249. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er mars 1782.
Sire,
Depuis la dernière lettre dont Votre Majesté m'a honoré, j'ai eu des inquiétudes, bien ou mal fondées, mais toujours très-grandes pour moi, sur sa santé. On m'écrivait d'Allemagne qu'elle n'était pas bonne, que du moins elle avait souffert quelques altérations pendant le rude hiver qu'on dit avoir régné dans le Nord. Heureusement M. le baron de Goltz a dissipé ces alarmes, et m'a assuré que V. M. était aussi bien qu'on pût le désirer. Je n'ai donc plus qu'à vous témoigner, Sire, toute ma satisfaction et toute ma joie. Cette consolation me dédommage des contradictions que ma pauvre machine éprouve, et qui commencent même à me faire croire qu'il faudra peut-être bientôt songer à faire mon paquet; mais, Sire, ma santé et ma vie même ne sont rien pour moi, tant que je n'aurai point à craindre pour la vôtre.
Vos bienfaits, Sire, pour le jeune étudiant que j'avais pris la liberté de recommander à votre bienfaisance ont augmenté l'émulation et l'ardeur que montrait déjà ce jeune homme intéressant; il n'a point quitté depuis cinq mois les premières places de sa classe, et fera tous ses efforts pour se montrer digne des bontés que V. M. a bien voulu avoir pour ses talents naissants.
Ce que V. M. me fait l'honneur de m'écrire au sujet de la querelle du César avec le très-saint père est plein de raison, d'humanité et de justice. Il est sûr que ce pauvre prêtre, qui dessèche les marais pontins, n'est pas coupable des sottises de Grégoire VII, d'Innocent IV, et de tant d'autres de ses prédécesseurs. Mais la justice souveraine a fait payer au genre humain le péché d'un seul, et la justice impériale fera payer à un seul le péché de plusieurs. Nous avons vu ici les ca<240>pucinales représentations du prêtre électeur de Trêves, et les réponses très-militaires du César. Je ne sais si je me trompe, Sire, mais je crois que le César n'en restera pas là, et que tous ces préliminaires ne sont, comme l'on dit, que pour peloter en attendant partie. Malheureusement pour saint Pierre, la partie ne sera pas égale entre les joueurs. II me semble que tous les évêques des États du César, soit politique, soit satisfaction de ne plus dépendre de Rome, sont très-soumis aux volontés impériales. Ils le seraient de même partout, si les souverains savaient dire, Je veux à cette troupe, récalcitrante quand on la prie, mais très-docile quand on lui commande. Le saint-père se consolera de ses désastres germaniques avec la soumission italienne, la fidélité espagnole, et la catholicité française; car nous ne cesserons pas sitôt d'avoir l'honneur d'être très-catholiques, non plus que les Italiens d'être très-soumis, et les Espagnols d'être très-fidèles.
Voilà pourtant, Sire, ces Espagnols qui, malgré leur inquisition, viennent de prendre Port-Mahon. Ils sont, ce me semble, plus heureux que sages, et les Anglais un peu plus ineptes qu'ils n'étaient du temps de Marlborough et de mylord Chatham. On commence à croire que ces pauvres Espagnols, malgré leurs sottises multipliées au camp de Saint-Roch, finiront aussi par prendre Gibraltar, qui, à la vérité, montre un peu plus les dents que Port-Mahon n'a fait. Ce camp de Saint-Roch n'en fait pas plus, ce me semble, que la neutralité armée, dont nous attendons toujours, et jusqu'à présent assez en vain, les efforts sérieux pour réprimer l'insolence anglaise. Elle ferait bien mieux encore, si elle pouvait déterminer les Anglais à la paix, dont ils ont besoin ainsi que nous. Mais je crains, Sire, que cette paix ne soit pas aussi prochaine qu'elle est désirable.
Nos politiques des Tuileries, qui savent rarement ce qu'ils disent, parlent d'une menace d'invasion dans les États du vénérable sultan de la part de deux de nos voisins. Il serait plaisant que le César voulût à la fois chasser le pape et le Grand Turc : cela m'est fort indiffé<241>rent, si le repos de V. M. n'en souffre pas; car je ne lui souhaite plus que le repos. Et qu'a-t-elle besoin de gloire?
Cette planète ou comète qu'on voit au ciel depuis longtemps annonce peut-être de grands événements politiques. Malheureusement il n'est point du tout certain qu'elle soit comète; auquel cas, comme le sait très-bien V. M., elle n'aurait pas l'honneur d'annoncer même de la pluie ou du beau temps. Elle est véhémentement soupçonnée d'être une pauvre planète que sa petitesse et sa distance avaient tenue jusqu'ici dans l'obscurité; mais il faudra du temps encore pour que les astronomes puissent lui donner un état, et faire, comme on dit, sa maison.
En attendant, Sire, conservez-vous, daignez me continuer vos bontés, et recevoir l'hommage du profond respect avec lequel je serai jusqu'au tombeau, etc.