93. AU MÊME.
18 décembre 1770.575-c
Vous trouvez peut-être singulier que je me mêle de la besogne des autres, et que, écolier sexagénaire, je m'avise de m'asseoir sur les<576> bancs des docteurs en métaphysique pour traiter de choses que les plus savants n'entendent guère mieux que les plus ignorants. C'est pour cela même que je crois qu'il m'est permis de parler de matières métaphysiques tout comme un autre; car s'il s'agissait du calcul infinitésimal ou des propriétés de quelque courbe, je me bornerais à vous écouter en silence, à vous en croire sur votre parole, et à vous admirer. Nous nous transportons ici dans le pays de l'imagination, sur lequel les poëtes ont plus de droits que les philosophes; ils ont été, comme on sait, les premiers théologiens et les premiers maîtres du genre humain. Notre dessein n'étant pas de nous enivrer de leurs anciennes fables qui ont encore cours, mais bien de porter le flambeau de la raison dans une région de ténèbres, pour distinguer, si nous pouvons, quelques vérités dans ce sombre abîme, et séparer, s'il se peut, quelques objets réels des objets imaginaires qui les enveloppent, il faut mettre à part tous les prestiges de l'imagination, et tâcher de raisonner le plus conséquemment que nous pourrons. Il s'agit de Dieu, de la liberté, de la religion, et de Louis XIV.
Je commence donc par Dieu, et par l'idée la moins contradictoire qu'on peut se former de cet être. Je suis convaincu qu'il ne saurait être matériel, parce qu'il serait pénétrable, divisible et fini. Si je le suppose un esprit, je me sers d'un terme métaphysique que je n'entends pas; en le prenant selon la définition des philosophes, je dis des sottises, car un être qui n'occupe aucun lieu n'existe réellement nulle part, et il est même impossible qu'il y en ait un. J'abandonne donc la matière et l'esprit pur, et, pour avoir quelque idée de Dieu, je me le représente comme le sensorium de l'univers, comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent; et en cela je ne m'approche point du système de Spinoza, ni de celui des stoïciens, qui regardaient tous les êtres pensants comme des émanations du grand esprit universel, auquel leur faculté de penser se rejoignait après leur mort. Les preuves de cette intelligence ou de<577> ce sensorium de la nature sont celles-ci : les rapports étonnants qui existent dans tout l'arrangement physique du monde, des végétaux et des êtres animés; en second lieu, l'intelligence de l'homme; car, si la nature était brute, elle nous aurait donné ce qu'elle n'a pas elle-même, ce qui est une contradiction grossière.
La matière de la liberté n'est pas moins ténébreuse que celle de l'existence de Dieu; mais voici quelques réflexions qui méritent d'être pesées. D'où vient que tous les hommes ont en eux un sentiment de liberté? d'où vient qu'ils l'aiment? Pourraient-ils avoir ce sentiment et cet amour, si la liberté n'existait point? Mais puisqu'il faut attacher un sens clair aux mots dont on se sert, je définis la liberté : cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Si donc j'exerce cet acte quelquefois, c'est un signe que je possède cette puissance. L'homme se détermine sans doute par des raisons; il serait insensé s'il agissait autrement; l'idée de sa conservation et de son bien-être est un des puissants motifs qui le font pencher du côté où il croit rencontrer ces avantages. Cependant il est de ces âmes bien nées qui savent préférer l'honnête à l'utile, qui sacrifient leurs biens et leur vie volontairement pour la patrie, et ce choix qu'ils font est le plus grand acte de liberté qu'ils puissent faire. Vous répondrez que toutes ces résolutions sont une suite de notre organisation et des objets extérieurs qui agissent sur nos sens; mais sans organes nous penserions aussi peu qu'un clavecin pourrait rendre des sons sans cordes. Je suis d'accord que toutes nos connaissances nous viennent par les sens; mais distinguez ces connaissances de nos combinaisons, qui les mettent en œuvre, les transfigurent, et en font un usage admirable. Vous insistez encore, et vous m'alléguez les passions qui agissent en nous. Oui, vous triompheriez, si ces passions l'emportaient toujours; mais on leur résiste souvent. Je connais des personnes qui se sont corrigées de leurs défauts. Quelle différence ne trouve-t-on pas entre un homme bien<578> ou mal élevé, entre un novice qui entre dans le monde et un autre qui a de l'expérience! Or, s'il y avait une nécessité absolue, personne ne pourrait se corriger; les défauts resteraient invariablement les mêmes, les exhortations seraient vaines, et l'expérience ne corrigerait ni les imprudents ni les étourdis. J'ose donc soupçonner quelque contradiction dans ce système de la fatalité; car, si on l'admet à la rigueur, il faut regarder comme superflues et inutiles les lois, l'éducation, les peines et les récompenses. Si tout est nécessaire, rien ne peut changer. Mais mon expérience me prouve que l'éducation fait beaucoup sur les hommes, qu'on peut les corriger, qu'on peut les encourager, et je m'aperçois de jour en jour davantage que les peines et les récompenses sont comme les remparts de la société. Je ne saurais donc admettre une opinion contraire aux vérités de l'expérience, vérités si palpables, que ceux même qui embrassent le système de la fatalité le contredisent continuellement, tant dans leur vie privée que par leurs actions publiques. Or, que devient un système qui ne nous ferait faire que des sottises, si nous nous y conformions au pied de la lettre?
