<298> Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard est aussi une chose sur laquelle je ne pourrais me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s'y joindraient pas. Ainsi, monsieur, je supplie S. M. de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que faiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnaissance. Si le malheur m'exilait de France, je serais trop heureux d'aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d'intérêt, pour le voir, l'entendre, l'admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salulare tuum; mes yeux ont vu votre Sauveur.a Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d'amis; mais je sais encore mieux que les princes comme lui ne se trouvent nulle part, et seraient capables de rendre l'amitié un sentiment incommode, si elle pouvait l'être. Au reste, monsieur, quoiqu'on sache à Berlin la proposition que le Roi m'a fait faire, on l'ignore encore à Paris, et certainement on ne la saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu'elle m'a procuré l'occasion d'être connu d'une personne que j'estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver.
Je suis, etc.
5. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.
Potsdam, 20 novembre 1753.
J'ai montré au Roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussaint;b elle a produit l'effet qu'il était naturel qu'elle produisit. S. M. m'a dit, après l'avoir lue, qu'elle ferait venir, au commencement du printemps, M. Toussaint à Berlin; j'écris en conséquence à M. de Beausobre; mais quoique je regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du départ de M. Toussaint. Vous connaissez les intrigues des cours; il est toujours sage de les éviter, même dans les choses dont la réussite paraît le plus assurée.
a Voyez t. XIX, p. 180, et t. XXI, p. 47 et 111.
b Voyez t. IX, p. 90 et 91; t. XX, p. 37; t. XXIII, p. 240; et t. XXIV, p. 21, 431 et 632.