16. DU MÊME.
Paris, 23 juin 1784.
Sire,
M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, m'ayant de nouveau choisi pour son commissionnaire, pour porter aux pieds de V. M. le paquet ci-joint, j'ai une sorte de droit de ne point l'expédier sans y ajouter l'hommage de mon constant et profond respect; mais j'ai voulu attendre la fin des travaux militaires de V. M. avant de l'oser importuner. Je calcule, Sire, que le Roi est revenu le 12 à Sans-Souci en parfaite santé, que de là, après avoir réglé les différents départements de ses ministres, il se rendra au Nouveau-Palais, où la philosophie, les arts et les lettres occuperont pendant quelques semaines ses loisirs, et où il me sera plus pardonnable que dans aucun autre temps de l'année de lui dérober un moment.
M. le prince de Lambesc et M. le prince de Vaudemont m'ont rendu le compte le plus satisfaisant sur la santé de V. M. Ils ont été pénétrés de l'accueil qu'un monarque surchargé de gloire a daigné leur faire,392-a et leur mère, la comtesse de Brionne, une des femmes les plus distinguées de France sous tous les rapports, en a été bien heureuse. J'en ai presque reçu des compliments, et le bonheur dont ma vie a été honorée à différentes époques d'avoir approché V. M. me met en liaison avec tous ceux qui jouissent successivement du même bonheur, et m'établit une espèce d'intimité avec eux. Les princes de Lorraine ont été si enflammés de l'amour de leur métier à la vue des manœuvres de Potsdam et de Berlin, qu'ils se sont rendus directement à leurs régiments, sans paraître à la cour, aux fêtes occasionnées par la présence du roi de Suède.
<393>J'ai eu l'honneur de voir ce prince, qui par le sang appartient de si près à V. M., successivement sur le théâtre de Paris et de Versailles, sur celui de Pétersbourg, sur celui de Stockholm, et je le retrouve ici, à sa sortie des ruines de Rome et du Capitole. On lui a donné aujourd'hui le spectacle d'un globe aérostatique, à Versailles, monté par deux voyageurs aériens que le vent a portés très-vite de Versailles à Chantilly. La lettre, Sire, dont V. M. m'a honoré le 14 février a prêché un converti sur ces globes. Je ne doute pas qu'ici ou ailleurs il n'arrive quelques accidents graves que l'étourderie et la légèreté n'auront pas prévus. D'ailleurs, tant qu'on n'aura pas trouvé un moyen de diriger ces machines, un autre de les rendre plus solides, moins perméables, sans nuire à leur légèreté, enfin un troisième de faire toute l'opération à meilleur marché, je regarde avec V. M. cette découverte comme à peu près inutile à toute autre chose qu'à des objets d'amusements. Le beau siècle de l'éloquence et de la poésie a fini en France, et tous les trônes sont restés vides, parce que la loi éternelle veut que tout finisse. La géométrie et les sciences exactes n'ont pas peut-être chassé les beaux-arts, mais les ont remplacés après leur départ, parce qu'il est plus aisé de faire avec exactitude une expérience de physique que d'avoir du génie. La poésie et l'éloquence sont des vagabondes qui aiment à voyager et à changer de climat; je les soupçonne de vouloir s'établir pour quelque temps en Allemagne. Cependant, à voir tous les vers dont nous accablons M. le comte de Haga,393-a on est loin de supposer que nous soyons menacés de disette. Le mal est que, quoique brillant dans le Mercure de France, il n'est pas bien sûr qu'aucun de ces vers aille à la postérité. Je suis, etc.
392-a Au mois de mai.
393-a Le roi de Suède.