221. DE D'ALEMBERT.
Paris, 24 juillet 1780.
Sire,
Quelque désolé que je sois de ne pouvoir aller mettre aux pieds de V. M. tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle, la lettre dont elle vient de m'honorer a augmenté, s'il est possible, l'affliction profonde que j'en ressens. Le détail plein de bonté où V. M. veut bien entrer sur mon état excite en moi la plus vive et la plus juste reconnaissance. Elle me propose le remède anglais, que je prendrais bien volontiers, malgré la guerre que cette nation nous fait, si je croyais que ce remède pût me convenir; mais outre qu'il est, dit-on, fort contraire à l'estomac, et que l'estomac, dans ma frêle machine, ne vaut guère mieux que la vessie, il me paraît aujourd'hui bien assuré, d'après des consultations que j'ai faites, que mon mal n'est point la pierre, que c'est un genre de calcul tout différent, qui tient à la chaleur de mon sang, et surtout à celle de la saison, qui diminue quand le temps se refroidit, qui même pendant l'hiver est presque nul, qui augmente quand le temps se réchauffe, et surtout quand mes reins sont réchauffés, et dont le vrai remède sont les bains, les aliments<175> rafraîchissants, le repos, et la précaution de ne pas aller trop longtemps en voiture. Je joins à cela, à mon grand regret, la privation presque entière de travail, et j'en suis d'autant plus affligé, que, n'ayant plus ici aucun objet de liaison, d'intérêt et de société, depuis la perte que j'ai faite il y a quatre ans, le travail et l'étude sont à peu près la seule ressource dont je puis user. Aussi je commence pour mon malheur à connaître l'ennui, que j'avais ignoré jusqu'à ce moment; et cette situation, jointe à plusieurs sujets de désagrément que j'éprouve dans ma triste patrie, me ferait désirer plus que jamais le mouvement et la distraction dont je suis forcé de me priver, grâce à mes reins. Si j'ai jamais désiré, Sire, d'aller passer quelques moments auprès de vous, c'est assurément aujourd'hui, sans les malheureuses raisons qui m'en empêchent; et comme aucun motif d'affection ni de plaisir ne me retient ici, V. M. peut être bien sûre que je ne lui ferais pas un grand sacrifice en me privant pour quelques mois de l'eau bourbeuse de la Seine, de nos tristes promenades et de nos très-médiocres spectacles. Mais puisque Esculape et la destinée ne le veulent pas, il faut me soumettre à mon triste sort. Si ma tendre vénération pour V. M. en est très-affligée, mon amour-propre s'en console peut-être un peu par la crainte que j'aurais de paraître à V. M. fort au-dessous de ce qu'elle m'a vu il y a dix-sept ans,175-a quoique, à dire vrai, je ne sois pas tombé de bien haut; mais je me sens déchu, et tout prêt à déchoir encore.
J'ennuie trop longtemps V. M. de ce détail, et j'aime mieux lui parler du plaisir que m'a fait le service de Voltaire; tous les gens qui aiment et qui révèrent ici sa mémoire, c'est-à-dire, tout Paris, à l'exception peut-être de l'assemblée du clergé, ont été enchantés du détail qu'on leur a fait de cette pieuse et auguste cérémonie. Nous sommes bien sûrs à présent que Voltaire a pour le moins un pied en<176> paradis. Il ne manquerait plus, Sire, aux honneurs de toute espèce que V. M. lui a fait rendre que de lui élever dans l'église de Berlin un monument où il serait représenté se prosternant devant le Père éternel, et foulant aux pieds le Fanatisme. L'épigramme serait excellente, et le sculpteur Tassaert pourrait exécuter celte idée sous les yeux et d'après les vues de V. M. On travaille actuellement au buste de ce grand homme, à la française, tel que V. M. le désire, et j'espère qu'il sera prêt dans deux mois au plus tard.
Je joins ici une pièce de vers qu'un poëte flamand peu connu, mais admirateur zélé de cet illustre écrivain, m'a prié de faire parvenir à V. M. C'est un hommage que ce poëte a cru devoir faire à V. M. de ses regrets sur la perte d'un grand homme qu'elle a honoré de ses bontés de son vivant, et de ses éloges après sa mort.
M. de Catt remettra à V. M. un nouveau mémoire et des certificats authentiques en faveur du pauvre curé de Neufchâtel, persécuté par son évêque fanatique. V. M. voudra bien se faire rendre compte de ce détail, et faire obtenir justice à ce pauvre diable de prêtre, qui l'attend et la lui demande depuis longtemps.
Puisse le destin, qui afflige mes jours, prolonger à mes dépens ceux de V. M., et lui donner pour longtemps encore la santé, la gloire et le repos! Hélas! notre pauvre France aurait bien besoin du dernier, après cette misérable et plate guerre, qui n'a pas l'air de finir sitôt.
Je suis avec la plus vive reconnaissance et la plus tendre vénération, etc.
175-a Le 22 juin 1763, d'Alembert était venu voir le Roi, dont il avait pris congé le 15 août pour retourner en France. Voyez t. XXIV, p. 418 et 419 nos 15 et 16.