philosophe se propose-t-il par son ouvrage? De changer la religion? je lui ai démontré que cela est impossible. De réformer les gouvernements? les injures ne les corrigeront point; elles pourront les irriter. Bouleverser les cerveaux de quelques têtes éventées qui, déclamant contre le gouvernement, se feront mettre à la Bastille? c'est un but digne d'un être malfaisant, malicieux et pervers; ce ne doit pas être celui de l'auteur. Veut-il donc devenir le martyr de la religion naturelle? Cela est bien fou; car quand on n'espère rien au delà du tombeau, il faut rendre, autant qu'on le<538> peut, son existence heureuse dans cette vie-ci, la seule dont on peut jouir. La maladresse de l'auteur parait surtout en ce qu'il calomnie la religion chrétienne. J'avoue qu'il faut être bien novice pour lui imputer des crimes. Il est dit dans l'Évangile : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. »538-a Or ce précepte est le résumé de toute la morale; il est donc ridicule et c'est une exagération outrée d'avancer que cette religion ne l'ait que des scélérats; il ne faut jamais confondre la loi et l'abus. La loi peut être utile, et l'abus pernicieux; et quand on marque tant d'animosité contre ce que l'on attaque, on se décrédite soi-même, et l'on perd la confiance du lecteur. Voilà comme pense un amateur de la sagesse solitaire, reclus dans sa petite vigne, où il médite comme un autre sur les folies des hommes, et sur toutes les opinions bizarres et ridicules qui leur ont passé par la tête; et c'est là où il fait des vœux à la nature pour que l'enchaînement nécessaire des causes maintienne longtemps votre espèce organisée à l'abri des infirmités, des souffrances et de la dissolution. Sur ce, etc.
536-a Voyez t. IX, p. 160 et 161; t. XIV, p. 293; et t. XXIII, p. 176.
537-a Voyez t. IX, p. IX, no XI, et p. 149-175; et t. XXIII, p. 176.
538-a Tobie, chap. IV, v. 16, et saint Matthieu, chap. VII, v. 12.