ARTICLE IX. DES DIFFÉRENTS CAMPS.

30-bLe général qui commande doit choisir son camp lui-même, à cause que du choix de ce lieu dépend le succès de son entreprise. Il devient quelquefois son champ de bataille, et comme il y a beaucoup de choses à observer dans cette partie de l'art militaire, je serai obligé <31>d'entrer dans un assez grand détail. Je renvoie la façon de camper les troupes à ce que j'en ai dit dans mes Institutions militaires;31-a je ne parle ici que des grandes parties de la guerre, et de ce qui regarde le général.

Tous les camps que l'on prend se rapportent en gros à deux objets, dont l'un est la défensive, et l'autre l'offensive.

1. CAMPS D'ASSEMBLBÉE.

Les camps d'assemblée sont de la première espèce, et l'on n'a en vue que la commodité des troupes; elles campent par corps, proche des magasins, et de façon cependant que l'armée puisse se former en rang de bannière31-b en peu de temps. Ces camps étant éloignés de l'ennemi, on n'a rien à appréhender. Le roi d'Angleterre campa très-imprudemment de cette façon aux bords du Necker,31-c vis-à-vis des Français, et il pensa être battu à Dettingen. La règle générale que l'on observe dans tous les campements, c'est de les choisir de façon que les troupes aient du bois et de l'eau à portée, et nous nous retranchons comme les Romains, pour éviter les entreprises que les troupes légères, que nos ennemis ont en grand nombre, pourraient tenter pendant la nuit, et pour empêcher la désertion; car j'ai toujours trouvé que nous en avions moins lorsque nous avions joint les redans tout à l'entour du camp que lorsque nous avions négligé cette précaution.31-d

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2. LES CAMPS DE REPOS.

Les camps de repos sont ceux où l'on attend ou sur le vert, ou sur l'ennemi; on veut qu'il se déclare, pour se régler sur ses manœuvres. Comme on y cherche la tranquillité, on les prend de façon, ou qu'ils soient couverts d'une rivière, ou de marais, enfin de manière que leur front soit inabordable. Le camp de Strehlen était de ce genre. Quand les ruisseaux sont petits, on y fait des digues, et l'on vient à son but par le moyen des inondations.

Le général, bien loin d'être oisif dans un camp de cette espèce, n'ayant pas de grands soucis du côté de l'ennemi, peut tourner son attention du côté de son armée, et ce repos est propre à remettre la discipline en vigueur, à examiner si le service se fait à la rigueur, selon que je l'ai prescrit dans mes Institutions militaires, si les officiers sont vigilants aux gardes, à observer s'ils savent tout ce qu'ils doivent faire à leur poste, à examiner si toutes les gardes, soit de cavalerie, ou d'infanterie, sont placées selon les règles que j'en ai prescrites. Il faut faire exercer l'infanterie trois fois par semaine, les recrues tous les jours, et quelquefois on fait manœuvrer des corps entiers ensemble. La cavalerie exercera de même, si elle ne fourrage pas, et le général tiendra la main à ce que les jeunes chevaux et les nouveaux cavaliers soient bien dressés; il examinera le complet de chaque corps; il verra les chevaux, et donnera des louanges aux officiers qui en ont soin, et des réprimandes sévères à ceux qui les négligent; car il ne faut pas croire qu'une grande armée s'anime d'elle-même; il y a des négligents, des paresseux partout en grand nombre, et c'est au général à les pousser sans cesse et à les tenir à leur devoir. Ainsi ces camps de repos, lorsqu'on les emploie comme je viens de l'indiquer, deviennent d'une utilité infinie, et l'ordre qu'on y renouvelle avec l'égalité des corps se conserve pendant toute la campagne.

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3. CAMPS DE FOURRAGE.

