96. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er février 1771.
Sire,
J'ai eu l'honneur de remercier, il y a un mois, Votre Majesté de la Facétie très-plaisante, quoique très-philosophique, qu'elle avait eu la bonté de m'envoyer. Je lui dois aujourd'hui de nouveaux remercîments pour la lettre non facétieuse, mais très-profonde et très-lumineuse, qu'elle m'a fait, depuis, l'honneur de m'écrire; et je me serais acquitté beaucoup plus tôt de ce devoir, sans un rhumatisme qui m'a privé d'écrire pendant quinze jours, et dont je ressens même encore quelques atteintes.
Plus j'y réfléchis, Sire, et plus je vois, à ma grande satisfaction, que je ne diffère de V. M. que par la manière de m'exprimer sur l'existence et la nature de l'Être suprême, ou de l'être appelé Dieu. V. M. ne veut pas qu'il soit purement matériel, et j'en suis d'accord; elle ne peut se former une idée d'un esprit pur, et j'en suis d'accord aussi; elle regarde Dieu en conséquence comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent. Il résulte, ce me<585> semble, de cette proposition que Dieu n'est autre chose, suivant V. M., que la matière, en tant qu'intelligente, et je ne vois pas qu'on puisse y rien opposer, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il y a du moins une portion de la matière qui est douée d'intelligence, et qu'on est très-libre de donner le nom de Dieu à la matière, en tant que douée de cet attribut.
Je me trouve encore, Sire, parfaitement d'accord avec V. M. sur la définition de la liberté. Je la définis, ainsi que V. M., cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Mais je prétends, et V. M. n'en disconvient pas, ce me semble, qu'il y a toujours des motifs ou des causes quelconques qui nous déterminent nécessairement, et je ne vois pas que les observations de V. M. prouvent le contraire; ceux qui résistent à leurs passions y résistent par des motifs qui sont plus forts auprès d'eux que ces passions mêmes; et les exhortations, les peines, les récompenses, lorsqu'elles déterminent les hommes, les déterminent encore par la raison qu'elles ont plus de pouvoir sur eux que les motifs contraires. Il me semble donc que nous agissons toujours nécessairement, quoique volontairement. C'est très-volontairement que je ne m'empoisonne pas, mais c'est en même temps nécessairement, parce que les raisons qui m'attachent en ce moment à la vie sont plus fortes que celles qui pourraient m'en détacher.
Quant à la question de savoir s'il faut au peuple un autre culte qu'une religion raisonnable, comme je ne puis malheureusement apporter d'exemple du contraire, tandis que V. M. a pour elle toute la surface de notre petit tas de boue, je serais bien tenté de croire qu'elle a raison. Si le traité de Westphalie permettait une quatrième religion dans l'Empire, je prierais V. M. de faire bâtir, à Berlin ou à Potsdam, un temple fort simple où Dieu fût honoré d'une manière digne de lui, où l'on ne prêchât que l'humanité et la justice; et si la foule n'allait pas à ce temple au bout de quelques années (car il faut bien<586> accorder quelques années à la raison pour gagner sa cause), V. M. serait pleinement victorieuse; ce ne serait pas la première fois. Je ne dirai qu'un mot de Louis XIV. Je sens très-bien que V. M. lui est très-obligée de la révocation de l'édit de Nantes; mais, comme avocat de la France, je prie V. M. de convenir que ce beau royaume doit penser différemment d'elle sur ce sujet. Je ne sais si on y traitera les philosophes comme on y a traité les hérétiques; mais je sais que si ce malheur arrivait, les États de V. M. seraient pour eux le plus flatteur et le plus glorieux asile, et ses bontés la plus douce consolation.
Je suis avec le plus profond respect, et une admiration égale à ma vive reconnaissance, etc.
P. S. Permettez-moi, Sire, de joindre ici un ouvrage que V. M. a eu la bonté d'approuver en manuscrit, et auquel j'ai fait quelques additions.