<160> Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s'amusent aux dépens de mon existence, et me préparent à quitter l'étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. C'est le cas de dire avec l'empereur Marc-Aurèle qu'on se résigne sans murmurer à tout ce que les lois éternelles de la nature nous condamnent à souffrir.
Mais quittons un sujet si grave pour des objets plus amusants. Il se peut que Barbe-bleue vous ait amusé; l'idée n'en était pas mauvaise. Si ce sujet avait été traité par Voltaire, sa plume aurait bien su autrement l'embellir. J'ai maintenant ici un docteur de Sorbonnea qui me donne des leçons d'absurdités théologiques dont je profite à vue d'œil : j'ai appris de lui ce qu'est l'intention interne et l'intention externe, chose curieuse que, tout grand philosophe que vous êtes, vous ignorez; il m'a enseigné des formules d'une déraison inconcevable, dont je compte faire usage dans le premier ouvrage théologique que j'écrirai. Enfin je me flatte de pouvoir damer le pion à Tamponnet,b à Riballierb et même à Larcher,c à toutes les plus grandes lumières de la Sorbonne. Je suis muni, outre cela, d'une cinquantaine de distinctions les plus subtiles, les plus fines et. les plus propres à couvrir d'obscurités les vérités les plus claires. Fier d'aussi belles études, et rempli d'une noble audace, je n'aspire pas à moins qu'à devenir docteur de Sorbonne à mon tour; et après avoir déjà donné des preuves de ma science par l'ouvrage de Barbe-bleue, je compte de parvenir à la charge de commentateur en titre de la sacrée faculté. Charles-
a L'abbé Duval du Peyrau, lecteur du Roi. Voyez les Anekdoten von König Friedrich II. publiées par Fr. Nicolaï, cahier II, p. 132 et 133.
b Voyez t. XXIV, p. 634.
c Pierre-Henri Larcher, né en 1726, mort en 1812, traducteur d'Hérodote, publia en 1767 un Supplément à la Philosophie de l'histoire (de Voltaire). En réponse à cet écrit, Voltaire publia la Défense de mon oncle; Larcher y répliqua par la Réponse à la Défense de mon oncle, précédée de la relation de la mort de l'abbé Bazin (nom sous lequel Voltaire avait publié sa Philosophie de l'histoire), 1767. Voyez notre t. XXIII, p. 163.