177. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 novembre 1776.
Sire,
J'ai reçu presque en même temps les deux nouvelles lettres, du 22 et du 26 octobre, dont V. M. a bien voulu m'honorer. Ces deux lettres, Sire, et celle que j'avais eu l'honneur d'écrire à V. M. il y a environ six semaines, ont été plus longtemps en chemin qu'à l'ordinaire. Les honnêtes commis des postes qui, par des ordres sans doute fort respectables, mais dont j'aime mieux que d'autres soient chargés que moi, ouvrent les lettres sur la route d'Allemagne (car je n'ose dire sur celle de France) ont été apparemment plus empressés encore qu'à l'ordinaire de lire, pour leur instruction ou pour leur triste amusement, ce qu'un grand roi veut bien dire à un pauvre philosophe affligé, et ce que le pauvre philosophe répond au grand roi. On ne peut nier, Sire, que ces commis ne soient vraiment et en tout sens des gens de lettres, et des gens de lettres curieux des belles choses; mais je crains bien que ces littérateurs si curieux, et surtout si honnêtes, ne soient dignes ni de s'instruire en lisant vos lettres, ni même de s'attrister en lisant les miennes. Quoi qu'il en soit, je leur serais au moins fort obligé de ne pas retarder de plusieurs jours, et même de quelques heures, la consolation si douce et si nécessaire à mon cœur que les bontés de V. M. me font éprouver dans la malheureuse circonstance où je me trouve. Je ne sais plus, Sire, comment vous exprimer à quel point ces bontés si touchantes pénètrent mon âme,<65> et combien cette âme, qui ne se croyait plus ouverte qu'à la douleur, trouve encore de sensibilité en elle pour la reconnaissance qu'elle vous doit à tant de titres. Cette reconnaissance n'est pas un sentiment réservé pour moi seul; tous mes amis le partagent avec la plus tendre vénération pour votre personne. Je voudrais que V. M., sensible comme elle est à la véritable gloire, c'est-à-dire, aux hommages des hommes éclairés et vertueux, pût entendre ce qu'ils disent à la lecture de ces lettres; qu'elle pût apprendre de leur propre bouche combien le grand Frédéric, depuis longtemps l'objet de leurs éloges et de leur admiration, leur paraît digne encore d'être aimé. J'ose croire que ce concert unanime de louanges si douces et si vraies toucherait autant V. M. que les cris de victoire de ses soldats sur les champs de bataille où elle a triomphé tant de fois. Pour moi, Sire, je fais mieux encore que de vous admirer et de vous chérir; je vous écoute, et je profite de vos leçons; je fais tout ce qui est en moi pour me distraire; j'essaye différentes sortes de travaux, d'études, de lectures, d'amusements même; je rassemble chez moi quelques amis certains jours de la semaine; je vais les chercher les autres jours; je prends le plus de part que je puis à leur conversation; je tâche de me persuader que tout ce qui se passe autour de moi me touche, ou du moins m'occupe; je tâche même de le faire croire aux autres par la part apparente que j'y prends. Mes amis me croient quelquefois soulagé et presque consolé; mais quand je ne les ai plus autour de moi, quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l'univers, privé pour jamais d'un premier objet d'attachement et de préférence, mon âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le vide qui l'environne et qui la flétrit; je suis comme les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls, mais que la société croit gais, parce que le moment où ils conversent avec les hommes est le seul supportable pour eux. J'ai beau suivre le conseil que V. M. veut bien me donner, et dont elle m'apprend qu'elle fait<66> usage pour elle-même dans ses moments d'affliction; j'ai beau lire les philosophes et chercher à me consoler avec eux : j'éprouve, comme le dit si bien V. M., que les maladies de l'âme n'ont point d'autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que m'ont dit ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c'est l'espoir de les voir finir bientôt avec la fin de la vie. Cela n'est pas fort consolant, mais, comme le dit encore V. M., c'est un moyen que la nature nous donne de nous détacher de cette vie, que nous sommes obligés de quitter. Cela me rappelle le mot du solitaire qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : « Vous voyez un homme presque aussi heureux que s'il était mort. » Je suis comme cette vieille femme qui voulait à toute force devenir dévote, et qui n'y pouvait parvenir. « Je m'excède, disait-elle, de livres de dévotion, je m'en bourre, et rien ne passe. » J'éprouve dans un sens bien plus profond que le sens ordinaire combien le malheur est un grand maître, combien une perte irréparable fait naître de réflexions, cruelles à la vérité, mais que sans elle on n'aurait jamais eues; combien une douleur pénétrante étend et agrandit l'âme, et combien une pensée est vaste quand on n'en a qu'une. J'ai été touché jusqu'aux larmes, Sire, par ces mots de votre dernière lettre, si pleins de bonté et d'intérêt : « Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché en lisant votre lettre. » Ne vous reprochez rien, Sire, et croyez que vous avez ce que Tacite dit de Germanicus,66-a per séria, per jocos eundem animum, une âme qui intéresse également mon cœur quand elle est sérieuse et quand elle est gaie. Vous mettez le comble à vos bontés en employant même la poésie à ma consolation; vous me dites en vers élégants et harmonieux ce que vous avez bien voulu me dire en prose éloquente et philosophique; votre prose, Sire, devrait être signée Sénèque, Montaigne, et vos vers, Lucrèce, Marc-Aurèle.
<67>La pauvre madame Geoffrin est dans la même situation, entourée de médecins qui ne peuvent la soulager, de sots et de dévots qui l'ennuient, privée de voir les personnes qui lui plaisent le plus, et moi de la triste douceur de mêler mes larmes avec les siennes.
V. M. veut bien me rassurer sur la guerre, que je craignais pour elle et surtout pour moi; je désirerais bien vivement qu'elle pût me rassurer de même sur sa santé, dont l'état chancelant m'alarme et m'afflige. Ménagez-vous, Sire, et conservez-vous pour vos peuples, pour la philosophie et les lettres, et j'ose ajouter, pour ma consolation. J'attends avec la plus grande impatience le printemps prochain, pour m'assurer par moi-même de l'état de cette santé qui m'est si chère, et pour remplir les vœux de mon cœur en mettant aux pieds de V. M. les sentiments d'admiration, de reconnaissance, de vénération et de tendresse avec lesquels je suis plus que jamais, etc.
66-a Annales, liv. II, chap. 13.