372. AU MÊME.
Le 18 octobre 1782.
Mon très-cher frère,
Je vous suis très-obligé, mon cher frère, du détail dans lequel vous êtes entré dans votre lettre pour m'expliquer vos idées sur l'état présent de l'Europe. Nous différons sur quelques points que je puis vous expliquer facilement. Premièrement, mon cher frère, souvenez-vous de mon âge, et ne m'accusez pas de penser à mon personnel dans les conjonctures futures que je prévois. Le mal que je crains arrivera quand je ne serai plus; toutefois il est de mon devoir de l'écarter ou de l'anéantir entièrement, si je le puis. Je crains les liaisons étroites qui pourront se former avec le temps entre l'Empereur et la Russie;<561> je crains que la grande Catherine ne se laisse tromper par l'Empereur sans s'en apercevoir, et que, en lui faisant faire un pas après l'autre, il ne l'entraîne contre nous;561-a et je vous avoue que je voudrais volontiers prévenir les desseins de ceux qui voudraient ravager et dévaster la Prusse, la Silésie et les Marches. J'ai suivi exactement envers la France la conduite que vous indiquez, et je demeure muet envers la Russie; car qu'écrirais-je à l'Impératrice? sur quel sujet? à quelle occasion? Je n'ai jusqu'à présent rien sur quoi je puisse la féliciter, et je manque de prétexte pour lui adresser des lettres. A l'égard de la France, vous ne sauriez croire à quel point va la faiblesse du ministère de Versailles, et vous ne devez pas vous étonner s'il abandonne les Turcs à la discrétion des deux cours impériales, d'autant plus que l'Empereur, comme vous le verrez, suivra la politique que je vous ai tracée dans une de mes lettres précédentes; il évitera de donner ouvertement prise aux Français, et si les Russes font la guerre heureusement, il escamotera des Turcs, sous prétexte de limites mal réglées, ce qu'il pourra de la Bosnie, de la Valachie et de tout ce qu'il pourra s'approprier, et tous les secours que les Russes tireront de lui se réduiront à des vivres de la Hongrie, et, s'il le faut, à quelques subsides. J'irai, en attendant, ad patres, et je laisserai ce pays sans liaisons, sans amis, et dans une situation à ne pouvoir parer les coups que l'Empereur médite de lui porter. Voilà, mon cher frère, la cause de mes embarras. Je travaille en honnête homme pour le bien de l'État; mais si je meurs dans cette crise, il n'a pas dépendu de moi de former maintenant ces alliances, et après ma mort on en rejettera tout le blâme sur ma mémoire. Toutes mes lettres de la Russie sont remplies des arrangements guerriers qui s'y font, et, à moins d'un miracle, les opérations commenceront le printemps prochain par le siége d'Oczakow; ce sera donc l'année 1783 qui nous étalera les événements de cette nouvelle guerre, qui servira,<562> soit à constater l'union des deux cours impériales, ou bien qui les rendra irréconciliables. Je me prêche la patience autant que je le puis, mais je ne saurais atteindre à l'apathie ou plutôt à l'indolence stoïcienne, et j'aime trop ma patrie pour considérer avec des yeux insensibles le sort qui la menace. Vous me direz peut-être, mon cher frère : De quoi vous embarrassez-vous? Le proverbe dit : Après moi le déluge. Cela est vrai. S'il ne s'agissait que de mon personnel, je penserais de même; mais il s'agit de l'État dont je suis le pilote, et que je dois mener de façon que je lui fasse éviter les écueils tant que j'ai le gouvernement en main; le gouffre de Charybde et Scylla est devant moi, et je crains que quelque vent impétueux y pousse le vaisseau, et qu'il s'engloutisse sous les ondes.
On m'écrit de Vienne que le grand-duc partirait le 19 de Vienne; il prend par Troppau, Ratibor et Pless. J'ai envoyé les deux Würtemberg562-a à sa rencontre, avec des lettres. Je vous embrasse, mon cher frère, en vous assurant de toute ma tendresse, tout mon attachement et toute l'estime avec laquelle je suis, etc.
561-a Voyez t. XXV, p. 350 et 351, no 18, et ci-dessus, p. 342, 358 et 397.
562-a Le prince Frédéric-Louis-Alexandre, général-major, et son frère le prince Frédéric-Eugène-Henri, colonel.