391. AU MÊME.

Le 17 octobre 1784.



Mon très-cher frère,

Quand on se trouve à Paris, mon cher frère, une foule de matières se présentent sous la plume; une ville prodigieusement peuplée, une nation industrieuse, sont des sources intarissables dans lesquelles on puise cent choses agréables, intéressantes et instructives. Je me trouve en cela fort arriéré, et hors d'état de vous rendre la pareille. Vous entretiendrai-je de mes vignes, qui ont produit des raisins fort médiocres, de nos arbres, que le froid dépouille de leurs feuilles, de mon jardin, que le froid m'obligera d'abandonner dans peu? Que vous dirai-je de la société? Je vis reclus comme les moines de la Trappe sur lesquels vous avez jeté un coup d'oeil; je travaille, je me promène, et je ne vois personne. Mais je m'entretiens avec les morts en lisant leurs bons ouvrages, ce qui vaut mieux que d'invoquer les mânes et de s'entretenir avec Sorbon et son mauvais génie, usage que la maçonnerie a mis en vogue, et que la superstition populaire adopte. Je vous prie, mon cher frère, de vous familiariser un peu avec les ermites gaulois, pour qu'en revenant vous puissiez vivre avec votre vieux frère, qui ne tient plus au monde que par un fil. Quelle chute de quitter Paris, et de se trouver à Potsdam, chez un vieux radoteur<584> qui a déjà envoyé une partie de son gros bagage prendre les devants pour le dernier voyage qui lui reste à faire.584-a Là, vous avez vu des bustes, on vous a lu des opéras, vous avez entendu déclamer de fameux académiciens; ici, vous verrez un vieux corps cacochyme, dont la mémoire est presque perdue, qui vous ennuiera par des propos usés et par les inepties de son bavardage. Mais songez cependant que ce vieillard vous aime plus que ne font tous les beaux esprits qui sont à Paris. Soyez persuadé de son tendre attachement et de la haute estime avec laquelle, etc.


584-a Voyez t. XXIII, p. 407; t. XXIV, p. 297; t. XXV, p. 200.