110. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 mars 1772.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, en date du 26 janvier dernier, ne m'est parvenue que le 21 du mois dernier, la malheureuse goutte dont V. M. a été attaquée ne lui ayant permis de signer cette lettre qu'au bout de trois semaines. J'aurais eu l'honneur d'y répondre sur-le-champ, si, dans le temps où j'ai eu le bonheur de la recevoir, je n'avais été attaqué moi-même d'une espèce de goutte à la tête, ou, pour parler plus proprement, d'un rhumatisme dans cette partie, qui m'interdisait et le sommeil, et la plus légère application.
Les vers charmants que V. M. a eu la bonté de m'envoyer n'étaient pas propres, Sire, à guérir mon insomnie; ces deux nouveaux chants me paraissent ne céder en rien aux deux précédents. J'ai été surtout charmé de la peinture de l'Église catholique dans le troisième, et de l'alliance qui en résulte des très-catholiques confédérés avec le très-chrétien Mustapha. Dans le quatrième, la délivrance que la sainte Vierge Marie procure aux confédérés assiégés en s'adressant à son fils est une imagination vraiment plaisante et poétique. Mais ce qui me plaît surtout de cet ouvrage, Sire, c'est que nulle part l'imagination n'y fait rien perdre à la raison, que jamais elles n'ont été si bonnes amies, et que V. M. sait partout mêler, suivant le précepte<622> d'Horace, utile dulci,622-a l'utile à l'agréable. A l'égard des confédérés, je ne sais ce que mes confrères les philosophes en pensent; je crois bien qu'ils pourraient avoir gagné à n'être vus que de loin. Mais si ces confédérés se plaignent, à tort ou à droit, d'être opprimés par la Russie, j'entends, d'un autre côté, cent mille paysans et davantage, qui se plaignent ou qui peuvent se plaindre, non à tort, mais à très-grand droit, d'être opprimés de temps immémorial par ces mêmes confédérés; et tant que ces derniers seront oppresseurs, je ne verrai dans leurs ennemis qu'un maître qui rend à son valet de chambre les coups de bâton que celui-ci donne aux laquais. C'est à peu près le tableau que je me fais de l'état actuel de la Pologne, et je ne suis nullement surpris que V. M. travaille à empêcher, si elle le peut, que la guerre ne s'y allume encore davantage, et que les maux de l'humanité, déjà si accumulés dans ce malheureux pays, ne s'y entassent encore par de nouvelles dévastations. Ce projet et ces vues sont bien dignes de l'âme de V. M.; je sais plus, je sais qu'elle a fait proposer à une grande puissance de l'Europe de se rendre médiatrice, et je désirerais vivement, pour mille raisons, que les vœux si respectables de V. M. pussent être remplis à cet égard. Mais je n'entre point, comme de raison, dans le conseil et les desseins des rois, et je me contente de prier à la porte de leurs palais que la sagesse et l'amour de l'humanité y président, et règnent avec eux. S'il y a pour les mânes des sages un lieu de retraite, je ne doute pas que le pauvre Helvétius, quelque part qu'il soit, ne fasse des vœux semblables à ceux de V. M. et aux miens pour la paix et le bonheur de la malheureuse espèce humaine. J'ai vivement regretté ce digne, aimable et vertueux philosophe; à toutes les qualités respectables qui me le rendaient cher il en joignait une qui m'attachait encore particulièrement à lui; c'étaient les sentiments de respect et d'admiration dont il était rempli pour V. M. Combien de fois elle a fait le sujet de nos<623> entretiens! combien nos cœurs s'échauffaient et s'attendrissaient mutuellement en parlant d'elle! combien de fois nous nous plaisions à répéter les obligations de toute espèce que lui ont en ce malheureux temps les lettres et la philosophie!
Je m'attendais bien, Sire, que l'histoire du prétendu ouvrage de Pline encore existant était une chimère, et je ne doute pas qu'il n'en soit de même de la fille de garde-robe qui a pris le nom de sa maîtresse, la femme du czarowitz. Je n'insiste pas non plus sur ce qui concerne la famille de Mauléon, et je respecte la manière de penser de V. M. à ce sujet. J'aimerais pourtant mieux que, au lieu de persifler les pauvres encyclopédistes sur leurs vœux réels ou prétendus pour la liberté de la presse, elle eût bien voulu m'éclairer sur cette grande question, et me dire ce qu'elle en pense. Pour l'y engager, j'oserais presque hasarder avec elle quelques réflexions sur ce sujet. Je ne sais pas si cette liberté doit être accordée; mais je pense que si on l'accorde, elle doit être sans limites et indéfinie; car pourquoi serait-il plus permis d'insulter un citoyen honnête, de lui dire qu'il est un fripon ou, si l'on veut, qu'il est le fils d'un laquais, que de dire à un homme en place qu'il est un voleur, un oppresseur ou un imbécile? En un mot, si la satire personnelle est permise, ce que je ne crois pas devoir être, je ne vois pas pourquoi on la restreindrait aux faibles et aux petits, et pourquoi les forts et les grands n'en auraient pas leur part comme les autres. Mais je crois que dans tout État bien policé, monarchique ou républicain, cette sorte de satire devrait être interdite, depuis les rangs les plus élevés de la société jusqu'aux moindres, parce qu'enfin tous les citoyens ont droit également à la protection de la société et à la conservation de l'existence morale que la satire leur ôte, ou veut leur ôter. A l'égard des ouvrages de toute espèce, littérature, philosophie, matières même de gouvernement et d'administration, je pense que la liberté d'écrire sur ces sujets, de critiquer même, doit être pleine et entière, pourvu néan<624>moins, Sire, que la satire en soit bannie, parce que, encore une fois, le but de la liberté de la presse doit être d'éclairer, et non d'offenser. Mais il est temps de réprimer moi-même la liberté de ma plume, en désirant à V. M. une pleine délivrance et de la goutte, et de la guerre, et en lui renouvelant les assurances des sentiments d'admiration, de reconnaissance éternelle et du plus profond respect avec lesquels je suis, etc.
622-a Art poétique, v. 343. Voyez t. XXI, p. 353.