Les camps de fourrage se prennent quelquefois proche, quelquefois loin de l'ennemi. Je ne compte parler que des premiers. On les choisit dans les contrées les plus abondantes, et l'on prend un terrain fort par sa nature pour y camper, ou on le rend fort en remuant la terre. Il faut que les camps de fourrage soient forts lorsqu'ils se trouvent dans le voisinage de l'ennemi, car il faut regarder un fourrage comme un détachement. Souvent la sixième partie et quelquefois la moitié de l'armée s'y trouve, ce qui fournit une belle occasion à l'ennemi de vous attaquer à votre désavantage, si la force du poste ne l'en détourne pas. Cependant, quand même votre poste est admirable, quand même il semble que vous n'ayez rien à craindre, il faut encore prendre d'autres précautions. On garde le secret sur les jours et les lieux que l'on veut fourrager, et on n'en donne la disposition au général qui doit commander ce corps que le soir, sur le tard; de plus, on met en campagne le plus de partis que l'on peut, pour être informé des mouvements que fait l'ennemi, et, s'il se peut, on tâche de faire ses fourrages les mêmes jours qu'il fait les siens, car alors on n'a rien du tout à risquer.33-a

Le camp que le prince de Lorraine avait derrière Königingrätz33-b était par sa nature inattaquable et propre pour le fourrage, et celui que nous occupâmes auprès de Chlum33-c fut rendu tel par l'art, c'est-à-dire par l'abatis que je fis faire sur la droite, et par les redoutes que je fis élever pour couvrir le front de l'infanterie.

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4. CAMPS RETRANCHÉS.

L'on se retranche dans son camp lorsqu'on fait le siége d'une ville, ou lorsqu'on veut défendre un passage difficile, où l'on aide la nature du terrain par des ouvrages de fortification, pour être à l'abri des insultes de l'ennemi. Voici les règles qu'il faut observer dans tous les retranchements en général : en bien choisir la situation; mettre à profit tous les marais, ruisseaux, inondations ou abatis qui en peuvent rétrécir l'étendue; les faire plutôt trop étroits que trop étendus, à cause que ce n'est pas le retranchement qui arrête l'ennemi, mais les troupes que vous lui opposez. Je ne voudrais donc jamais faire de retranchement, à moins de le pouvoir border d'une ligne contiguë de bataillons, et conserver encore une réserve d'infanterie pour la porter où il en pourrait être besoin. Les abatis, de même, ne sont bons que tant qu'ils sont défendus par l'infanterie. Il faut surtout prendre bien garde que le retranchement soit bien appuyé à l'entour des villes qu'on assiége. Il aboutit, pour l'ordinaire, à quelque rivière. Le fossé du retranchement doit entrer dans cette rivière aussi loin qu'il ne trouve plus de fond, et qu'elle n'est plus guéable. Si l'on néglige cette précaution, on risque d'être tourné. Je dois ajouter qu'un soin principal qu'on doit prendre, c'est de se pourvoir de vivres d'avance lorsqu'on se retranche à l'entour d'une ville que l'on veut assiéger. Les retranchements doivent, de plus, être bien flanqués, pour qu'à chaque point d'attaque l'ennemi ait à essuyer quatre à cinq feux qui croisent sur lui. Les retranchements dans les gorges de montagnes exigent beaucoup de soin et de précaution, surtout pour qu'on garde bien ses flancs; on fait pour cet effet sur les deux ailes des redoutes où on les appuie, et quelquefois le retranchement fait un recoude, pour que le corps qu'on y poste n'ait pas lieu de craindre qu'on puisse le tourner. Les habiles gens savent l'art d'obliger l'ennemi à des points d'attaque, et ceux-là, ils les fortifient <35>du double, par exemple, en rendant les fossés plus profonds, en y mettant des palissades et des fraises aux bermes, en donnant aux parapets assez d'épaisseur pour qu'ils résistent au canon, et en faisant faire des trous de loup à l'entour de ces endroits qui sont les plus exposés.35-a

5. DES CAMPS DÉFENSIFS.

Je vais parler à présent de ces camps défensifs qui ne sont forts que par le terrain, et qui n'ont d'autre objet que d'empêcher l'ennemi de vous attaquer.

