240. A D'ALEMBERT.
Le 12 août 1781.
Je suis obligé de confesser que vous êtes universel. Je savais depuis longtemps que vous aviez fait de grands progrès dans les hautes sciences, je savais que le beau génie d'Horace ne vous avait pas échappé; mais pour le roi prophète, le musicien favori de Saül, le plus célèbre faiseur de cantiques de Jérusalem, je ne me doutais pas que vous l'eussiez assez étudié pour le citer. Ainsi, pour faire étalage de mon érudition politique, je vous appliquerai le mot qu'un ministre d'Espagne dit à son roi lorsque la maison de Bragance lui enleva le Portugal : « Votre monarchie est comme une fosse (ou votre science); plus on la creuse, et plus on la trouve profonde. »218-a Tout<219> entre dans la sphère de vos connaissances, de la lie hébraïque jusqu'au roi prophète; gare que la Sorbonne ne vous imite; alors on chantera dans Notre-Dame : Grand Dieu, exterminez les Anglais; que les mères et les enfants soient écrasés contre les pierres!
Et nos chiens s'engraisseront
De leur sang, qu'ils lécheront,219-a
Dans les régions pacifiques que j'habite, on trouverait ces vers dignes des Hurons et des cannibales; mais tout ce qu'on rejette ailleurs est sublime en Sorbonne. Ainsi j'espère qu'à quelque grande fête, en présence de l'Empereur, on régalera Joseph II de cet hymne.
Les vers de votre jeune homme ont de l'énergie; son talent est supérieur à son âge; gare qu'il n'ait le sort de Pic de la Mirandole219-b et de Baratier,219-c qui tous deux moururent jeunes, victimes de leur génie prématuré. Mon banquier vous fournira quelque argent pour le poëte naissant. Des puristes de la latinité ont prétendu y trouver des gallicismes; mais un âge aussi tendre que celui du poëte excuse tout. Que j'ai été surpris de me trouver avec la religion dans un même drame, moi qui n'ai jamais habité le même toit avec elle! Je vois bien qu'il n'y a qu'à vieillir pour apprendre par l'expérience que rien<220> n'est impossible, et que celui qui a l'impertinence de vivre le plus longtemps trouve toujours du nouveau.
Si je voulais faire un recueil nouveau des choses que j'ai vues, on en imprimerait autant de volumes que de l'Encyclopédie. En voici quelques-unes pour échantillons. J'ai vu Louis XIV, à peine au tombeau, méprisé et oublié; j'ai vu reines de France une Poisson220-a et une madame Lange;220-a j'ai vu le feu et l'eau se réunir, les Bourbons s'allier aux Habsbourg; j'ai vu les jésuites détruits; j'ai vu la philosophie tirer du puits la vérité; j'ai vu des barbares refuser la tombe à Voltaire; je vois des enfants rebelles se mutiner contre le pape leur père, le houspiller, le piller et le dégrader; je vois encore nombre d'autres choses, et je me tais.220-b Si ce prospectus plaît au public, le reste de l'ouvrage coulera de source. Et vous, messieurs les décacheteurs de lettres, si vous croyez savoir tout ce que je pense, en lisant ce peu de lignes, je vous avertis que vous vous trompez; et encore, si vous le saviez, vous n'auriez la mémoire chargée que de quelques balivernes de plus.
Mais vous, mon cher Anaxagoras, vous attendez de moi des épigrammes quand les symboles de l'hiver couvrent ma tête à demi chenue, que mon sang se glace, que mon imagination se refroidit, et que je traîne avec peine les membres cadavéreux de mon ancienne existence. Hélas! les roses de mon bel âge se sont fanées, et, en tombant, elles ne m'ont laissé que les épines de la caducité. Il ferait beau me voir avec une voix tremblante déclamer une faible épigramme contre Beaumont,220-c lui qui mériterait d'être déchiré par une troupe de satyres et de bacchantes. Cette lettre-ci, je vous l'écris en brodequins; j'avais chaussé le cothurne en vous écrivant la précédente.
<221>Ainsi, sans chagrins, sans noirceurs,
De la fin de mes jours poison lent et funeste,
Je sème encor de quelques fleurs
Le peu de chemin qui me reste.221-a
Anacréon, Chaulieu, Horace, Virgile, Voltaire, voilà mes Évangiles poétiques. J'abandonne les beaux esprits de l'ancienne loi à Beaumont, à la Sorbonne et à tous les non-penseurs; ils peuvent faire sauter les montagnes et les transporter, s'ils veulent; pourvu qu'ils me laissent le Parnasse, il me suffit. Au lieu de Notre-Dame et de sainte Geneviève, j'ai les neuf Muses avec Sapho; au lieu de saint Denis, j'ai Apollon, qui ne baise point sa tête. Vous conviendrez qu'avec une telle compagnie un honnête homme n'est pas à plaindre. Du reste, on ne gagne point chez moi d'indigestion pour avoir mangé ...221-b gloutonnement. Nous célébrons nos fêtes avec des figues et des pêches; des grappes de muscat nous abreuvent, et tout se passe sans enchanteurs et sans enchantement. Vous devriez vous résoudre à partager avec nous nos agapes; votre foi vous en rend digne, et nos frères vous recevraient à bras ouverts. Mais que dis-je? vous me renvoyez à la vallée de Josaphat, et je crains que nous ne disparaissions l'un et l'autre avant de nous y rencontrer. Si vous voulez une paire de brodequins du bon faiseur, je vous en enverrai, car dans ce monde tout est folie, excepté la gaîté. Sur ce, etc.
218-a Nous n'avons trouvé ces paroles dans aucun historien; peut-être Frédéric rappelle-t-il l'état de l'opinion publique en Espagne, après les grandes pertes faites par Philippe IV. On donna à ce prince pour emblème un fossé, avec ces mots : Plus on lui ôte, plus il est grand. Mais son favori, le comte-duc Olivarès, lui dit : « Je viens vous annoncer une heureuse nouvelle : V. M. a gagné tous les biens du duc de Bragance; il s'est avisé de se faire proclamer roi, et la confiscation de ses terres vous est acquise par son crime. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVIII, p. 251, 252 et 255, et Vertot, Histoire des révolutions de Portugal, quatrième édition, A la Haye, 1729, in-12, p. 110 et 111. Voyez aussi notre t. XXIV, p. 570. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 17 avril 1769 : « On pourrait lui appliquer la devise espagnole dont l'emblème est un fossé, et on lit à l'exergue ces paroles : Plus on en ôte, plus il s'agrandit. »
219-a Saül, drame, traduit de l'anglais de M. Hut par Voltaire, 1763, acte IV, scène V; David chante, en jouant de la harpe : Chers Hébreux, par le ciel envoyés,
Dans le sang vous baignerez vos pieds;
Et vos chiens s'engraisseront
De ce sang, qu'ils lécheront.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. VII, p. 371; Psaume LXVIII, v. 24, selon la traduction de Luther (psaume LXVII, selon la Vulgate).219-b Né en 1463, mort en 1494.
219-c Jean-Philippe Baratier, né à Schwabach en Franconie le 19 janvier 1721, mort à Halle le 5 octobre 1740.
220-a La marquise de Pompadour et la comtesse Du Barri.
220-b Réminiscence de la poésie des J'ai vu, attribuée faussement à Voltaire. Voyez t. VII, p. 60.
220-c Ce prélat mourut le 12 décembre 1781.
221-a Voyez ci-dessus, p. 91.
221-b Nous ajoutons ces points d'après la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 304.