285. A LA MÊME.
Le 26 décembre 1754.
Ma très-chère sœur,
J'ai eu le plaisir de recevoir une lettre de votre part, datée d'Avignon. Je m'étonne, ma chère sœur, que vous y souffriez du froid; c'est un climat bien doux, et qui, de plus, est béni par le pape. Je suis fort étonné de tout ce que vous me dites dans votre lettre; on voit cependant partout que plus un État est grand, et moins il peut être bien administré en détail. Le vieux proverbe est assez vrai, qui dit que le monde va par des abus. Comment est-il possible que le gouvernement, qui se trouve à Versailles, soit informé de toutes les déprédations des fermiers généraux qui sucent le peuple? Comment peut-il porter un remède à tant d'abus, lorsque ceux qui devraient les examiner ne sont ni à l'abri des corruptions, ni intègres? Une des sources des maux que vous remarquez en France est, sans contredit, la considération que les richesses donnent dans ce pays; on fait cas de ceux qui ont du bien, qui font une grande dépense, et personne ne s'enquiert par quelle infamie ils ont acquis ces richesses.<288> De là l'envie de s'enrichir, le mépris de l'honneur, de la vertu, et la corruption totale des mœurs. Ce n'est pas à dire que j'accuse toute la nation des vices de la capitale, et l'on pourrait dire des gens incorruptibles ce que dit Boileau des femmes chastes;1_288-a mais ce petit nombre de gens vertueux ne suffit pas pour réparer le mal qu'une longue suite d'années a invétéré dans l'administration intérieure du gouvernement. Pour réparer ce désordre, il faudrait beaucoup de fermeté; il faudrait sévir contre les coupables, et surtout préférer en tous états le mérite aux richesses et à la naissance. Les Français se moquent de moi, ou ils ont quelque complaisance pour les bontés dont vous m'honorez, lorsqu'ils me citent; je me sentirais les reins trop faibles pour embrasser une besogne aussi vaste que celle qu'il faudrait pour redresser les abus de ce royaume. J'ai bien des affaires ici sur les bras, dont j'ai assez de peine à me démener, sans vouloir avoir un aussi vaste royaume à gouverner. Enfin, pourvu que j'apprenne, ma chère sœur, que vous vous portez bien, ce sera la nouvelle la plus agréable que je pourrai recevoir de France. Je souhaite de tout mon cœur que vous y passiez agréablement votre temps, que vous y commenciez bien la nouvelle année, et que vous n'oubliiez pas un frère qui sera à jamais avec la plus tendre amitié, ma très-chère sœur, etc.
1_288-a Satire X, vers 521 et suivants.