114. A D'ALEMBERT.
30 juin 1772.
Je commence par vous féliciter de votre nouvelle dignité académique, qui montre que le mérite est encore récompensé en France, et qu'on sait discerner ceux dont les grands talents sont dignes de récompense. Vous savez que tout ce qu'Apollon promet à ses nourrissons se borne à quelques feuilles de laurier et à de l'encens. Vous en jouissez à présent dans la plus célèbre académie de l'Europe, et de là vous distribuez des brevets de grands hommes à ceux qui se distinguent parmi les nations étrangères. Je suis bien aise que notre la Grange soit de ce nombre. Je suis trop ignorant en géométrie pour juger de son mérite scientifique; mais je suis assez éclairé pour rendre justice à son caractère plein de douceur et à sa modestie.
L'approbation que vous donnez au petit discours académique lu en présence de la reine de Suède me le rend supportable, car au fond cette matière est usée; tout le monde devine ce qu'on peut dire sur un pareil sujet; il ne me restait que de présenter ce tableau sous un autre point de vue, et relativement au bien d'un État. Mes succès surpasseraient mes espérances, si ce morceau pouvait réveiller dans l'esprit des lecteurs l'amour des sciences et le goût des beaux-arts; mais je ne m'attends pas à de tels miracles. Pourvu que ce goût prenne chez nous, comme je fais tous mes efforts pour le répandre,<632> cela doit me suffire; car les sciences voyagent. Elles ont été en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre; pourquoi ne se fixeraient-elles pas pour un temps en Prusse? Il faut s'en flatter, et l'idée seule de cet événement me réjouit.
Savez-vous bien que vous venez de m'enorgueillir? Quoi! un des quarante de l'Académie française cite mes vers tudesques! Je commence à me croire poëte, et dès que cette paix dont vous voulez me faire l'honneur sera conclue, vous aurez le sixième chant. J'ai fait écrire en Hollande pour avoir ce qu'on imprime des Œuvres posthumes du pauvre Helvétius; mais je n'ai point encore de réponse; apparemment que l'impression n'en est pas tout à fait achevée. C'était un si honnête homme, que je relirai avec plaisir ses ouvrages. J'aurai dans peu de jours grande compagnie. La reine de Suède vient ici avec une grande partie de la famille. Je lui donne Phèdre et Mahomet. Les acteurs qui joueront ces pièces ne font que d'arriver; ainsi je ne saurais juger de leurs talents. A propos, nous venons de perdre Toussaint;632-a il me faut un bon rhétoricien à sa place. J'ai pensé à ce Delille,632-b traducteur de Virgile; je vous prie de lui en faire la proposition; il serait en même temps membre de notre Académie, avec les émoluments. En cas qu'il refuse, je vous prie de me proposer quelque autre sujet de mérite, et qui pût figurer pour les belles-lettres dans notre Académie. Voilà des commissions; mais qui est plus capable de les remplir que vous? Ainsi j'espère que vous voudrez bien vous en charger.
Sur ce, etc.
632-a Voyez ci-dessus, p. 21 et 431.
632-b Jacques Delille, né à Clermont-Ferrand le 22 juin 1738, et mort le 1er mai 1813. On a de lui des traductions en vers, entre autres celles de l'Énéide et des Géorgiques (voyez t. XXIII, p. 268), ainsi que plusieurs poëmes originaux.