184. DU MÊME.
Paris, 23 mai 1777.
Sire,
Je crois devoir rendre compte à Votre Majesté de la conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec M. le comte de Falkenstein, et dans laquelle V. M. est intéressée. Il vint samedi dernier, 17 de ce mois, à l'Académie française, et, après avoir entendu les différentes lectures qui lui furent faites, il eut la bonté de s'approcher de moi. Il me dit d'abord des choses très-obligeantes, et ajouta : « On dit que vous nous proposez d'aller cette année en Allemagne; on ajoute même que vous allez devenir tout à fait Allemand. » Je répondis que j'avais en effet formé le projet de faire ma cour cette année à V. M., et d'aller passer auprès d'elle quelques mois de la belle saison; que j'avais fort désiré de faire ce voyage, mais que le mauvais état de ma santé ne me permettait pas de l'entreprendre, ce qui m'affligeait d'autant plus, que V. M. avait bien voulu m'y inviter avec toute la bonté possible. « Il me semble, dit-il, que vous avez déjà été voir le roi de Prusse. - Deux fois, répondis-je; une en 1756,82-a à Wésel, où je ne restai que peu de jours, et l'autre en 1763, où j'eus l'honneur de passer trois ou quatre mois auprès de lui. Depuis ce temps, ajoutai-je, j'ai toujours désiré d'avoir l'honneur de revoir ce prince, mais les circonstances m'en ont empêché; j'ai surtout beaucoup regretté de n'avoir pu lui faire ma cour l'année où il vit l'Empereur à Neisse; mais en ce moment, je n'ai plus rien à désirer là-dessus. - Il était bien naturel, me répondit-il, que l'Empereur, jeune et désirant de s'instruire, voulût voir un prince tel que le roi de Prusse, un si grand capitaine, un monarque d'une si grande réputation, et qui a joué un si grand rôle. C'était, ajouta-t-il en propres termes, un<83> écolier qui allait voir son maître. - Je désirerais fort, lui dis-je, que M. le comte de Falkenstein pût voir les lettres que le roi de Prusse me fit l'honneur de m'écrire après cette entrevue;83-a il y verrait que ce prince portait dès lors sur l'Empereur le jugement que la voix publique a confirmé depuis. » J'ai cru, Sire, que V. M. ne serait pas fâchée d'être instruite de cette conversation. Je ne lui ferai pas un détail ennuyeux de ce que l'Empereur eut la bonté d'ajouter relativement à moi-même; je lui dirai seulement que j'avais lu dans l'assemblée deux morceaux; l'un consistait en quelques synonymes dans le goût de ceux de l'abbé Girard, et parmi ces synonymes était celui de simplicité, modestie, qui finissait par une application légère et indirecte à ce prince, et qu'il me parut sentir avec plaisir. L'autre morceau était un Éloge très-court de Fénelon, dans lequel il y avait aussi plusieurs choses indirectes qui lui étaient relatives, entre autres un sur les voyages que Fénelon avait désiré de faire faire au duc de Bourgogne son élève, et sur le désir qu'il avait que ces voyages fussent sans cortége et sans appareil. Le comte de Falkenstein a recueilli au spectacle le fruit de cette simplicité avec laquelle il voyage. Il alla voir Œdipe il y a quelques jours, et, dans l'endroit où Jocaste dit ces vers de la première scène du quatrième acte :
.... Ce roi, plus grand que sa fortune,Dédaignait, comme vous, une pompe importune, etc.,83-b
tout le spectacle se tourna vers lui, et battit des mains à plusieurs reprises. Cette simplicité, Sire, est un bel exemple que l'Empereur est venu donner à nos princes, qui en ce moment ne voyagent pas comme lui; et cet exemple lui a été donné par un autre roi, bien fait pour servir de modèle en tout à ses confrères. L'Empereur a vu avec intérêt tout ce qui mérite d'être vu ici, et il a marqué partout beau<84>coup de raison et d'envie de s'instruire. Il fut vendredi dernier à l'Académie des belles-lettres, où on lui lut l'extrait des mémoires les plus intéressants qui avaient été donnés depuis six mois par les académiciens. Parmi ces mémoires, il s'en trouva un sur ce que pensaient les anciens de la fureur du jeu. Il se tourna vers M. Turgot, qui présidait l'assemblée, et lui dit : « Voilà un mémoire qui est assez de saison. » C'est qu'en effet la fureur du jeu est, à la cour, plus grande que jamais, malgré le bon exemple que le Roi donne à ce sujet.
Comme cette lettre, Sire, est uniquement destinée à parler à V. M. du voyage de l'Empereur, je n'y mêlerai point Childebrand84-a en lui parlant aujourd'hui de moi. Ma santé est toujours très-languissante, et jusqu'à présent la belle saison y fait peu de changement; il est vrai que cette belle saison est affreuse par les pluies continuelles qui tombent depuis six semaines.
Je finis en renouvelant à V. M. tous mes regrets de ne pouvoir moi-même aller mettre à ses pieds les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de profond respect que je lui dois à tant de titres, et avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
82-a Du 17 au 19 juin 1755. Voyez t. XXIV. p. XI.
83-a Voyez t. XXIV, p. 510, no 60.
83-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. II, p. 104.
84-a Allusion au vers de Boileau (Art poétique, ch. III, v. 242) :
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.