153. DE D'ALEMBERT.

Paris, 12 avril 1770.



Sire,

Je n'ai reçu qu'aujourd'hui 12 avril la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en date du 18 mars,10-a et par laquelle elle veut bien m'annoncer elle-même un buste de porcelaine qu'elle a encore la bonté de m'envoyer, après m'avoir comblé des plus beaux présents de cette porcelaine, et surtout après m'avoir envoyé son portrait, qui ne me laisse rien à désirer, et que j'ai fait monter plus superbement qu'il n'appartient à un philosophe, afin de pouvoir le porter toujours avec moi sans crainte de l'endommager. V. M. me fait l'honneur de me dire que le buste qu'elle veut bien me donner est celui d'un des hommes les plus célèbres de l'Europe. Je désirerais bien vivement, Sire, que ce fût encore le buste de V. M.; mais elle ne parlerait pas ainsi d'elle-même, toute l'Europe l'en dispense, et la louange serait d'ailleurs bien modeste pour le plus grand et le plus illustre prince de nos jours, pour celui que le peu d'hommes célèbres qui existent aujourd'hui regardent comme leur chef et leur modèle. Si ce buste est celui de Voltaire, comme je l'imagine, j'écrirai au bas : Portrait d'un grand homme, donné par un plus grand. Enfin, Sire, j'attends avec la plus vive impatience cette nouvelle preuve des bontés dont V. M. m'honore, et je ne manquerai pas, dès que je l'aurai reçue, de lui en témoigner de nouveau ma vive et respectueuse<11> reconnaissance, dont je n'ai point voulu retarder les expressions. Je supplie V. M. de vouloir bien les recevoir avec cette bonté qu'elle m'a lait éprouver tant de fois, et surtout de croire ces expressions fort au-dessous des sentiments de mon cœur.

M. le comte de Gzernichew, dont V. M. m'a lait l'honneur de me parler dans sa dernière lettre, et avec qui je me suis souvent entretenu de la gloire, des talents suprêmes et des vertus de V. M., et surtout de mon admiration et de mon dévouement pour elle, aura sans doute rendu justice à ces sentiments lorsqu'il a bien voulu parler de moi à V. M., pour laquelle il m'a paru pénétré de la vénération qu'elle inspire à toute l'Europe.

Je ne crois pas que nous voyions Voltaire à Paris; je doute que sa santé le lui permette, et encore plus que la cour soit fort empressée de le voir. Il nous trouverait tels qu'il nous a laissés il y a vingt-cinq ans, faisant et disant beaucoup de sottises. Une des plus sérieuses, parce que les suites en ont été exécrables, est l'affaire du malheureux Étallonde, dont beaucoup de gens honnêtes continuent à s'occuper; mais nous avons affaire à une compagnie qui est encore bien absurde et bien barbare. Il faut que la justice et la raison combattent ici contre la superstition, l'atrocité et l'orgueil réunis; et le combat n'est pas égal.

Le sieur Tassaert, que je vois de temps en temps, ne cesse de me témoigner combien il est ravi d'entrer au service d'un grand homme, et de l'appréciateur le plus éclairé des talents. Il est si empressé de se rendre à son devoir, qu'il avancera beaucoup son départ; il compte se mettre en route dans un mois, et arriver dans les premiers jours de juin, c'est-à-dire environ six semaines plus tôt qu'il ne comptait pouvoir faire. Je prends la liberté de le recommander à V. M. pour le logement qu'il désire, et qui, en mettant le comble à son bonheur, augmenterait encore, s'il est possible, son ardeur et son zèle pour le service de V. M.

<12>Je ne prends guère d'intérêt, Sire, à tous nos brillants Français, qui ne voyagent guère que pour rendre notre nation ridicule. Elle l'est déjà assez sans sortir de chez elle, et sans aller porter ailleurs sa sottise et sa frivolité.

Je suis bien plus touché de l'intérêt que V. M. m'a marqué pour l'état de M. de Catt. Il me paraît pénétré de reconnaissance de vos bontés; il m'en parle sans cesse, dans toutes ses lettres, et j'ose dire qu'il les mérite par sa fidélité inviolable et son dévouement sans bornes pour V. M. Ce sont, Sire, les sentiments que doivent prendre pour V. M. tous les hommes vertueux qui l'approchent. Ceux qui ne le sont pas peuvent penser autrement; mais leurs plaintes font l'éloge de V. M. J'ose pourtant réclamer ses bontés pour un malheureux qui assure qu'on l'a calomnié auprès de vous; c'est le sieur E..., qui supplie V. M. de vouloir bien écouter les preuves qu'il désire lui donner de son innocence. Je l'ai vu de temps en temps pendant son séjour à Paris; il m'a paru avoir une conduite sage et honnête, et je n'ai rien appris qui puisse me donner de lui des idées peu favorables. Il ne demande à V. M. que la permission de se justifier auprès d'elle. Mille pardons, Sire, de la liberté que je prends de lui présenter la requête de ce malheureux, dont je n'aurais pas osé lui parler, si je le croyais coupable. Je suis, etc.


10-a Ou plutôt du 16 mars.