Lorsque ces situations doivent répondre parfaitement à l'usage que l'on en veut faire, il faut que le front et les deux côtés soient d'une force égale, et le derrière ouvert et libre. Ce sont des hauteurs qui ont le front escarpé et les flancs couverts de marais, comme celui de Marschowitz, où se tint le prince de Lorraine,35-b ou bien couverts d'un ruisseau de marais par le front et d'étangs par les flancs, comme était celui de Konopischt,35-c où nous campâmes l'année 1744; ou bien l'on se met sous la protection d'une place forte, comme M. de Neipperg, qui choisit, après la perte de la bataille de Mollwitz, un camp admirable auprès de Neisse. Il est vrai qu'un général qui choisit des camps forts est inattaquable pendant qu'il s'y tient; mais lorsque l'ennemi fait des marches pour le tourner, il est <36>obligé de quitter son poste. Ainsi un général qui veut faire la défensive en prenant des camps forts en doit avoir un choix tout fait, pour n'avoir besoin que de marcher dans un autre camp fort sur ses derrières, dès que l'ennemi le tourne. La Bohême est le pays des camps forts; on est obligé d'en prendre là par force, parce que la nature a fait de ce royaume un pays de chicane. Je le répète encore, qu'un général y prenne bien garde, et qu'il ne tombe pas dans une faute irréparable par le choix vicieux de ses postes, et qu'il ne se mette pas dans un cul-de-sac, dans un terrain où il ne peut entrer que par un défilé. Si l'ennemi est habile, il l'y renfermera, et, ne pouvant combattre faute de terrain, il essuiera la plus grande ignominie qui puisse arriver à un homme de guerre, c'est-à-dire, de mettre les armes bas sans pouvoir se défendre.

6. DES CAMPS QUI COUVRENT LE PAYS.

Les camps qui couvrent le pays regardent plus un certain lieu que la force du lieu même; c'est le point d'attaque par où l'ennemi peut percer que l'on occupe. Ce ne sont pas tous les chemins par lesquels il peut venir, mais celui qui le mène à son plus grand dessein, et le lieu où, en se tenant, on a moins à craindre de l'ennemi, et d'où l'on peut lui donner le plus d'appréhensions; enfin un lieu qui oblige l'ennemi à beaucoup de circonspection et de marches, et qui me mette en état de parer à tous ses desseins par de petits mouvements. Le camp de Neustadt défend toute la Basse-Silésie et une partie de la haute contre les entreprises que peut former une armée qui est en Moravie. On prend devant soi la ville de Neustadt et la rivière de Hotzeplotz, et de là, si l'ennemi voulait pénétrer entre Ottmachau et Glatz, il n'y aurait qu'à se porter entre Neisse et Ziegenhals, dans un camp très-fort, pour le couper de la Moravie. Par la même raison, il n'oserait marcher du côté de Cosel; car, en mar<37>chant alors entre Troppau et Jägerndorf, vous lui coupez tous ses convois, et il y a des camps très-bons et très-forts à prendre. Il y a entre Liebau et Schönberg un camp de la même importance pour couvrir la Basse-Silésie contre la Bohême, comme je l'ai dit plus haut. On s'accommode dans ces lieux le mieux que l'on peut, selon les règles que j'en ai données. J'y ajoute deux choses : l'une, que les tentes ne doivent jamais être mises sur le lieu que vous choisissez pour votre champ de bataille; l'autre, que votre champ de bataille ne doit être qu'à une demi-portée de fusil quand vous avez une rivière devant vous.

Le Brandebourg ne saurait être couvert par aucun camp, parce que le pays a trente lieues et plus de longueur, et qu'il est ouvert. Pour le défendre contre la Saxe, il faut prendre Wittenberg et s'y camper, ou bien imiter l'expédition de l'hiver de 1745. Du côté du pays de Hanovre, il y a le camp de Werben,37-a qui défend et couvre tout.

