169. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 avril 1776.
Sire,
Quoique les dernières nouvelles que Votre Majesté a bien voulu me donner elle-même de sa santé et de son état aient calmé mes inquiétudes, cependant il n'a pas tenu au public, et surtout au public de ce pays-ci, que je n'en eusse encore d'assez sérieuses; mais j'ai mieux aimé en croire V. M. que le public, et je m'en suis d'autant mieux trouvé, que le public a fini par où il aurait dû commencer, c'est-à-dire par se taire. Jouissez, Sire, de votre santé et de votre gloire, et jouissez-en longtemps encore pour la consolation de votre fidèle Anaxagoras. Il en a plus que jamais besoin dans ce moment, ayant sous ses yeux le spectacle d'une ancienne amie avec laquelle il demeure depuis douze ans, et qui dépérit d'une maladie de langueur. Celle raison, Sire, sans parler de ma santé, ni de quelques affaires qui exigent ma présence, m'empêchera d'aller, comme je le désirais, mettre aux pieds de V. M. tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle. Ma pauvre machine est d'ailleurs si ébranlée, et par les secousses de cet hiver, et par les affections morales qui s'y joignent,<46> qu'elle est hors d'état de se déplacer. Elle se borne donc à regret aux vœux qu'elle fait pour V. M., ne pouvant aller les lui présenter elle-même.
Je ne sais si V. M. est informée qu'on a imprimé dans quelques gazettes d'Allemagne, et depuis dans quelques journaux de France, une prétendue lettre46-a qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, selon messieurs les gazetiers, et dans laquelle les Français sont vilipendés, Voltaire traité de vieille femme, et l'Académie de Berlin de bête. Ce même sot public, qui a voulu si longtemps que V. M. fût bien malade, ne demandait pas mieux que de croire à la réalité de cette lettre : j'ai cru devoir le désabuser, en imprimant à mon tour dans les journaux que messieurs les gazetiers en avaient menti.46-b C'est à V. M. à leur répondre autrement, si elle juge qu'ils en soient dignes.
Notre jeune roi mérite toujours la bonne opinion que V. M. a de lui. Il aime le bien, la justice, l'économie et la paix. Mais les fripons, les courtisans et les prêtres font bien tout ce qu'ils peuvent pour<47> s'opposer aux réformes et aux règlements que lui proposent les ministres vertueux et éclairés dont il a eu le bonheur et la sagesse de s'entourer. Je ne cesse de faire des vœux pour lui, bien persuadé que, de tous les princes de sa maison, sans exception, il est celui que nous devrions désirer pour roi, si la destinée propice ne nous l'avait pas donné. Je n'en fais pas autant pour les parlements, qui se montrent de jour en jour plus malintentionnés, plus ignorants, et plus opposés au bien. Les voilà, dit-on, qui veulent faire revivre et faire valoir par leurs arrêts les principes absurdes des théologiens sur l'intérêt de l'argent; il ne leur manque plus que ce ridicule, dont je voudrais bien qu'ils se couvrissent, pour leur faire perdre le peu de crédit qui leur reste encore, et pour n'avoir plus même les sots et les fripons dans leur parti.
J'aurai peut-être dans quelque temps une grâce à demander à V. M. Des gens de lettres ont entrepris de donner une édition de Froissait, historien du quatorzième siècle, dont on n'a jusqu'ici que de mauvaises éditions. On leur a dit qu'il y avait à Breslau un excellent manuscrit de cet historien;47-a peut-être leur sera-t-il nécessaire, et dans ce cas ils prendraient la liberté de prier V. M. de vouloir bien donner ses ordres pour qu'ils en eussent communication; ils osent se flatter de cette grâce de la part du protecteur et de l'ami le plus éclairé que les lettres aient encore eu sur le trône.
Je vois, par la réponse que V. M. veut bien me faire au sujet de M. Béguelin, qu'elle a cru que je lui parlais en faveur de M. Wéguelin, dont je connais d'ailleurs le mérite, mais qui n'est point l'objet des demandes que j'ai pris la liberté de faire à V. M. Celui que j'ai eu l'honneur de recommander à ses bontés est M. Béguelin, mathématicien et philosophe de son Académie, distingué dans l'un et dans l'autre<48> genre par ses lumières et par ses écrits, et digne de la protection de V. M. par ses sentiments et par sa sage conduite.
V. M. me tranquillise beaucoup en m'assurant que les coups qui se frappent en Amérique ne viendront pas jusqu'en Europe, et surtout jusqu'en France. Mon refrain est celui de l'Évangile : Paix sur la terre aux hommes;48-a je n'ajoute pas même de bonne volonté, car je craindrais que la paix ne fût pour un trop petit nombre.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
46-a Voici la lettre dont d'Alembert parle ici, et que le Roi désavoue ci-dessous, p. 48. Nous la tirons de la Vie de Frédéric II, roi de Prusse (par de la Veaux), Strasbourg, 1787, t. IV, p. 207 : « Pour cette fois, mon cher, je puis bénir mon étoile, et si vous m'aimez, vous avez quelque sujet de vous réjouir de ce que j'ai échappé heureusement à la mort. La goutte a fait sur moi quatorze vigoureuses tentatives, et il m'a fallu bien de la constance et des forces pour résister à tant d'attaques. Je revis enfin pour moi, pour mon peuple, pour mes amis, et aussi un peu pour les sciences; mais je dois vous dire que le mauvais fatras que vous m'envoyez m'a absolument dégoûté de la lecture. Je suis vieux, et les frivolités ne me vont plus. J'aime le solide, et si je pouvais rajeunir, je ferais divorce avec les Français pour me ranger du côté des Anglais et des Allemands. J'ai vu bien des choses, mon cher d'Alembert; j'ai vécu assez pour voir des soldats du pape porter mon uniforme, les jésuites me choisir pour leur général, et Voltaire écrire comme une vieille femme. J'ai peu de nouvelles à vous apprendre. Comme philosophe, vous ne vous embarrassez guère des affaires politiques, et mon Académie est trop bête pour vous fournir quelque chose d'intéressant. Je viens de déclarer une nouvelle guerre aux procès, et serais plus fier que Persée, si, au bout de ma carrière, je pouvais détruire la cabale de ce monstre aux cent tètes. Vous avez un très-bon roi, mon cher d'Alembert, et je vous en félicite de tout mon cœur. Un roi sage et vertueux est plus redoutable qu'un prince qui n'a que du courage. J'espère vous voir chez moi au printemps prochain. Je suis, etc. »
46-b Voyez les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, du 21 mai 1776, p. 321.
47-a La bibliothèque Rehdiger, à Breslau, possède en effet le célèbre ouvrage de Jean Froissait, Les Chroniques de France, d'Angleterre, d'Ecosse, etc., quatre volumes grand in-folio, écrits sur parchemin, et ornés de belles miniatures.
48-a Saint Luc, chap. II, v. 14.