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45. A LA MÊME.

Remusberg, 3 février 1737.



Ma très-chère sœur,

Je m'acquitte enfin de ma promesse en vous envoyant la cantate de Virgile, que vous avez ordonné d'avoir. Il n'y avait que vous, ma très-chère sœur, à qui je l'aurais donnée, et j'espère qu'elle ne sortira pas de vos mains pour se répandre toute paît ailleurs. Il n'y a que la sécheresse de mon imagination qui est cause que vous n'ayez pas encore reçu le concerto que je me suis engagé de composer; j'ai eu beau faire tous mes efforts, je n'ai pu encore trouver une harmonie digne de vous être offerte, et j'attends que mon heureux génie m'en inspire une.

Nous avons assez nombreuse compagnie ici. Quand nous sommes rassemblés, notre table est ordinairement de vingt-deux à vingt-quatre couverts; Brandt, M. Kannenberg avec son épouse, Keyserlingk, le jeune Grumbkow, un certain capitaine Kalnein, quelques officiers de mon régiment, Chasot, et un certain Jordan, qui est un homme d'étude et de savoir, composent notre société. Nous nous divertissons de riens, et n'avons aucun soin des choses de la vie qui la rendent désagréable, et qui jettent du dégoût sur les plaisirs. Nous faisons la tragédie et la comédie, nous avons bal, mascarade et musique à toute sauce. Voilà un abrégé de nos amusements. Avec cela, la philosophie va toujours son train, car c'est la plus solide source où nous puissions puiser notre bonheur.

Je viens dans ce moment de recevoir votre aimable lettre, accompagnée d'une charmante pendule. Je vous en fais mille remercîments. Que ne puis-je vous marquer toute l'étendue de la tendresse que j'ai pour vous! Je n'en reconnais pas moins le prix d'une sœur qui veut m honorer de la plus tendre amitié et de son estime.

<53>Je ne sais par quel endroit je me suis insinué auprès du gazetier de Nuremberg, mais il me fait bien de l'honneur de m'afficher de la sorte, moi qui ne suis qu'un ignorant, et qui n'ai d'autre mérite que de n'être pas aveuglé sur moi-même. Voltaire est en correspondance avec moi, et c'est peut-être sur quoi l'on a jugé qu'il se rendrait ici.1_53-a La vérité est qu'il est en Hollande pour travailler à l'impression de ses œuvres, augmentées de beaucoup, et à étudier sous le fameux professeur s'Gravesande la philosophie de Newton,1_53-b dont il va donner une traduction française. Le commerce dans lequel je suis avec lui me vaut toutes les nouvelles pièces de sa façon, et un recueil des plus complets de tout ce qui est jamais sorti de sa plume. Son poëme de la Pucelle ne paraîtra pas, puisqu'il y a des endroits qu'il n'oserait jamais faire imprimer, à cause de ce qu'il y attaque très-fort les moines. Le ministère de France lui a fait en termes non équivoques une défense très-rigoureuse de laisser échapper aucun fragment de ce nouveau poëme, de façon qu'il y risquerait trop en le hasardant.

L'affaire de M. Wolff, à Brunswic, dont vous me demandez des nouvelles, est traitée avec le dernier secret; nous n'en savons que peu de chose. On dit que Wolff est allé à la cour, et qu'on l'a trouvé muni d'un pistolet de poche; sur quoi il a été arrêté. D'autres disent qu'il a voulu tuer sa femme; d'autres encore qu'il a contrefait la main du Duc, et qu'il avait tiré des sommes assez considérables sur de fausses obligations; d'autres prétendent que la cervelle lui a tourné, et que, ayant honte d'avoir fait tant d'éclat d'une bagatelle, la cour cachait l'affaire par cette raison. Je crois que cette dernière opinion est la plus véritable; toutefois il est sûr que l'oncle n'a point de part à tout ce qui s'y est fait.

Voilà une lettre qui en vaut bien deux. Je vous en demande pardon, ma très-chère sœur, mais je ne l'ai guère pu faire plus courte.

<54>Je vous prie de m'honorer toujours de votre amitié, et de me croire avec des sentiments distingués d'amitié et d'estime, ma très-chère sœur, etc.


1_53-a Voyez t. XXI, p. 34.

1_53-b L. c, p. 35.