170. A D'ALEMBERT.
Le 16 mai 1776.
J'ignore ce qui se débite à Paris au sujet de ma maladie, et je me trouve glorieux d'être dans le cas des Anglais, dont on exagère les pertes, tandis qu'ils n'en ont point fait de considérables. Ma santé est celle d'un vieillard qui a essuyé dix-huit accès de goutte, et qui ne recouvre pas ses forces aussi vite qu'un jeune homme de dix-huit ans; mais on me fera mourir par allégorie, comme on me fait écrire en style de charretier des lettres où l'on me prête des idées que jamais je n'ai eues. Je vous suis obligé d'avoir donné un démenti au compilateur de ces bêtises, qui a voulu les mettre sur mon compte. Pour moi, je pourrais demander que le gouvernement fît des recherches contre l'auteur de cette imposture; mais je n'aime point à me venger, et ce n'est pas cette sorte d'athlètes qu'il me convient de combattre. Je lis les Réflexions de l'empereur Marc-Antonin, qui m'enseigne que<49> je suis dans le monde pour pardonner à ceux qui m'offensent, et non pas pour user du pouvoir de les accabler.
Je compatis, mon cher Anaxagoras, aux chagrins que vous cause l'amitié; c'est un des plus sensibles. Je ne sais quel ancien a très-bien dit que les amis n'avaient qu'une âme en deux corps.49-a Je souhaite que mademoiselle de Lespinasse se rétablisse pour la consolation de vos vieux jours. Mais si sa santé se remet, et si un jour vous vous portez mieux, faudra-t-il que je renonce à jamais au plaisir de vous voir, ou me reste-t-il encore quelque espérance? C'est ce que je vous prie de me marquer.
Comme j'ignore si l'ouvrage de Froissart se trouve dans les bibliothèques de Breslau, j'en ai fait écrire à l'abbé Bastiani,49-b qui me dira les choses au juste. S'il se trouve, celui qui veut écrire sur ce sujet pourra recevoir tous les éclaircissements qu'il désirera. Je suis sur le point de faire mes tournées dans les provinces, ce qui m'occupera jusque vers le 15 de juin, où je pourrai avoir le plaisir de vous écrire. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous sommes les gens les plus pacifiques du monde. La scène qui se passe en Amérique, et ce qui peut-être se prépare encore ailleurs, est pour nous comme ces combats de gladiateurs que les Romains (tant soit peu barbares à cet égard) voyaient de sang-froid dans leur cirque, et dont ce peuple-roi49-c faisait son amusement. Les mêmes acteurs ne paraissent pas toujours sur la scène; nous y avons été assez longtemps; à présent le tour est à d'autres. Votre philosophie pourra donc réfléchir à son aise sur la cause et sur les effets de ce fléau destructeur qui ravage actuelle<50>ment l'Amérique. Portez-vous bien, c'est le principal, et abandonnez les hommes à leurs folies et à leurs passions, que ni vous ni moi ne parviendrons à adoucir. Sur ce, etc.
49-a Saint Augustin dit dans ses Confessions, liv. IV, chap. VI : « Bene quidam (Horace, Odes, liv. I, ode 3, v. 8) dixit de amico suo : Dimidium animae meae. Nam ego sensi animant meam et animam illius unam fuisse animam in duobus corporibus. » Voyez, aussi Cicéron, De amicitia, chap. XXI, §. 81.
49-b L'abbé Bastiani, né à Venise, fit partie de la société de Frédéric depuis 1747 jusqu'à la mort de ce prince; personne n'a eu cet honneur aussi longtemps. Voyez t. I, p. xv; t. IX, p. IX; t. XIII, p. 15; et t. XXIV, p. 214.
49-c Voyez, t. XXI, p. 54, et t. XXIV, p. 261, 264 et 563.