183. AU MÊME.
(Potsdam) ce 22 (avril 1764).
Mon cher frère,
Je vous félicite du bal que vous avez donné sans danser. Je présume que vous ne vous y serez pas arrêté longtemps, et que vous aurez laissé la place à la jeunesse, qui se plaît à cet exercice. Je ne vous plains point d'être en compagnie avec Bayle; c'est de tous les hommes qui ont vécu celui qui savait tirer le plus grand parti de la dialectique et du raisonnement. Il y a tel ouvrage de lui où il n'y a aucune réponse à faire; il est seulement à regretter qu'il ait trop négligé son style. Il est trop négligé et très-incorrect; mais sa manière rigoureuse d'argumenter récompense le lecteur des désagréments de sa diction. C'est un maître admirable de logique, et qui fait apercevoir, quand on se familiarise à sa dialectique, combien le vulgaire des hommes est inconséquent, raisonne mal, et est susceptible d'être trompé ou<344> de se tromper lui-même. Je vous recommande surtout, mon cher frère, ses Commentaires philosophiques sur les comètes et son Contrains-les d'entrer; ce sont des chefs-d'œuvre de raisonnement, de liaison et de conséquence. Je suis à présent occupé à faire imprimer un Extrait du Dictionnaire344-a qui ne sera composé que de la partie philosophique de l'ouvrage, qui, sans contredit, est la meilleure. L'édition doit s'en faire in-octavo; elle en deviendra à meilleur marché, et pourra par conséquent répandre des lumières plus généralement qu'en demeurant dans les grands in-folio, que le prix empêche bien des personnes de pouvoir acheter. Je suis persuadé que la mauvaise conduite de la plupart des hommes vient moins d'un principe de méchanceté que d'une suite de mauvais raisonnements; et je crois par conséquent que si on pouvait leur apprendre à raisonner d'une façon plus juste et plus conséquente, leurs actions s'en ressentiraient d'une manière avantageuse. Mais, mon cher frère, c'est une entreprise qui surpasse mes forces, une idée théorique qui m'a occupé souvent, et dont l'exécution ne se réalisera probablement que lorsqu'on établira la belle république que Platon avait imaginée.344-b
Le temps commence à se remettre un peu au beau. Il a fait un froid, ces jours passés, à engourdir les plus intrépides raisonneurs. L'espérance que vous me donnez de vous voir me cause toujours un plaisir sensible; j'espère que vous en êtes bien persuadé, mon cher frère. Je m'en remets à votre commodité pour le temps et le jour, en vous assurant de la tendresse infinie avec laquelle je suis, etc.
344-a Voyez t. VII, p. V, VI, 123 et 141-147; t. XVIII, p. 283.
344-b Voyez t. XXIV, p. 123, 124 et 125.