85. A D'ALEMBERT.
26 septembre 1770.
Je ne m'attendais certainement pas à ce que la lettre d'un Tudesque fût lue en pleine Académie française. L'abbé d'Olivet y aurait déterré plus d'un solécisme; mais par bonheur pour l'auteur de la lettre,<555> l'abbé d'Olivet était trépassé quand elle parut. Je vous pardonne de l'avoir montrée, parce qu'elle contient quelques vérités qui sont bonnes à dire comme à entendre. Sans doute qu'il faut distinguer les talents, surtout quand ils sont rassemblés en un degré éminent. Les belles âmes ne travaillent que pour la gloire; il est dur de la leur faire espérer, et de ne les en jamais mettre en possession. Les chagrins attachés à toutes les conditions humaines ne peuvent être adoucis que par ce baume, et il faut un peu de baume même aux plus grands hommes.555-a Je vous crois à présent en route pour l'Italie, et moi, je viens de terminer une course longue et vive, que j'ai expédiée assez promptement. Je vais prendre un peu de repos, après quoi je compte de répondre à votre lettre très-philosophique que je viens de recevoir, et je vous réponds, parce qu'un sorbonniqueur m'a appris que le plus grand affront que puisse essuyer un théologien est de n'avoir rien à répliquer. Il faut donc dire quelque chose, et je trouve à propos dans mon magasin un amas de distinctions et de subtilités capables de fournir matière à une duplique, après laquelle, s'il plaît au ciel, nous ne nous entendrons plus ni les uns ni les autres, et dès ce moment la dispute deviendra intéressante. D'ailleurs, je suis fort de votre sentiment, que, après avoir longtemps discuté ces matières abstruses, on est obligé de recourir au Que sais-je? de Montaigne. Du reste votre contrôleur des finances m'a assuré qu'il avait pourvu à votre voyage, ainsi que pour le buste de Voltaire; Mettra555-b comptera deux cents écus pour cet objet, de sorte que son crâne et sa cervelle seront sûrement à moi, et le reste pour les autres souscripteurs.
Adieu, mon cher Anaxagoras; revenez sain et sauf à Paris, et que votre médecin, pour l'année prochaine, vous prescrive pour régime l'air de Berlin. Sur ce, etc.
555-a Voyez t. X, p. 58; t. XII, p. 215; t. XIII, p. 91; et t. XIV, p. 113.
555-b Banquier de Frédéric à Paris. Voyez t. XIX, p. 449.