218. A D'ALEMBERT.

(Le 1er mai 1780.)166-a

Comme je n'ai la goutte qu'aux pieds, je ne l'ai pas à la tête; ainsi cela ne m'empêche pas, mon cher d'Alembert, de conserver quelques restes de mon ancienne gaîté. J'aime mieux suivre l'exemple de Démocrite que de pleurer éternellement avec Heraclite sur des malheurs que nous ne saurions changer; ainsi toutes les sottises sorboniques m'amusent autant qu'Arlequin sauvage de la comédie italienne. Apprendre des sages et se divertir des fous, voilà ce qui convient le mieux aux hommes sensés; aussi fais-je, et je vous réponds que vos moines qui se targuent le plus de leur ténébreuse science sont ceux qui servent le mieux à mes menus plaisirs.

Quelque peine que se donne votre engeance théologique pour flétrir Voltaire après sa mort, je n'y reconnais que l'effort impuissant d'une rage envieuse, qui couvre d'opprobre ceux qui en sont les auteurs. Muni de toutes les pièces que vous m'avez envoyées, j'entame à Berlin la fameuse négociation pour le service de Voltaire, et quoique je n'aie aucune idée d'une âme immortelle, on dira une messe pour la sienne. Les acteurs qui jouent chez nous cette farce connaissent<167> plus l'argent que les bons livres; ainsi j'espère que les jura stolae l'emporteront sur le scrupule.

Un géomètre français m'écrit avec emphase qu'il a découvert la quadrature du cercle, et que toute l'Europe est jalouse de lui. Autant que je m'entends à ces matières, cette quadrature est impossible, à cause que les sections sont impaires, et même que si par son calcul il en approchait de plus près que ses devanciers, cette découverte n'en serait pas moins inutile. Ces hautes sciences ne deviennent utiles à la société qu'autant qu'on les applique à l'astronomie, à la mécanique et à l'hydrostatique; d'ailleurs, elles ne sont qu'un luxe de l'esprit.167-a

Nous avons ici un véritable génie de mécanicien; il s'appelle Hermite;167-b fécond en inventions ingénieuses et utiles, il ne lui manque que de la célébrité; sa simplicité et sa modestie relèvent autant son mérite que ses connaissances. Si dans un pays on pouvait découvrir tous les talents que la nature se plaît à distribuer au hasard, et qu'on pût employer chacun dans son genre, ce pays deviendrait bientôt le premier de l'Europe. Mais que de sagacité, de soins infinis et de patience faudrait-il pour de telles découvertes! Le fatum s'est réservé la direction de nos destinées. A bien examiner la chose, nous y avons moins de part que notre orgueil ne nous en attribue.

J'en viens à présent au buste de Voltaire, dont je vous prie de reculer l'envoi jusqu'au mois de septembre, où tout sera exactement payé. La lettre que vous avez écrite à Catt m'a fait bien du plaisir. Rapportez-vous-en à la réponse que vous recevrez de lui. A notre âge, il n'y a pas de moments à perdre; ou il faut se voir vite dans ce monde-ci, ou se donner rendez-vous dans la vallée de Josaphat, et<168> vous savez ce qui s'y passe. En moins d'un mois, la mort nous a enlevé, ici et dans notre voisinage, quantité de personnes distinguées et connues : la Princesse de Prusse, son frère le duc de Brunswic, ma nièce la duchesse de Würtemberg, l'électrice douairière de Saxe, le prince et la princesse Hatzfeld, et le prince de Mansfeld avec son fils.168-a Une bataille sanglante et meurtrière n'en aurait pas plus emporté à la fois. Si donc un vieillard septuagénaire a hâte de vous voir, ne vous en étonnez point; c'est pour vous assurer, avant de mourir, de l'estime qu'il a eue pour vous et pour votre génie. Sur ce, etc.


166-a Cette date est tirée de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 268.

167-a Voyez t. XIX, p. 360 et 361; t. XXI, p. 169; t. XXII, p. 206 et 226; et t. XXIII, p. 346.

167-b Ce mécanicien nous est aussi inconnu que le physicien Célius, dont Frédéric parle avec éloge dans ses lettres au comte Algarotti et à Voltaire, du 4 décembre 1739, t. XVIII p. 8, et t. XXI, p. 378.

168-a La Princesse de Prusse (t. IV, p. 262) mourut le 13 janvier 1780; le duc Charles de Brunswic (t. VI, p. VI et 252), le 26 mars; la duchesse Élisabeth-Frédérique-Sophie de Würtemberg, née princesse de Baireuth (t. VI, p. 200), le 6 avril; l'électrice douairière Marie-Antonie de Saxe (t. XXIV, p. IV et 41-366), le 23 avril; François-Philippe-Adrien, prince de Hatzfeld-Trachenberg, était mort le 5 novembre 1779; sa femme Bernardine-Marie-Thérèse mourut le 7 avril 1780; Henri-Paul-François, prince de Fondi et comte de Mansfeld, le 15 février, et son fils, Joseph-Wenceslas-Jean-Népomucène, le 31 mars suivant.