<547> des mœurs, parce que les opinions ne sauraient changer les hommes, et que les passions sont les mêmes en tout pays, comme en toute secte. Imaginez tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez de frein pour les méchantes actions que dans les peines afflictives et dans la honte. Voilà ce qui retient quelques personnes, et les empêche de nuire aux devoirs de la société; mais les avantages présents, soit de l'intérêt, soit de l'ambition, soit de la volupté, l'emporteront toujours de beaucoup sur les punitions d'une autre vie, parce que le présent frappe les hommes plus sensiblement que les risques qu'ils courent après une mort qu'ils croient éloignée. Ainsi, mon cher frère, les opinions religieuses, comme celles de la philosophie, faibliront toujours, si elles ne se trouvent soutenues par la crainte des gibets et du mépris public. La religion ne peut servir aux ambitieux que dans des moments d'enthousiasme, comme ont été ceux du règne de Constantin, des croisades, des réformes de Luthera et de Calvin;b mais quand cette effervescence est passée, adieu le zèle, et la tiédeur succède au fanatisme. D'ailleurs, qu'on invente tout ce qu'on voudra, qu'on renouvelle les principes du stoïcisme, le désintéressement et l'humilité des premiers chrétiens,c le peuple entendra ces beaux discours sans les comprendre, et il se vengera, s'il est offensé; il se mettra en colère, si sa vésicule de fiel répand trop de bile dans l'estomac; il s'abandonnera à la volupté, si les liqueurs spermatiques abondent dans ses testicules; et s'il a le foie desséché, il s'enivrera dans la Courtille. Voilà, mon cher frère, sans fard, la peinture de notre espèce. Je l'aurais volontiers ennoblie, si j'avais pu; mon
a On trouve des jugements de Frédéric sur Luther dans ses œuvres historiques, t. I, p. 21 et suivantes, p. 236 et suivantes, et t. VII, p. 160 et suivantes. Voyez aussi t. XIV, p. 159, et t. XIX, p. 355.
b Voyez t. I, p. 22, et t. XXIV, p. 503 et 590.
c Voyez, t. I, p. 234, t. IX, p. 186, t. XXIII, p. 139, et t. XXIV, p. 559, 560 et 579, les éloges que Frédéric donne à la religion chrétienne à son origine et dans les premiers siècles. Voyez aussi la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 30 novembre 1770, t. XXIV, p. 572, et la lettre de Frédéric au comte de Manteuffel, du 27 mars 1736, t. XXV, p. 482.