71. DE LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 10 octobre 1739.
Mon très-cher frère,
Je ne saurais vous témoigner combien je suis sensible à toutes les bontés dont vous me comblez dans votre dernière lettre. Si je voulais m'arrêter à vous en dépeindre ma reconnaissance, je tomberais dans des redites trop ennuyantes pour vous, et je ne trouverais aucune expression assez forte pour vous la décrire. Ce qui me cha<83>grine est d'être obligée de rester en arrière, ne pouvant vous prouver, comme je le voudrais, combien je vous aime et vous suis attachée. Pardonnez ma petite vivacité de dernièrement; elle n'est pas tout à fait condamnable, n'y ayant rien de plus sensible que de se voir calomnier, et cela, auprès de ses parents. Je n'ai pas voulu cependant faire la moindre démarche sans vous consulter. Je crois que le meilleur parti qu'il y a à prendre est celui que vous conseillez; mais il est dangereux en cela, que cet homme demandera son congé, qu'on ne pourra lui refuser, qu'il s'établira à Berlin, où il continuera à me décrier et à la cour, et en ville. Pour son beau-fils, quoique je sois informée de ses tricheries, je ne puis l'en convaincre, et cela ne fait pas honneur de chasser des domestiques sans savoir quelle raison leur donner. Je crois donc que le meilleur sera de les ranger tous et de les remettre dans leur devoir, de les laisser dans leurs emplois, mais avec de telles restrictions, qu'ils ne soient pas en état de me nuire, ni de se donner des airs. D'ailleurs, la pauvre femme, qui est innocente, me fait pitié, et je ne puis l'abandonner sans me reprocher de l'ingratitude.1_83-a Je vous assure cependant que je ne l'ai jamais considérée que sur le pied d'une vieille et fidèle domestique, ne pouvant se vanter ni de ma confiance, ni de m'avoir gouvernée. La maladie du Margrave a seule rompu notre voyage. Il est vrai que celui de Montpellier aurait pu se faire; mais le moyen de l'entreprendre? Tout le monde y étant averti que nous y viendrions, nous ne pouvions plus garder l'incognito, et pour soutenir notre caractère, surtout en France, où les princes d'Allemagne sont très-peu considérés, la dépense aurait été trop excessive. D'ailleurs, Montpellier est le plus ennuyant endroit du monde, où il n'y a que très-peu de noblesse, et, à ce que nous avons appris depuis peu, les hivers sont souvent très-rudes; au lieu qu'à Naples, il y règne quasi toujours un été perpétuel. Toutes ces considérations nous ont fait remettre notre<84> voyage à l'année prochaine,1_84-a au retour de Berlin. La gouvernante a été fort touchée de me quitter, mais ce n'a pas été elle qui a fait les criailleries; son attachement pour moi lui a fait souhaiter le voyage, dans l'espérance que ma santé se remettrait. La Reine a fait ce qu'elle a pu pour l'animer; j'ai vu les lettres qu'elle lui a écrites. Je souhaiterais seulement, quand elle trouve quelque chose à redire à ma conduite, qu'elle me fît la grâce de me le mander sans tous ces détours. Je ne manquerai jamais au respect que je lui dois, et ne ferai jamais rien qui puisse lui être désagréable.
J'ai vu aujourd'hui le capitaine Schultz,1_84-b de votre régiment; je me réjouis toujours quand je vois quelqu'un qui a le bonheur de vous appartenir. Il ne me paraît pas fort content de ses recrues. Le Margrave, qui vous assure de ses respects, fera tout son possible pour vous en procurer avant votre revue.
Adieu, mon très-cher frère; toute mon étude ne tend qu'à vous convaincre de la tendresse avec laquelle je suis jusqu'au tombeau, mon très-cher frère, etc.
1_83-a Voyez les Mémoires de la Margrave, t. I, p. 50, 53, 62, 64 et suivantes.
1_84-a La Margrave passe sous silence la véritable raison qui lui avait fait désirer son prompt retour à Baireuth; c'était le chagrin que lui causait l'amour de son mari pour l'aînée des demoiselles de Marwitz. Voyez ses Mémoires, t. II, p. 288-291, p. 4, 41 et suivantes.
1_84-b Blessé mortellement à la bataille de la Lohe, le 22 novembre 1757. Voyez t. IV, p. 182.