142. DE D'ALEMBERT.
Paris, 12 septembre 1774.
Sire,
Je crois en ce moment Votre Majesté plus occupée que jamais, et je crains bien de l'importuner par cette lettre. La paix qui vient de se conclure entre la Russie victorieuse et la très-sublime et très-méprisable Porte702-a doit donner à V. M. plus d'une affaire importante. Quelque pacifique que soit la philosophie, je ne sais encore si elle doit se réjouir de cette paix, jusqu'à ce qu'elle soit bien assurée que la tranquillité de l'Europe n'en souffrira pas; car s'il fallait absolument avoir la guerre, elle aimerait encore mieux la voir entre les Turcs et les Russes qu'entre des nations plus dignes de jouir et de profiter des avantages de la paix.
On assure que notre jeune monarque, en cela semblable à son aïeul, n'aime pas plus la guerre que lui; et toute la France bénit dans son roi cette disposition si nécessaire aux peuples, disposition dont V. M. donne l'exemple, quoi qu'en disent ceux qui ne la connaissent pas, et qui ne veulent pas sentir que plus on hait la guerre, plus on se tient prêt à la faire avec supériorité. C'est ce qui manquait au roi que nous avons perdu, et sur lequel V. M. pense avec tant de vérité et de justice. La fermeté lui manqua; ce défaut a causé les malheurs de son règne; avec cette vertu il eût été un excellent prince. Son successeur, qui ne règne que depuis quatre mois, montre une vo<703>lonté bien décidée de faire le bien, et de ne vouloir que d'honnêtes gens pour ministres. Il y paraît par tous les choix qu'il a faits jusqu'à présent. Il vient surtout de prendre pour contrôleur général un des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de ce royaume;703-a et si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le bien est impossible. Les ministres qu'il a renvoyés étaient l'horreur de la nation, et leur expulsion a causé une joie universelle. D'autres grands fripons, quoique subalternes, mais dans des places importantes, ont aussi été chassés; et comme il en reste encore quelques-uns, le public espère que le Roi fera enfin maison nette. Je ne suis ni enthousiaste ni flatteur, mais je fais avec toute la France des vœux pour ce prince, qui s'annonce d'une manière si désirable.
Je ne parle plus des jésuites; j'espère que la conduite de V. M. à leur égard leur apprendra la tolérance qu'ils ont si peu pratiquée. Mais, tout éloigné que je suis de leur vouloir aucun mal, au moins comme citoyens et comme hommes, je serais très-affligé de les voir comme jésuites dans des États où ils pourraient faire à leur aise tout le mal qu'ils ne pourront ou n'oseront faire dans les États de V. M.
Quoi qu'on ait pu écrire de Russie, de Danemark même, et de Laponie ou d'Islande, sur M. de Crillon, je prends la liberté, Sire, de persister dans ce que je pense de lui, et je suis seulement fâché que le grand Frédéric ne l'ait pas assez vu pour lui rendre la justice que des juges assez peu redoutables lui ont refusée.
Quant à M. de Guibert, comme V. M. le connaît, et que les Russes et les Islandais n'en ont point écrit de mal, je suis encore plus tranquille sur le jugement que j'en ai porté, après celui que V. M. en a porté elle-même. Il désirait beaucoup d'aller encore s'instruire et s'éclairer auprès de V. M.; mais M. le duc d'Aiguillon, par les meilleures ou les plus mauvaises raisons du monde, n'a pas jugé à propos de le lui permettre.
<704>Pour les Velches, je n'en dirai rien, et je conviens que tout ce que V. M. en dit n'est que trop vrai. Cependant je crois que nos sottises et notre frivolité tiennent encore plus à notre gouvernement qu'à notre caractère; et ce qui étonnera peut-être V. M., c'est que pendant plus de six semaines que les spectacles ont cessé à Paris, depuis le commencement de mai jusqu'au 15 de juin, personne ne les a regrettés, n'y a pensé même, parce qu'on était occupé des grandes espérances que donnait le nouveau règne, et que le Roi commence à réaliser; tant il est vrai, ce me semble, qu'il ne faut peut-être aux Velches, pour les rendre moins frivoles et plus raisonnables, que de grands intérêts dont ils puissent s'occuper avec plus de sérieux qu'ils n'en sont ordinairement capables.
Je finis, Sire, en me reprochant les moments que je fais perdre à V. M., en lui souhaitant la santé, la paix et le bonheur, car elle n'a plus de gloire à désirer; elle en a de toutes les sortes, et de quoi faire la renommée de plusieurs monarques.
M. de Catt rendra compte à V. M. de ce que j'ai fait à l'égard du sculpteur qui désire d'entrer à son service. Je ne veux point ennuyer V. M. de ce détail.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
702-a Voyez t. VI, p. 71.
703-a Turgot. Voyez ci-dessus, p. 603.