207. DE D'ALEMBERT.
Paris, 2 juillet 1779.
Sire,
Lorsque j'eus l'honneur d'écrire ma dernière lettre à Votre Majesté, la paix qu'elle vient de donner avec tant de gloire à l'Allemagne était près de se conclure, et je crus dès ce moment pouvoir témoigner à V. M. toute la joie que je ressentais d'un événement tout à la fois si heureux pour l'Europe, si précieux à ses peuples, et si honorable pour elle. Je prends la liberté de lui renouveler aujourd'hui l'expression des mêmes sentiments, et d'une admiration que j'ai le bonheur de partager aujourd'hui avec tous ceux qui entendent prononcer le nom de V. M. Cette admiration, Sire, est aussi universelle que juste, et jamais peut-être aucun monarque n'a été plus généralement l'objet de la vénération publique que ne l'est en ce moment V. M. La France est peut-être de toutes les nations celle qui en donnerait à V. M. les témoignages les plus vifs, tant l'enthousiasme que vous y excitez est prodigieux et universel. On a dit, je ne sais pas pourquoi, que V. M. viendrait faire un tour à Paris. Elle y recevrait, j'ose le dire, les honneurs du triomphe le plus complet dont elle ait jamais joui, et j'aurais le bonheur d'en être témoin avant de quitter ce triste monde, qui, dans cette circonstance, me paraîtrait à bien juste titre le meilleur des mondes possibles. Mais je crains bien, Sire, qu'il ne me faille renoncer à ce doux espoir, ou plutôt à cette douce chimère, comme je suis obligé de renoncer, au moins pour cette année, au désir que j'avais d'aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments de respect et d'admiration dont je suis depuis si longtemps pénétré pour elle. La faiblesse de ma santé, qui devient plus grande de jour en jour, et qui ne me permet presque plus aucun<140> travail d'esprit, et encore moins aucune fatigue de corps, me prive de cette satisfaction si chère à mon cœur. Je m'en console, Sire, autant qu'il est possible, en m'entretenant, avec tout ce que je vois, de la gloire de V. M., en me rappelant sans cesse avec la plus vive reconnaissance les bontés dont elle m'honore depuis si longtemps, et surtout en apprenant que sa santé est meilleure que jamais, et promet encore longtemps à l'Europe l'exemple de sa vie, de sa gloire, de son génie et de ses vertus.
Je n'ose prier V. M. d'interrompre quelques moments ses précieuses occupations pour jeter les yeux sur le volume d'Éloges académiques que j'ai eu l'honneur de lui envoyer. Elle y verra du moins, si elle daigne l'ouvrir, les témoignages les plus sincères de la reconnaissance et de la vénération que je lui dois. Je ne sais par quelle fatalité elle a reçu ce volume si tard. J'ai eu l'honneur de le lui envoyer au moment même de l'impression; il est resté, contre mon espérance, trois mois entiers à Berlin, et n'a été remis à V. M. qu'au moment de son arrivée. C'est trop tard pour ce que je lui dois, mais c'est peut-être encore trop tôt pour mon intérêt et pour le jugement qu'elle portera de cette rapsodie, si elle daigne un moment s'en occuper.
V. M. sait peut-être que l'Académie française a proposé l'éloge de Voltaire pour le sujet du prix de poésie, et que j'ai eu le bonheur de rendre hommage en cette occasion à la mémoire de mon ami, en augmentant ce prix du double. Nous allons lire et juger les pièces du concours; puissent-elles être dignes du sujet! Il ne nous resterait plus, Sire, qu'un éloge à proposer après celui-là; je le laisse à devinera V. M., et je voudrais bien que les circonstances nous permissent d'offrir à nos poëtes un si beau sujet d'exercer leurs talents.
V. M. me fait l'honneur de me parler du buste de Voltaire. Ce buste, Sire, est très-ressemblant, fait par un sculpteur très-habile, et digne d'orner le cabinet de V. M., et même la salle de son Académie.<141> Si V. M. a quelques ordres à me donner à ce sujet, je les exécuterai avec autant de zèle que de plaisir.
Nous ne sommes pas, Sire, aussi heureux que V. M., de jouir des douceurs de la paix; nous nous contentons de la désirer et de l'attendre. Puisse-t-elle bientôt se rendre à nos vœux!
Je finis en demandant pardon à V. M. de l'avoir ennuyée si longtemps de mon verbiage, en lui renouvelant tous les vœux que je fais pour son bonheur, pour sa gloire et pour sa conservation, et en mettant à ses pieds tous les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de vénération tendre et profonde avec lesquels je serai jusqu'au dernier jour de ma vie, etc.