<598>

102. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 juin 1771.



Sire,

Les philosophes qui aiment à rire, et ce ne sont pas les moins philosophes, doivent être très-obligés à l'abbé Nicolini de leur avoir procuré le bref édifiant du vicaire de Dieu en terre au pontife de son envoyé Mahomet. Je ne suis pourtant point étonné de la bonne intelligence qui règne entre eux; les imans et les muftis de toutes les sectes me paraissent plus faits qu'on ne croit pour s'entendre. Leur but commun est de subjuguer par la superstition la pauvre espèce humaine; ils ne diffèrent que par l'espèce de bride qu'ils mettent à leur monture, et ils pourraient se dire comme les médecins de Molière : Passe-moi l'émétique, et je te passerai la saignée.598-a Mais je soupçonne le révérendissime père en Dieu Ganganelli d'avoir un secrétaire des brefs qui en sait plus long que lui, et qui se moque de ce que le pape cordelier lui dicte. On assure même que ce secrétaire des brefs est tout près de jouer un vilain tour à la chrétienté en procurant la paix aux schismatiques et aux incirconcis, qui s'égorgent sans savoir pourquoi. Il est vrai que ce mauvais tour à la chrétienté sera un grand bien pour l'humanité, qui en bénira le secrétaire, et qui le remerciera de ce qu'il ne se contente pas de faire rire les philosophes, et de ce qu'il veut encore essuyer les larmes de tant de malheureux.

V. M. fait donc l'honneur à la très-plaisante nation française de se moquer un peu d'elle, et de la croire créée et mise au monde pour ses menus plaisirs. Tout bon Français que je suis, je conviens qu'elle<599> lui en fournit quelque sujet; je ne sais ce qui résultera de bien ou de mal de tout ce qui se passe ici; mais je serai fort tranquillisé, si la prophétie de V. M. s'accomplit au sujet de la vermine jésuitique, et si l'État, la philosophie et les lettres n'ont pas le malheur de les voir reparaître. Un autre article non moins important m'intéresse; tout ce qui se passe me serait assez indifférent,

Si de quelque argent frais nous avions le secours,

comme dit Crispin dans la comédie.599-a Mais je crains qu'il ne soit encore plus difficile de rappeler l'argent dans nos bourses que les jésuites dans le royaume. Pour moi, Sire, je ne subsiste depuis six mois que des bienfaits de V. M., et au lieu de dire Benedicite, en me mettant à table tous les jours, je dis : Dieu conserve Frédéric. Il faut avouer que quand on voit la manière admirable dont ce meilleur des mondes possibles est gouverné, on est bien tenté de croire à la Providence. Encore si en faisant diète on se redonnait un estomac, et qu'on rattrapât le sommeil, il n'y aurait que demi-mal; mais je suis destiné à passer des jours et des nuits presque également tristes; il faut céder et se soumettre à la nature. Ce qu'il y a de certain, c'est que, soit en pensant, soit en végétant, soit en dînant, soit en jeûnant, soit en dormant, soit en veillant, il est un sentiment qui ne dort jamais au fond de mon cœur : c'est celui de la reconnaissance éternelle que je dois à V. M., de l'admiration qu'elle m'inspire et qui se renouvelle sans cesse, et du profond respect avec lequel lui sera dévoué toute sa vie, etc.


598-a Desfonandrès dit, dans l'Amour médecin, par Molière, acte III, scène I : « Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit, et je lui passerai tout ce qu'il voudra pour le premier malade dont il sera question. »

599-a Les Folies amoureuses, par Regnard, acte II, scène VII.