133. DU MÊME.
Paris, 10 décembre 1773.
Sire,
J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, il y a plus de deux mois, une lettre que j'espérais qu'elle recevrait beaucoup plus tôt. M. le comte de Crillon, jeune officier français plein de mérite, en est le<678> porteur. Il se flattait d'avoir l'honneur de la présenter à V. M. dans le mois d'octobre; mais des circonstances imprévues l'ont obligé, Sire, de retarder son arrivée à Berlin. Je compte qu'il ne tardera pas à y arriver, et je prends la liberté de demander d'avance à V. M. ses bontés pour ce jeune homme, qui en est digne par le nom qu'il porte, par ses talents et par ses vertus.
Le retard imprévu de l'arrivée de cette lettre a été cause, Sire, du silence que j'ai gardé depuis quelques mois à l'égard de V. M., ne voulant pas l'importuner trop souvent au milieu des grandes et même des petites affaires qui l'occupent. Je mets au nombre de ces dernières le petit tour que V. M. joue au cordelier Ganganelli en recevant ses gardes prétoriennes jésuitiques, qu'il a eu la maladresse de licencier.678-a Je ne sais si ce petit tour n'excitera pas une querelle dans le paradis, et je crains que François d'Assise et Ignace de Loyola ne s'y battent à coups de poing comme les héros du Roman comique.678-b Ce que je souhaite plus sérieusement, Sire, c'est que V. M. ou ses successeurs ne se repentent jamais de l'asile que vous donnez à ces intrigants, qu'ils vous soient à l'avenir plus fidèles qu'ils ne l'ont été dans la dernière guerre de Silésie, comme V. M. m'a fait l'honneur de me le dire à moi-même, et qu'ils effacent par leur conduite sage et honnête le nom de vermine malfaisante dont V. M. les gratifiait, il y a quatre ou cinq ans, dans une des lettres678-c qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Je serais curieux de demander à présent aux jésuites ce qu'ils pensent de la philosophie et de la tolérance, contre laquelle ils se sont tant déchaînés. Où en seraient-ils dans leur agonie, s'il n'y avait en Europe un roi philosophe et tolérant? J'ai beaucoup ri de l'excellente lettre de V. M. à l'abbé Colombini,678-d entre autres de la<679> justice qu'elle rend aux bons pères, en assurant qu'elle ne connaît point de meilleurs prêtres à tous égards. Cela me fait souvenir d'un certain philosophe, très-incrédule de son métier, en présence duquel on tournait en ridicule je ne sais quelle preuve de ce que Voltaire appelle . . . « Vous êtes bien difficile, répondit le philosophe; pour moi, je ne connais pas de meilleure preuve que celle-là. » Je n'ai pas moins ri de ce que V. M. ajoute, que, comme elle est dans la classe des hérétiques, le saint-père ne peut pas la dispenser de tenir sa parole; mais, tout en riant, je ne dois pas dissimuler à V. M. que la philosophie a été un moment alarmée de la voir conserver cette graine. Heureusement elle s'est rassurée bientôt, en considérant que la vipère est actuellement sans tête, que l'apothicaire Ganganelli a pris lui-même la peine de la couper, et que, au moyen de cette amputation, le reste du corps pourra fournir d'excellent bouillon médicinal, que V. M. espère sans doute en tirer. Ainsi soit-il!
J'ai fait passer à M. le marquis de Puységur, qui en ce moment n'est point à Paris, ce que V. M. m'a chargé de lui dire de sa part. Je ne sais ce qu'il peut répondre à l'objection très-solide que V. M. lui fait sur la prétendue différence des soldats anciens et des nôtres. Pour moi, juge très-indigne de ces matières, je pense que les soldats même du cordelier deviendraient les soldats de Paul-Émile, s'ils avaient un Frédéric à leur tête, et que la superstition pour l'antiquité n'a pas plus de raison de la croire supérieure aux modernes en force de corps qu'en talents et en génie.
M. de Guibert est revenu comblé de reconnaissance de toutes les bontés dont V. M. l'a honoré. Il ne parle qu'avec admiration de sa personne et de ce qu'il a vu; il n'a qu'un regret, mais ce regret est très-grand : c'est de n'avoir pu profiter des conseils que V. M. aurait<680> pu lui donner sur sa tragédie; car il attendait bien plus des conseils de V. M. que des éloges. Il a vu, en revenant, le Patriarche de Ferney, qui rit beaucoup, ainsi que moi, aux dépens du pape, du petit embarras que V. M. lui cause; car il doit, en honnête pape qu'il est, excommunier les jésuites, s'ils vous obéissent; et, s'il les excommunie, la philosophie espère voir beau jeu. V. M. se souvient peut-être d'une certaine bataille donnée au Paraguay par le roi jésuite Nicolas,680-a dans laquelle le père feld-maréchal avait eu trois capucins tués sous lui. Je mande au philosophe de Ferney que V. M., en établissant ce nouveau régiment dans ses États, ne peut guère se dispenser de faire une recrue de capucins pour remonter cette troupe. J'invite seulement V. M. à retrancher à ses nouveaux soldats les carabines dont on prétend que le roi de Portugal s'est mal trouvé.
