32. AU COMTE DE MANTEUFFEL.
Rheinsberg, 23 septembre 1730.
Mon très-cher général,
Le maître de poste m'ayant rendu fort tard votre lettre, je crains fort que celle-ci ne vous parvienne aussi de même. Je vous suis très-obligé des souhaits que vous me faites touchant ma propagation, et j'ai la même destinée que les cerfs, qui sont actuellement en rut; dans neuf mois d'ici pourrait arriver ce que vous me souhaitez.a Je ne sais si ce serait un bonheur ou un malheur pour nos neveux et pour nos arrière-neveux. Les royaumes trouvent toujours des successeurs, et il n'est point d'exemple qu'un trône soit resté vide.
J'en viens aux nouvelles de Paris, qui m'ont fait beaucoup de plaisir. Sensible, à vous dire le vrai, dans ma situation présente, plutôt à ce qui regarde Voltaire qu'à l'évacuation de l'Italie, je m'embarrasse plutôt de pareilles choses que de ces billevesées que les politiques nomment affaires d'État. Je me ressouviens toujours de ce que je vous dis à Sanditten, dont la substance était que je suis, pour ainsi dire, sûr de mourir avant le Roi.b Selon ce système, je tâche à me procurer un contentement solide, à jouir du présent, sans m'embarrasser l'esprit du futur; et proprement ce qui est de notre vie est à nous, c'est le moment présent, dans lequel nous existons; le passé est un rêve, et le futur une chimère.c
a Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden, p. 64 à 66, et le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 71, 20 juin 1735, et p. 207, 3 janvier 1738.
b Journal secret, p. 167.
c Cette pensée, déjà exprimée t. XXI, p. 36, rappelle les Mémoires de Rabutin Bussy, t. III, p. 76, où se trouvent les vers suivants :
Le passé nous est échappé;
Compter sur l'avenir, on peut être trompé.
Le présent est à nous, et c'est la seule chose
Dont un honnête homme dispose.
Puisque l'un n'est donc plus, que l'autre est incertain.
Vivons dès aujourd'hui, sans attendre à demain.