166. A D'ALEMBERT.
Le 30 décembre 1775.
Je vous avoue que je ne suis pas aussi grand stoïcien que Posidonius. Si Zénon d'Élée avait eu comme moi quatorze accès consécutifs de goutte, je ne sais s'il n'aurait pas confessé que la goutte est un mal très-réel. Que le corps soit l'étui de l'âme, ou qu'il en constitue la machine organique, il n'en est pas moins certain que la matière influe prodigieusement sur la pensée, et que ses souffrances, à la longue, attristent et abattent l'esprit. La nature nous a faits des êtres sensibles, et le Portique, par des raisonnements alambiqués, ne saurait nous rendre impassibles, à moins que de substituer d'autres êtres en notre place. J'ai eu des douleurs très-vives; et quoique mon mal n'ait pas été dangereux, sa durée a fait croire que j'enfilerais la route qui aboutit au gouffre du néant. Mais mon heure n'était pas arrivée, et je respire encore pour honorer les lettres, et pour applaudir à ceux qui, comme un certain Anaxagoras, s'y distinguent par leur éclat. Si ce sage vient ici, sa présence achèvera de me débarrasser des restes de mes infirmités, et nous nous entretiendrons ensemble de votre roi, de ses bonnes qualités, du gouvernement des philosophes, et des belles espérances qu'en conçoit le royaume des Velches.
On dit que Voltaire est devenu marquis, et en même temps intendant du pays de Gex; mais j'aimerais mieux qu'il n'eût point ces distinctions, et qu'il n'eût pas en même temps à craindre une rechute d'apoplexie. Si l'Europe perd ce beau génie, c'en sera fait de la littérature. Des auteurs médiocres voudront le remplacer, le public leur applaudira faute de mieux, et le bon goût se perdra tout à fait; on peut prévoir cette marche sans être voyant. Pour moi, qui aime vraiment les lettres, j'envisage leur décadence avec douleur. Il faudra des siècles avant que la nature produise un Voltaire; et qui sait