7. DES CAMPS OFFENSIFS.

Les camps offensifs sont ouverts par le devant et couverts sur les ailes, par cette raison qu'on ne peut rien attendre des troupes, si l'on n'a pas prévu à garder leur flanc, qui est la partie faible de toutes les armées. Tel était notre camp de Czaslau avant la bataille, en 1742; tel était celui de Schweidnitz avant celle de Friedeberg, en 1745; tel était celui de Neudorf, auprès de Neisse, en 1741. Je dois ajouter que nous garnissons toujours les villages qui se trouvent sur les ailes ou devant notre camp, mais que l'ordre est d'en retirer les troupes, si c'en vient à une affaire, à cause que, dans notre voisinage, les villages sont de bois et mal bâtis, et que, les ennemis y mettant le feu, on perdrait les troupes qu'on y a postées. J'excepte de cette règle les cassines <38>massives et les cimetières, pourvu qu'il ne se trouve aucune maison de bois dans le voisinage. Cependant, notre principe étant d'attaquer et non pas de nous défendre, il ne faut garnir de postes semblables que lorsqu'ils sont dans le front ou devant les ailes; ils protégent l'attaque de vos troupes, et ils incommodent fort les ennemis pendant la bataille.38-a


30-b Cet alinéa est précédé du suivant dans la traduction, p. 46 : Um zu wissen, ob ihr euren Ort gut choisiret habt, wo ihr campiren wollet, so sehet zu, ob ihr, wann ihr ein kleines Mouvement machet, den Feind zwingen könnet, ein grosses Mouvement zu machen, oder aber, ob, wenn der Feind einen Marsch thun müssen, er dadurch obligiret sei noch mehrere und andere Märsche zu thun. Derjenige, welcher die wenigsten Märsche zu thun hat, ist am besten campiret.

31-a Voyez Reglement vor die Königl. Preussische Infanterie, p. 248-255 : Wie das Lager aufgeschlagen werden soll.

31-b Ce terme est rendu dans la traduction, p. 48, par ordre de bataille, expression qui se trouve aussi dans notre texte original, un peu plus bas.

31-c Le Roi veut dire du Main. Voyez t. III, p. 12 et suivantes.

31-d La traduction ajoute, p. 49 : Dieses scheinet lächerlich zu sein, ist aber dem ohnerachtet wahr.

33-a La traduction ajoute, p. 53 : Inzwischen muss man nicht darauf trauen, denn der Feind kann remarquiren, dass ihr eure Fouragirung zu gleicher Zeit mit ihm machet, da er dann eine Fouragirung commandiren, solche aber gleich wieder zurück kommen lassen, und euch alsdenn auf den Halsfallen kann.

33-b Voyez t. III, p. 133 et suivantes, et les Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'auteur, Berlin, 1789, t. III, p. 271, note.

33-c Voyez t. III, p. 136 et suivantes.

35-a La traduction ajoute, p. 56 : Inzwischen würde ich allemal lieber eine Observations-Armee haben, um die Belagerung zu decken, als ein retranchirtes Lager, und dieses darum, weil die Erfahrung gezeiget hat, dass die alte Methode derer Retranchements gar nicht zuverlässig ist. Der Prinz Condé sahe sein Retranchement vor Arras durch Turenne forciret; Condé forcirte hergegen dasjenige, welches Turenne, wo ich mich nicht irre, um Valenciennes gemachet hatte; und von solcher Zeit an haben diese beiden grossen Meister in der Kriegskunst keine Retranchements weiter gemachet, sondern hatten ihre Observations-Armeen, um die Belagerungen zu decken.

35-b Voyez t. III, p. 72.

35-c L. c., p. 71 et 72.

37-a Voyez t. I, p. 49.

38-a La traduction ajoute, p. 63 et 64 : Vor allen Dingen muss ich diesem noch hinzufügen, dass so oft kleine Flüsse oder Moraste bei dem Lager sind, man solche sofort sondiren lassen muss, damit es sonsten nicht geschehe, dass man einen unrechten Point d'appui nehme, auf den Fall, dass man den Fluss durchwaten kann oder der Morast practicable ist. Villars ward zum Theil deshalb bei Malplaquet geschlagen, weil er einen Morast, der zu seiner Linken war, vor inpracticable hielt, welchen man aber eine trockene Wiese zu sein fand, über welche unsere Truppen ihm auf die Flanquen fielen. Man muss alles mit seinen Augen sehen, und nicht glauben, dass dergleichen Attentiones Kleinigkeiten sind.