Quoi qu'il en soit, Sire, comme il n'est pas à craindre que V. M. prenne jamais un jésuite ni pour confesseur, ni pour général, ni pour premier ministre, ni pour maîtresse, je pense que la philosophie doit être bien tranquille sur l'usage que Y. M. en veut faire, et qu'elle saura les rendre utiles, en les empêchant d'être dangereux. Tel est le résultat de mes réflexions, après m'être égayé un moment sur leur compte et sur celui du cordon de Saint-François qui les frappe et qui les disperse. Mais, Sire, ce qui est vraiment admirable, vraiment précieux à la philosophie, vraiment digne de V. M., c'est la belle inscription qu'elle vient de faire mettre à l'église catholique de Berlin, et que je n'ai apprise que depuis quelques jours : Frédéric, qui ne hait pas ceux qui servent Dieu autrement que lui.680-b Voilà, Sire, une des plus grandes et des plus utiles leçons que V. M. ait données à ses confrères les rois, tant ses contemporains que ses successeurs.<681> Voilà une leçon dont sûrement ils profiteront un jour, soit par principe de justice, soit par principe au moins de vanité, et pour ressembler en quelque chose au héros de ce siècle. Voilà une inscription qui mérite bien d'être célébrée par une médaille, dont V. M. imaginera mieux que personne le corps et la devise.
Je prie V. M. de vouloir bien recevoir mes très-humbles compliments sur la naissance du prince dont votre auguste maison vient d'être augmentée.681-a Tout ce qui peut la perpétuer et l'étendre est pour moi l'objet du plus vif intérêt, et j'ose croire que V. M. en est bien persuadée.
Un des plus estimables membres de votre Académie, M. Bitaubé, vient de m'envoyer le poëme de Guillaume,681-b dont il est l'auteur. Cet ouvrage m'a paru intéressant, et la lecture m'en a fait plaisir. L'auteur désirerait de le rendre plus parfait à une seconde édition, et m'a fait part du désir qu'il a témoigné à V. M. de faire un voyage en France pour être à portée d'améliorer son ouvrage par les conseils de nos principaux gens de lettres. Je crois en effet, Sire, que cet ouvrage y pourrait gagner beaucoup; mais ce qui peut-être y gagnerait encore davantage, c'est la nouvelle édition que l'auteur a entreprise de sa traduction de l'Iliade. Il désire d'autant plus de donner à cet ouvrage toute la perfection dont il se sent capable, que l'ouvrage est dédié à V. M., et qu'il a eu le bonheur de lui plaire. C'est une entreprise si difficile, qu'il n'ose s'en fier à ses seules forces; en voulant donner une traduction plus fidèle, il craint de gâter un ouvrage qui a eu du succès; et pour éviter cet écueil, il croit avoir besoin de consulter les vrais juges de la langue. Tels sont, Sire, les motifs qui lui font désirer ce voyage, quoiqu'il n'aime rien moins<682> qu'une vie errante; et il ose se flatter que V. M. voudra bien se rendre à ces raisons.
Puisse la destinée, qui veille sur les grands hommes, conserver V. M. dans l'année où nous allons entrer, et dans celles qui la suivront! puisse-t-elle, en pacifiant le Nord, mettre le comble à ses succès et à sa gloire! Ce sont les vœux de celui qui sera toujours avec la plus vive reconnaissance et la plus tendre vénération, etc.
678-a Voyez ci-dessus, p. 286, 291 et 292.
678-b Le Roman comique, par Paul Scarron, première partie, chap. XII. Combat de nuit.
678-c Voyez ci-dessus, p. 436, et t. XIX, p. 284 et 360.
678-d On trouve cette lettre à l'abbé Colombini, datée du 13 septembre 1773, dans l'ouvrage de Christophe-Gottlieb Murr, Briefe über die Aufhebung des Jesuiterordens (Sans lieu d'im+ pression), 1774, Stück III, p. 100. Elle paraît supposée. L'agent diplomatique de la Prusse à Rome était alors l'abbé Ciofani, et le nom de Colombini est tout à fait inconnu dans l'histoire de la diplomatie prussienne.
680-a L'histoire de ce jésuite, qu'on disait avoir été couronné en 1754, est une pure fiction; sa prétendue biographie a paru sous le titre de : Histoire de Nicolas Ier, roi du Paraguay et empereur des Mamelus. A Saint-Paul, 1756, quatre-vingt-huit pages in-8.
680-b Voyez t. XVIII, p. 96.
681-a Voyez t. XX, p. 197.
681-b Guillaume de Nassau, ou la fondation des Provinces-Unies (poëme épique en dix chants et en prose), par M. Bitaubé. Nouvelle édition, considérablement augmentée et corrigée. Paris, 1775, in-8. Voyez, au sujet de l'auteur, notre t. XXIII, p. 463.