180. A D'ALEMBERT.
Le 25 janvier 1777.
Je suis bien aise d'apprendre par vous-même que vous commencez à pouvoir vous occuper de la géométrie; la forte application que<73> les calculs demandent accoutume insensiblement l'esprit à s'occuper d'autres sujets que de ceux qui causent la douleur, et le temps achèvera le reste. Je me flatte que le voyage que vous ferez dans nos contrées obotrites sera avantageux à votre santé; c'est une diversion de plus, qui pourra affaiblir les profondes impressions que le chagrin avait laissées dans votre âme. Pour moi, ce me sera un plaisir sensible de vous voir. Nous philosopherons, nous métaphysiquerons ensemble; mais en même temps vous devez vous attendre que nous bannirons de la conversation toutes les idées lugubres qui faneraient les roses et les fleurs de nos amusements.
Des lettres d'Espagne avaient annoncé, il y a quelques mois, des marques d'aliénation d'esprit qu'avait données le roi d'Espagne; c'est bien la plus grande marque de folie qu'un homme puisse donner que de s'abandonner à son confesseur. On croit que le prince des Asturies n'attend que le moment où son père aura fait quelque fausse démarche, pour l'enfermer et régner en sa place. On frémit d'indignation en voyant cette inquisition rétablie en Espagne. Hélas! mon cher Anaxagoras, le bon sens est plus rare qu'on ne pense. Pour expier ses amours avec la vache blanche,73-a Sa Majesté Catholique se livre avec ses fidèles sujets aux mains de bourreaux tonsurés qui font plus de mal dans ce monde-ci que jamais les diables n'en feront dans ces enfers imaginaires empruntés des Égyptiens.
Messieurs vos conseillers au parlement seront bien gens à protéger l'inquisition; le zèle qui les anime contre Voltaire me paraît fort suspect; ce pourrait bien être la suite du ressentiment qu'ils lui conservent d'avoir célébré en beaux vers leur expulsion; ils devraient rougir de honte. Quel honneur ont-ils à persécuter un pauvre vieillard qui est au bord de sa tombe? Et à bien examiner la chose, Voltaire n'a fait que recueillir les sentiments de quelques Anglais et leurs<74> critiques de la Bible; lui-même il gémit de leur audace, et il paraît n'avoir fait cet ouvrage que dans le dessein qu'on le réfute. On a tant dit de choses dans ce siècle contre la religion! Ses Commentaires sur la Bible sont moins forts qu'une infinité d'autres ouvrages qui font crouler tout l'édifice, en sorte qu'on a de la peine à le relever. Mais il est plus aisé de condamner un livre à être brûlé que de le réfuter. Si l'on parlait sérieusement en France de mes chapelains, on rirait au nez de mon ministre, tant ma réputation est mal établie en fait d'orthodoxie. Cependant Voltaire me fait de la peine; son abattement perce dans ses lettres. Il faut qu'on le chicane sur ses établissements de Ferney; il ajoute qu'il a perdu un procès, qu'il est ruiné, et qu'il terminera ses vieux jours dans la misère. C'est l'énigme du sphinx; il faudrait un autre Œdipe pour l'expliquer.
Tout ce qui arrive à Voltaire me fait venir une réflexion assez vraie malheureusement : qu'on fait souvent des vœux inconsidérés en souhaitant une longue vie à ses amis. Si Pompée était mort à Tarente, où il fut attaqué d'une fièvre chaude violente, il aurait été enterré avec toute sa réputation, et n'aurait pas vu périr sa république. Si le fameux Swift était mort à temps, ses domestiques ne l'auraient pas montré pour de l'argent lorsqu'il devint imbécile.74-a Si Voltaire était mort l'année passée, il n'aurait pas essuyé tous les chagrins dont il se plaint si amèrement. Laissons donc agir les vagues destinées, et, sans nous embarrasser de la durée de notre course, contentons-nous de souhaiter qu'elle soit heureuse.
Le neveu dont vous me félicitez n'a pas poussé sa carrière au delà de trois jours. Je pense comme je ne sais quel peuple de l'Afrique, qui pleurait à la naissance des enfants, et fêtait leur mort, parce qu'il n'y a que ceux qui meurent qui soient à l'abri des chagrins et des infortunes innombrables auxquelles les hommes sont sujets. Je ne vous dis rien au sujet de la nouvelle année; elle sera assurément heu<75>reuse pour moi, puisqu'elle me procurera le plaisir de voir le sage Anaxagoras et de l'assurer de vive voix de mon estime. Sur ce, etc.
73-a Voyez t. II, p. 36, et t. XIII, p. 50.
74-a Voyez t. II, p. 16, et t. XXIII, p. 267.