329. AU MÊME.

Camp de Lauterwasser, 26 août 1778.

Je commence, mon cher frère, par la lettre de l'impératrice de Russie que vous recevrez avec la mienne. Quoiqu'elle ne s'explique pas ouvertement envers vous, les comtes Panin et Solms m'assurent à chaque poste que son parti est pris de nous assister par une diversion qu'elle médite dans la Lodomérie et la Gallicie, mais qu'elle n'attend pour agir que la fin de cette négociation avec les Autrichiens, dont on lui a déjà communiqué tout le détail. Voilà pour la Russie. Quant à nous, mon cher frère, j'avais le plus beau projet pour forcer le passage de l'Elbe, qui probablement m'aurait réussi, si j'avais été en état de l'exécuter d'abord. Mais il a fallu préparer les chemins, pour encore pouvoir passer notre artillerie avec bien de la peine; vingt défilés à traverser, comme si du Königstein on voulait passer par Gieshübel et Gottleube pour aller à Freyberg, m'ont arrêté. L'ennemi a eu le temps de se renforcer et d'occuper des rochers près des sources de l'Elbe, ce qui rendrait téméraire tout ce que je pourrais entreprendre sur ce corps. Je me vois donc réduit à des niaiseries, à savoir, de culbuter quatre bataillons qui se sont mis sur le flanc du Prince héréditaire, derrière Langenau, et de forcer un autre poste que les ennemis ont placé en deçà de l'Elbe, à Pelzdorf. Ce sont des misères dont je ne fais mention que pour vous mettre au fait de tout<505> ce qui se passe ici. Quant au temps que je pourrai tenir en Bohême, je crois pouvoir assurer que je trouverai moyen d'y passer tout le mois de septembre, en me nourrissant aux dépens des ennemis. Quant à vous, mon cher frère, il n'y a, en vérité, autre chose à faire que de passer l'Elbe. Laissez plutôt, si vous le jugez à propos, vingt-cinq mille Prussiens et Saxons dans la Lusace, et passez avec le reste à Leitmeritz. Vous avez tout le cercle de Saatz, qui vous fournira abondamment des fourrages; mais il faut manger radicalement les frontières de la Lusace, pour que l'ennemi, après votre départ, ne puisse pas subsister. Il me semble que la Bohême pourrait même vous fournir pour tout le mois d'octobre, et si les moyens manquent pour s'y soutenir l'hiver, alors il faut des magasins en Saxe. Quand même l'Elbe serait trop basse, vous pouvez faire venir par charrois votre farine de Dresde, et vous pouvez établir vos magasins aux lieux que vous jugerez les plus convenables. Vous pouvez être assuré qu'à Prague l'on s'attend d'être pris par vos troupes d'un jour à l'autre; voilà ce que contiennent toutes les lettres interceptées. Non pas que je vous conseille de faire cette entreprise; maintenant elle serait prématurée, et pourrait avoir de mauvaises suites; mais je crois que, ne pouvant faire mieux, il est très-important de fourrager radicalement les frontières de la Saxe. Vous gagnerez par là que l'ennemi ne pourra pas pendant l'hiver se rassembler en force sur ces frontières, et tout le fourrage que vos troupes consomment, vous l'enlevez à l'ennemi. Faute de mieux, la politique de ma campagne se réduit au même objet, et je compte qu'une espèce de désert séparera pour cet hiver la Silésie des camps autrichiens. Les troupes qui m'ont suivi du camp de Burkersdorf ont eu une affaire d'arrière-garde avec Wurmser. Nous y avons perdu cent hommes; mais nous avons deux officiers et quarante prisonniers, et notre canon à cartouche doit avoir tué ou blessé au delà de deux cents ennemis. Je vous marque ces bagatelles,<506> mon cher frère, pour que les fanfaronnades autrichiennes ne vous fassent pas prendre le change.

Ce que l'impératrice de Russie vous écrit, mon cher frère, au sujet du roi de Suède vous rendra l'explication de cette énigme bien difficile. Vous ne pouvez pas lui dire pourquoi l'on est sûr que le Roi ne peut point engendrer, et c'est là le nœud de toute cette vilaine affaire. Je suis, etc.

Un mois de fourrage pour votre armée, mon cher frère, me coûte quatre cent mille écus; deux mois de fourrage que l'on prend sur l'ennemi font huit cent mille écus; et il faut que nous épargnions à présent chaque sou, pour avoir le dernier écu quand la paix se fait;506-a cela décide presque autant des affaires qu'une bataille.


506-a Voyez t. IX, p. 212, et t. XXIV, p. 252.