104. DE D'ALEMBERT.
Paris, 17 août 1771.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en réponse à mes doléances sur le triste état des finances françaises m'a rappelé la fable de la fourmi qui, étant bien pourvue de toutes ses provisions, se moque de la pauvre cigale pour n'avoir pas eu la même prévoyance.602-a Un royaume tel que la France, dites-vous, ne<603> saurait manquer d'argent. Cela se peut; mais en cas que le dieu Plutus n'ait pas tout à fait pris congé de nous, il s'est au moins si bien caché, qu'il serait difficile de déterrer sa retraite; M. l'abbé Terray, notre contrôleur général, fait de son mieux pour la découvrir, sans en pouvoir venir à bout. Je ne sais pas si le père Bouhours a eu raison quand il a prétendu qu'on ne pouvait avoir de l'esprit qu'en France, comme autrefois un fameux maître de danse, nommé Marcel, prétendait qu'il n'y avait que la France où l'on sût danser. Ce serait bien le cas de nous dire, comme la fourmi à la cigale : Eh bien, dansez maintenant; et quant à l'épigramme bonne ou mauvaise du père Bouhours, j'aimerais mieux avec Crispin que nous eussions la philosophie d'avoir de l'esprit en argent. V. M. va peut-être me trouver bien harpagon, et n'ayant que le mot d'argent à la bouche. Je n'en suis pourtant pas plus triste, et j'envisage même dans le sort prochain dont je suis menacé un grand avantage pour mon estomac, qui n'aura sûrement plus d'indigestions à craindre. O Providence! Providence! il faut avouer que tout est arrangé pour le mieux, et que vous savez parfaitement, comme dit Saint-Paul,603-a tirer le plus grand bien du plus grand mal. Le roi Alphonse disait, à propos du fatras des cercles qu'avait imaginés l'astronomie ancienne, que s'il avait été au conseil de Dieu quand il fit le monde, il lui aurait donné de bons avis.603-b Je suis tenté de croire quelquefois, dans des moments où ma dévotion s'attiédit, que Dieu avait pour le moins autant besoin de conseils quand il fit le monde moral que quand il fit le monde physique; mais je rejette bientôt cette pensée quand je songe à toutes les perfections du monde moral, au bonheur qui inonde la<604> surface de la terre, et à l'esprit de justice, de désintéressement, de vérité, qui règne sur l'espèce humaine. Il faut avouer, Sire, qu'un pareil séjour est délicieux pour un philosophe, et qu'il doit être bien fâcheux d'en être expulsé, soit par la faim, soit par une indigestion, soit par les vrais fidèles, russes ou mahométans, qui sont si dignement occupés à s'égorger. V. M. espère qu'il se trouvera de bonnes âmes qui rétabliront la paix entre eux. Mon premier mouvement est de le souhaiter; mais il reste à savoir si, tout bien considéré, c'est procurer un grand bien à la triste espèce humaine que de l'empêcher de se détruire. C'est à V. M. à voir ce qu'il y a de mieux à faire sur ce point important; et je suis bien assuré d'avance qu'elle fera ce qu'il y a de mieux. Mais pour cela il est nécessaire qu'elle songe d'abord à se conserver; voilà ce qu'elle a de mieux à faire pour le bien de l'humanité et pour l'intérêt de la philosophie.
V. M. voudrait que j'écrivisse à Voltaire, à propos de philosophie, pour l'engager à ne point s'acharner sur les morts, ni sur les vivants qui sont censés morts, et qui devraient l'être pour lui par le peu de mal qu'ils peuvent lui faire. Hélas! Sire, il y a longtemps que j'ai pris la liberté de lui donner ce conseil, et V. M. voit quel en est le fruit. Il faut gémir sur le sort de l'humanité, qui ne permet pas qu'un seul homme ait à la fois tous les talents et toutes les vertus, et qui devrait pourtant le permettre, ne fût-ce que pour dédommager la terre de porter tant d'hommes qui n'ont ni talents, ni vertus. Cependant je ferai encore un nouvel effort d'après les représentations de V. M.; je représenterai, aussi d'après elle, à l'écrivain dont la France s'honore qu'il est trop grand pour cette guerre de chicane avec des pandours; qu'il est trop juste pour ne pas rendre au mérite réel et reconnu la justice qui lui est due; que le plus grand homme a besoin d'indulgence, et s'en rend digne surtout par celle qu'il a pour les autres; que non seulement sa tranquillité, mais ses écrits mêmes y gagneront, et que ces expressions de sa haine qui reviennent<605> à chaque page les rendent d'autant moins intéressants; qu'il en est des auteurs à peu près comme des comédiens :
Que de leurs démêlés le public n'a que faire.Si j'avais à joindre l'exemple au conseil, et à lui rappeler les grands hommes qui n'ont opposé à la satire que la modération et leur gloire, je sais bien, Sire, le modèle que j'aurais à lui proposer. Mais peut-être me répondrait-il que ce modèle est plus admirable qu'imitable, et je ne sais pas trop ce que j'aurais à lui répondre.
Je suis avec le plus profond respect et une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie, etc.
602-a La Cigale et la Fourmi, par La Fontaine.
603-a Peut-être dans l'Épître aux Romains, chap. VIII, v. 18, ou dans la seconde Épître aux Corinthiens, chap. IV, v. 17.
603-b Il est probable que ce mot du roi de Castille ne se rapportait qu'au système de Ptolémée. Il voulait simplement dire que, si Dieu avait fait le monde tel que le suppose ce philosophe, on pourrait lui donner de bons avis pour une autre fois. Voyez le Dictionnaire de Bayle, article Castille (Alphonse X du nom, roi de), note H.