Nous voici à la religion, et j'ose me flatter que vous me prenez pour juge impartial sur cette matière. Je pense qu'un philosophe qui s'aviserait d'enseigner au peuple une religion simple courrait risque d'être lapidé. S'il trouvait quelque esprit tout neuf, quelque Américain non prévenu en faveur d'un culte, il pourrait peut-être lui persuader de préférer une religion raisonnable à celles que tant de fables ont dégradées; mais en supposant même qu'on parvînt à propager la religion des Socrate et des Cicéron dans quelque province, sa pureté serait dans peu souillée par quelques superstitions. Les hommes veulent des objets qui frappent leurs sens, et qui nourrissent leur imagination. Nous le voyons chez les protestants, qui, se trouvant attachés à un culte trop nu, trop simple, se font souvent catholiques pour l'amour des fêtes, des cérémonies et des beaux mo<579>tets dont la religion catholique, apostolique et romaine a décoré les fariboles dont elle a surchargé la simple morale du Christ; témoins le landgrave de Hesse,579-a Pöllnitz,579-b et tant d'autres. Mais supposé que vous puissiez retirer les hommes de tant d'erreurs, c'est encore une question de savoir s'ils valent la peine d'être éclairés.
Pour votre roi Louis XIV, ce serait proprement à ses Français à le défendre; il leur a donné de belles manufactures; il leur a donné de belles frontières, et les a si bien fortifiées, qu'il a rendu son royaume presque inattaquable; il a protégé les lettres. Les Français, par reconnaissance, devraient le justifier; mais puisque vous voulez que je sois son Don Quichotte, je prendrai la liberté de vous faire observer que longtemps avant lui les Romains avaient entretenu d'aussi grandes armées que les siennes, et que si nous avions ici cent mille laboureurs de plus, il nous faudrait encore trois cent mille arpents pour les placer; car chaque champ a son maître et des bras suffisants pour le cultiver. Et puis quelle confiance placer dans la foi de tant de princes qui la plupart n'en ont aucune? Et ces marionnettes, que je ne sais quelle fatalité fait agir, qui les jetterait dans un même moule pour en faire des princes pacifiques? Qu'il n'y ait en Europe que deux souverains à tête remuante, cela suffit pour mettre tout en alarme et en combustion. Voici donc comme je raisonne : de tout temps il y a eu des guerres; or, ce qui a toujours été doit être nécessairement, quoique j'en ignore la raison; donc en tout temps ce fléau destructeur désolera ce malheureux globe. Vous me permettrez encore de ne pas penser comme vous sur le sujet de la révocation de l'édit de Nantes; j'en ai vraiment une grande obligation à Louis XIV; et si M. son petit-fils voulait suivre cet auguste exemple, j'en serais pénétré de reconnaissance; surtout,<580> s'il bannissait en même temps de son royaume cette vermine de philosophes, je recevrais charitablement ces exilés chez moi. Vous me ferez plaisir de persuader à vos ministres de frapper ce grand coup d'État. L'Académie irait à votre rencontre et vous porterait sur ses bras, et un philosophe schismatique vous recueillerait avec la plus grande satisfaction; vous qui connaissez ses sentiments, vous n'en douterez pas. Sur ce, etc.
575-c Le 31 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 220.)
579-a Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, se fit catholique en 1749. Voyez t. XXIII, p. 428 et 429.
579-b Voyez t. XIX, p. 174, et t. XX, p. 94.