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139. A D'ALEMBERT.

Le 15 mai 1774.

Tant de fiel entre-t-il dans le cœur d'un vrai sage?694-a diraient les pauvres jésuites, s'ils apprenaient comme dans votre lettre vous vous exprimez sur leur sujet. Je ne les ai point protégés tant qu'ils ont été puissants; dans leur malheur, je ne vois en eux que des gens de lettres qu'on aurait bien de la peine à remplacer pour l'éducation de la jeunesse. C'est cet objet précieux qui me les rend nécessaires, parce que de tout le clergé catholique du pays, il n'y a qu'eux qui s'appliquent aux lettres; aussi n'aura pas de moi un jésuite qui voudra, étant très-intéressé à les conserver.

Depuis que je vous ai écrit, un grand phénomène encyclopédique, en décrivant une ellipse, a frisé les bords de notre horizon; les rayons de sa lumière ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les astronomes de Stettin l'ont observé, et ont calculé sa marche, qui se dirigeait sur Hambourg; les observateurs de la Haye l'ont depuis vu sur leur horizon, d'où son influence bénigne s'est répandue sur les libraires hollandais. Pompée fut assez heureux pour voir et pour entendre Posidonius, quoique le philosophe eût la goutte;694-b pour moi, je n'ai vu ni entendu le grand Diderot, quoiqu'il fût plein de santé; mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Athènes,694-c et la fatalité encyclopédique, qui décide du destin des hommes, ne m'a pas favorisé, apparemment parce que je protége les jésuites. Votre brave Crillon, après avoir crillonné en Russie, en Finlande, en Laponie, en Suède, en Danemark, vient d'arriver à Berlin. Je m'imagine qu'il faudra l'échauffer pour refondre tout l'air congelé qu'il a respiré en chemin;<695> il voyage en compagnie d'un prince de Salm qui est fort aimable, et qui a remporté l'approbation de toutes les cours où il s'est produit. Votre Crillon peut avoir des qualités occultes admirables, mais on le trouve un peu ennuyeux, et il n'y a que les bâilleurs qui s'amusent avec lui. Ce n'est pas moi qui parle; pour avoir vu un homme une fois, on ne décide pas de lui; mais c'est le public qui juge ainsi, et je ne suis que son écho. J'attendrai intrépidement M. Guibert et sa tragédie, tant que le ciel me donnera vie, disposé à applaudir à l'un et à l'autre autant que les élans d'admiration peuvent s'exhaler d'une âme tudesque. Vous le savez, le père Bouhours l'a dit,695-a que nous avons la forme furieusement enfoncée dans la matière; il faut des secousses fortes pour mettre nos fibres grossières en vibration, et encore, quand nous avons cette perception, elle n'est pas de la vingtième partie aussi forte que les transports, et les extases, et les convulsions qu'éprouve l'âme d'un petit-maître français; son sang est du vin de Champagne mousseux, ses nerfs sont plus fins que des toiles d'araignées, son sensorium est aussi facile à ébranler qu'une girouette au souffle du zéphyr. C'est à de tels juges qu'il faut offrir du beau, de l'élégant, du parfait, et non à des masses à demi animées.

Notre Académie ne doit pas être rangée sous cette catégorie; elle est composée d'étrangers qui ont le droit de penser, et qui peuvent avoir quelques prétentions modestes à l'esprit. Votre M. de la Grange brille par des choses admirables, des a plus b auxquels je n'entends goutte, ni le roi de Sardaigne non plus. Je ne sais si ce dernier se livre à présent à la dévotion transcendante et mystique; au moins, étant encore duc de Savoie, il n'y pensait pas. Je le plains, c'est tout ce que je puis faire; car la grande dévotion ou des transports au cerveau sont, à mon sens, des synonymes, si la dévotion n'est pas pire, car elle reste, et les transports se perdent aussitôt que la fièvre est calmée. Mais pour en revenir à notre Académie, je ne doute pas<696> qu'elle n'accepte avec plaisir le nouveau confrère que vous lui offrez; il leur sera proposé, et, muni de votre recommandation, l'Académie aurait aussi mauvaise grâce à le refuser que si Charles XII eût rejeté un officier approuvé par le grand Condé. Voilà tout ce que vous aurez pour cette fois d'un valétudinaire qui, tant que durera son existence, s'intéressera au sort et à la prospérité de l'Anaxagoras moderne. Sur ce, etc.


694-a Voyez t. XIV, p. 340 et 398.

694-b Voyez t. XIX, p. 108 et 109; t. XXIII, p. 177; et ci-dessus, p. 97.

694-c Voyez ci-dessus, p. 92 et 333.

695-a Voyez t. XIV, p. 256, et t. XXIII, p. 216.