165. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 décembre 1775, anniversaire de la bataille
de Kesselsdorf.
Sire,
Je suis absolument de l'avis de Votre Majesté, et nullement de celui du charlatan Posidonius; je pense que la goutte est un grand mal, non seulement pour ceux qui la souffrent, mais même pour ceux qui s'intéressent aux souffrants. Celle dont V. M. a été si cruellement attaquée m'a causé les plus vives alarmes, même depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de recevoir d'elle; il a couru les plus mauvais bruits à ce sujet, et ce n'a été qu'à force d'informations que je suis parvenu à calmer un peu mes inquiétudes. Cependant, Sire, je n'en serai entièrement délivré que quand V. M. aura bien voulu me faire donner des nouvelles de son état, car je n'ose lui en demander à elle-même, et ne me laisser plus aucun doute sur le rétablissement d'une santé aussi précieuse à mon cœur.
J'ai reçu une lettre de divus Etallundus, comme V. M. l'appelle; il me paraît pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et bien résolu de ne rien négliger pour s'en rendre digne. J'espère que son application, sa conduite et ses mœurs prouveront à V. M., ou plutôt aux fanatiques absurdes et atroces à qui vous avez arraché cette mal<36>heureuse victime, qu'on peut être digne des bienfaits et de l'estime d'un grand roi, quoiqu'on ait passé à dix-huit ans devant une procession de capucins, en temps de pluie, sans avoir l'honneur de saluer.
Sur l'espérance que V. M. veut bien me donner d'avoir égard dans une autre circonstance à la requête que j'ai eu l'honneur de lui présenter en faveur de M. Béguelin, je prends la liberté de recommander de nouveau à ses bontés cet homme estimable, que j'en crois digne par la sagesse de sa conduite et par son assiduité au travail. J'avais eu l'honneur aussi d'offrir à V. M. de lui chercher quelqu'un pour succéder à M. Marggraf, dans le cas où l'Académie viendrait à perdre cet habile chimiste. Comme je ne fais acception de personne quand il est question de servir V. M. et de faire le bien de son Académie, j'ai appris, il y a peu de temps, qu'il y avait à Stockholm un très-habile chimiste, nommé Scheele,36-a membre de l'Académie des sciences de cette ville, et qui, sans m'être d'ailleurs connu, me paraît fort estimé par les plus habiles chimistes de la France. V. M. pourrait faire prendre à ce sujet des informations, et faire l'acquisition de ce savant, qui peut-être ne serait pas difficile. On m'a dit aussi que M. Michaelis,36-b de Göttingue, avec lequel je n'ai d'ailleurs aucune relation, mais qui est un savant très-distingué, et que V. M. désirait, il y a douze ans, d'attirer à Berlin, serait aujourd'hui plus disposé à cette transplantation, par quelques dégoûts qui diminuent son attachement pour le pays de Hanovre. C'est encore un avis que mon zèle seul me dicte, et dont V. M. fera l'usage qu'elle jugera à propos, suivant sa sagesse et ses lumières.
Je reçus il y a quelques jours, Sire, une lettre de madame la mar<37>quise d'Argens, qui me paraît pénétrée de douleur du mécontentement que lui a, dit-elle, marqué V. M. de ce que le mausolée de son mari est à Aix, et non pas à Toulon. Elle me mande que l'évêque de Toulon n'a pas voulu que ce monument fût érigé dans son diocèse, quoique la manière dont est mort le marquis, muni des sacrements de l'Eglise romaine, ait dû calmer les scrupules des âmes les plus timorées. Sa veuve n'aurait pu, ce me semble, opposer de résistance à cette vexation sans avoir contre elle toute la horde des pénitents bleus, blancs, rouges, etc., dont ce malheureux pays est inondé, et sans compromettre en quelque sorte V. M. vis-à-vis des prêtres provençaux, qui ne valent pas mieux que les autres, et qui, grâce à leur soleil, sont encore plus près de la folie et des sottises.
Nos évêques viennent de demander au Roi que les enfants des protestants soient déclarés bâtards, et que les vœux monastiques puissent se l'aire à seize ans. Voilà des demandes bien dignes de nos évêques. Le Roi y a répondu avec sagesse, et toute la nation espère que ce prince se rendra sur ces deux points aux vœux que tous les bons citoyens font depuis longtemps, qu'on accorde à tous les Français, sans distinction, l'état civil, et qu'on ne puisse pas disposer de sa liberté à un âge où on ne peut pas disposer de son bien.
On nous annonce de grandes réformes dans l'état militaire, et surtout dans la maison du Roi, qui était jusqu'ici un objet de grande dépense, sans aucune utilité. Les intéressés, qui sont en grand nombre, jettent déjà les hauts cris; mais la nation bénit le prince et son ministre.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux que je lais pour V. M. dans l'année qui va commencer. Puisse-t-elle y en ajouter encore beaucoup d'autres, et recevoir longtemps l'hommage des sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration avec lesquels je suis, etc.
36-a Scheele était pharmacien à Köping, en Suède; né à Stralsund en 1742, il mourut en 1786.
36-b D'Alembert, ayant lu l'ouvrage de Michaelis, De l'influence des opinions sur le langage et du langage sur les opinions, recommanda cet écrivain au Roi, qui voulut le faire venir en Prusse; mais Michaelis refusa, le 27 juillet 1763, de répondre à cet appel. Voyez Johann David Michaelis Lebensbeschreibung von ihm selbst abgefasst. Rinteln et Leipzig, 1793, p. 57-59 et 96-99, et Litterarischer Briefwechsel von Johann David Michaelis. Leipzig, 1792, t. II, p. 429-437.