256. A D'ALEMBERT.
Le 18 mai 1782.
Il m'arrive comme à vous d'admirer la morale des stoïciens, et de m'affliger de ce que leur sagea si respectable n'est qu'un être de raison. C'est bien à ce sujet qu'on peut appliquer ce beau vers de Voltaire :
Tes destins sont d'un homme, et tes vœux sont d'un dieu.bQuelque amour que nous ayons pour le bien de l'humanité, aucun législateur, aucun philosophe ne changera la nature des choses. Notre espèce a dû être probablement telle que nous la connaissons, un bizarre assemblage de quelques bonnes et de quelques mauvaises qualités. L'éducation et l'étude peuvent étendre la sphère de nos connaissances, un bon gouvernement peut former des hypocrites qui arborent le masque de la vertu; mais jamais on ne parviendra à changer la trempe de notre âme. Je regarde l'homme comme une machine mécanique assujettie aux ressorts qui la dirigent; et ce qu'on appelle sagesse ou raison n'est que le fruit de l'expérience, qui influe sur la crainte ou sur l'espérance qui déterminent nos actions. Ceci, mon cher Anaxagoras, est un peu humiliant pour notre amour-propre; par malheur, cela n'est que trop vrai. Quoi qu'il en soit, j'estime les stoïciens, et je les remercie d'un cœur pénétré de reconnaissance de ce que leur secte a produit un Lélius, un Caton d'Utique, un Épictète, surtout un Marc-Aurèle. Aucune des autres sectes philosophiques ne peut se vanter de tels élèves, et je voudrais pour le bien de l'Europe que la race n'en fût pas éteinte. Il est fâcheux que tous ceux qui souffrent soient obligés de donner un démenti tout
a Voyez ci-dessus, p. 38.
b Voyez t. X, p. 108.