327. DE LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
(10 septembre 1757.)
Mon très-cher frère,
Votre lettre et celle que vous avez écrite à Voltaire, mon cher frère, m'ont presque donné la mort. Quelles funestes résolutions, grand Dieu! Ah! mon cher frère, vous dites que vous m'aimez, et vous me plongez le poignard dans le cœur. Votre Épître, que j'ai reçue, m'a fait répandre un ruisseau de larmes.1_341-a J'ai honte à présent de tant de faiblesse. Mon malheur serait si grand, que j'y trouverai de plus dignes ressources. Votre sort décidera du mien; je ne survivrai ni à vos infortunes, ni à celles de ma maison. Vous pouvez compter que c'est ma ferme résolution.1_341-b Mais après cet aveu, j'ose vous supplier d'examiner le pitoyable état de votre ennemie lorsque vous étiez devant Prague.1_341-c C'est le changement subit de la fortune pour les deux partis. Ce changement peut se renouveler lorsqu'on y pensera le moins. César fut esclave des pirates, et devint le maître de la terre. Un grand génie comme le vôtre trouve des ressources quand même tout est perdu, et il est impossible que la frénésie puisse durer. Le<342> cœur me saigne en pensant aux malheureux Prussiens. Quelle barbarie horrible que le détail des cruautés qui se commettent! Je sens tout ce que vous sentez là-dessus, mon cher frère. Je connais votre cœur et votre sensibilité pour vos sujets. Je souffre mille fois plus que je ne puis le dire, mais l'espérance ne m'abandonne pas. J'ai reçu votre lettre du 14 par W.. Quelle bonté de penser à moi, qui n'ai qu'une tendresse inutile qui est bien richement récompensée par la vôtre! Je suis obligée de finir, mais je ne cesserai d'être avec un très-profond respect, etc.
1_341-a La Margrave fait surtout allusion aux deux derniers vers de cette Épître :
Ainsi mon seul asile et mon unique port
Se trouve, chère sœur, dans les bras de la mort.
1_341-b La Margrave écrit à Voltaire, le 19 août 1757 : « Je suis dans un état affreux, et ne survivrai pas à la destruction de ma maison et de ma famille. C'est l'unique consolation qui me reste. » Au même, le 12 septembre suivant, en parlant du Roi : « Il ne me reste qu'à suivre sa destinée, si elle est malheureuse. Je ne me suis jamais piquée d'être philosophe. J'ai fait mes efforts pour le devenir. Le peu de progrès que j'ai fait m'a appris à mépriser les grandeurs et les richesses; mais je n'ai rien trouvé dans la philosophie qui puisse guérir les plaies du cœur, que le moyen de s'affranchir de ses maux en cessant de vivre. L'état où je suis est pire que la mort. » Encore au même, le 16 octobre : « Notre situation est toujours la même; un tombeau fait notre point de vue. Quoique tout semble perdu, il nous reste des choses qu'on ne pourra nous enlever : c'est la fermeté et les sentiments du cœur. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVII, p. 310, 332 et 353.
1_341-c Après la bataille du 6 mai 1757. Voyez t. IV, p. 137 et suivantes.