373. AU MÊME.
Le 26 octobre 1782.
Mon très-cher frère,
On ne peut compter sur rien de stable dans cette vie, mon cher frère; les jeunes gens peuvent être emportés dans le milieu de leur carrière; les vieillards l'ont fournie, et attendent d'un moment à<563> l'autre la mort qui les moissonnera. Il se peut donc que je voie encore les commencements de la conquête de l'empire ottoman, que l'Impératrice veut entreprendre; toutefois je n'en verrai pas la fin, car ce n'est pas une opération qui puisse s'achever aussi vite qu'on s'en flatte; il y a même à Pétersbourg des incrédules qui doutent que l'Impératrice soit déterminée à l'entreprendre tout de bon. Peut-être ne résultera-t-il de cette belle idée de conquête autre chose, sinon que les puissances belligérantes de l'Occident profiteront de cette diversion pour faire la paix sans le concours d'aucune médiation étrangère, et les cours impériales, pour avoir embrassé à la fois trop d'objets différents, se trouveront n'avoir rempli aucune de leurs vues. La politique de la cour de Vienne, mon cher frère, tant que le prince Kaunitz la dirigera, sera de demeurer constamment unie avec la France, pour se conserver le dos libre, et la politique de la cour de Versailles ne se départira pas non plus de l'alliance de l'Autriche, à moins que l'Empereur ne rompe lui-même ces liens par des démarches immédiatement contraires aux intérêts de la France.
Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis ici n'est pas conjectural, mais dicté par une connaissance approfondie des choses et de la façon de penser invariable de ceux qui sont à la tête du gouvernement. Mais en m'avançant jusque-là, je conviens en même temps que ces deux monarchies ne se livrent pas pieds et poings liés les unes aux autres; elles se suspectent sans doute, s'examinent réciproquement, s'observent, se méfient les unes des autres, sans cependant déroger au traité de Versailles563-a et au fameux pacte de famille563-b dont Choiseul est l'auteur. Ainsi, mon cher frère, nous ne touchons pas au moment que cette liaison soit prête à se rompre; et quand même l'Empereur favoriserait la Russie dans la conquête qu'elle médite, on aurait la complaisance, à Versailles, de ne pas faire semblant de s'en<564> apercevoir. Remarquez encore de quel épuisement dans les bourses des souverains sera suivie cette guerre dispendieuse également pour toutes les parties belligérantes. La France aura besoin de respirer, et quelque mécontentement qu'elle ressente des liaisons de Joseph et de Catherine, elle dissimulera son chagrin, faute de pouvoir le manifester avec dignité. Ajoutez à cela une reine, mère d'un Dauphin, et que Mercy564-a fait agir comme une marionnette pour étayer l'Empereur son frère, un roi sans énergie, un ministère faible, l'appréhension d'une régence, et vous conclurez avec moi qu'il ne faut pas compter avec de telles gens qu'ils agissent avec fermeté, d'autant plus qu'ils n'ont montré que de la mollesse en combattant pour leurs propres intérêts. Voilà, mon cher frère, un petit échantillon des embarras qu'on éprouve quand on est obligé de tripoter dans ce chaos de la politique européenne. Nous sommes à présent dans un moment de crise; il faut attendre tranquillement ce que la fortune en décidera, et ce ne sera qu'alors, après de mûres réflexions, qu'on pourra s'arranger selon les conjonctures les plus avantageuses à notre patrie. Mais, en attendant, nous restons en l'air, sans alliances, sans amis, et isolés, comme l'Angleterre se trouve encore maintenant. S'il ne s'agissait que de mon personnel, je serais fort tranquille, parce qu'il faut savoir supporter la mauvaise comme la bonne fortune; mais je dois veiller aux intérêts d'une patrie que j'aime, et je n'envisage pas avec indifférence les dangers dont elle est menacée.
Voilà, mon cher frère, bien des rêves creux. Vous vous moquerez de moi, de ce que je m'inquiète par prévoyance d'événements peut-être encore éloignés; toutefois souvenez-vous qu'une sentinelle doit être alerte, pour que la place ne soit pas surprise faute de son incurie et de sa négligence. Je suis, etc.
563-a Du 30 décembre 1758. Voyez t. IV, p. 255, 256, 260 et suivantes.
563-b Du 15 août 1761. Voyez t. V, p. 171 et suivantes.
564-a Voyez ci-dessus, p. 484, et l'Essai sur la vie du marquis de Bouille, p. 162 et 163.