HISTOIRE DE LA GUERRE DE SEPT ANS
CHAPITRE X.
Campagne de 1759.
Les premières ouvertures de cette campagne se firent par les armées du prince Ferdinand de Brunswic et par celle de S. A. R. le prince Henri. L'armée du Roi, retenue par le voisinage des Russes en Pologne sur les frontières de la Marche et de la Silésie, ne pouvait pas entreprendre d'expéditions qui l'auraient écartée d'une ligne de défense de laquelle elle ne pouvait s'éloigner sans risque; et l'armée autrichienne différait de commencer ses opérations, pour donner aux Russes le temps de se mettre en campagne; ce qui retardait ordinairement le mouvement des troupes jusqu'à la fin de juillet.
Les Français agissaient sans alliés, l'armée du prince Ferdinand n'avait qu'un ennemi à combattre; de sorte qu'ils se mettaient en action aussitôt que leurs arrangements étaient pris, et qu'ils le jugeaient<2> à propos. Cette année, M. de Contades reçut le commandement de l'armée française, et M. de Broglie, qui commandait sous lui, se tenait à Francfort, d'où il avait l'œil sur les troupes jusqu'à l'arrivée du maréchal. Un corps mêlé d'Autrichiens et de troupes des cercles, aux ordres de M. d'Arberg, s'avança en Thuringe, où il donna des jalousies au prince Henri et au prince Ferdinand. S. A. R. et le prince de Brunswic concertèrent ensemble une entreprise pour déloger ces troupes d'un voisinage où elles les importunaient. M. de Knobloch2-a fut commandé de la part des Prussiens, et M. d'Urff de la part des alliés, pour exécuter ce projet. M. de Knobloch prit Erfurt, et fit quelques centaines de prisonniers dans ces environs. M. d'Urff chassa l'ennemi au delà de Vach, et reprit Hersfeld. A peine les Prussiens et les alliés se furent-ils retirés, que les Autrichiens et les troupes des cercles, revenant sur leurs pas, reprirent leur première position. Ce mouvement déplut au prince Ferdinand : pour éloigner ces troupes du voisinage de la Hesse, il porta toute la gauche de son armée sur Cassel, et s'avança de là par Melsungen à Hersfeld. Le Prince héréditaire entra dans la principauté de Fulde, d'où il pénétra en Franconie; il prit Meiningen, Wasungen, et défit trois régiments autrichiens qui se trouvaient dans ces environs. M. d'Arberg s'approcha de lui, et l'attaqua dans son camp de Wasungen. Après un combat de six heures, les Autrichiens et les cercles furent repoussés, et obligés de poursuivre leur fuite jusqu'en Thuringe. Alors le prince Ferdinand rassembla tous ses détachements à Fulde; son dessein était de détruire les magasins que les Français avaient à Fritzlar, à Hanau et dans ces environs, pour retarder et peut-être même empêcher les opérations qu'ils méditaient de faire en Hesse; il prit le chemin de Francfort, et surprit en marche plusieurs détachements français, qui, ne pouvant se sauver, se rendirent prisonniers de guerre. En approchant de Bergen,<3> il crut n'y trouver que quelques bataillons, qui, trop faibles pour lui résister, seraient obligés de se retirer, ou de mettre les armes bas s'ils étaient assez téméraires pour l'attendre. Dans le temps qu'il les faisait charger, M. de Broglie parut sur la hauteur derrière ce village avec les brigades qu'il avait rassemblées des quartiers les plus voisins. L'attaque des alliés fut repoussée. Le prince d'Ysenbourg, qui la commandait, y perdit la vie. Le prince Ferdinand se trouva dans la nécessité de soutenir une affaire qui était une fois engagée; il emporta à la vérité le bas du village de Bergen, mais la partie supérieure, bien fortifiée, lui opposa des obstacles insurmontables. Les troupes françaises chargèrent en même temps les alliés à propos, et les contraignirent de lâcher prise. Les Saxons qui se trouvaient dans cette armée de M. de Broglie, voulurent poursuivre les troupes qui se retiraient; le prince Ferdinand s'en aperçut : il les fit attaquer par sa cavalerie, qui en détruisit une partie, et leur fit quelques centaines de prisonniers; et le reste de la journée se passa à se canonner réciproquement. Le prince Ferdinand, voyant que son coup était manqué, se retira la même nuit vers la Hesse, sans que M. de Broglie l'inquiétât. M. Du Blaisel le suivit, et entama dans cette retraite l'arrière-garde d'une des colonnes de l'armée; il s'y comporta si bien, qu'il prit deux cents Prussiens prisonniers des dragons de Finckenstein.
Durant ce bout de campagne des alliés, S. A. R. le prince Henri avait exécuté avec plus de succès un dessein pareil qu'il avait formé sur la Bohême. Il entra dans ce royaume par Péterswalde,3-a sans y rencontrer une grande résistance. M. de Hülsen, qui pénétrait avec la seconde colonne par le Basberg, y trouva l'ennemi retranché. Sa cavalerie prit le chemin de Pressnitz, qui la mena à dos des Autrichiens. Elle les attaqua à revers, tandis que l'infanterie prussienne entamait le front du retranchement. Tout ce corps de M. Renard, consistant dans les régiments d'Andlau, de Königsegg et mille Croates,<4> faisant deux mille cinq cents têtes, fut pris sans qu'il en échappât personne. Après cette belle action, M. de Hülsen s'avança sur Saatz, où il ruina un des plus considérables magasins de l'ennemi. S. A. R. se porta en même temps sur Budin, elle fit détruire toutes les provisions et tous les amas que les Autrichiens avaient rassemblés dans ces contrées, et après avoir ainsi rempli le but de ses opérations, elle ramena ses troupes en Saxe.
Ce prince résolut, peu après, de porter un coup semblable aux troupes de l'Empire, pour éloigner l'assemblée et l'approche de ces troupes des frontières de la Saxe. Cette entreprise fut concertée avec les alliés. Il assembla son corps à Zwickau, d'où M. de Finck4-a fut détaché sur Adorf, afin de donner aux ennemis des appréhensions pour la ville d'Éger. S. A. R. marcha à Hof, d'où elle détacha M. de Knobloch par Saalbourg vers Cronach. Les cercles, déconcertés par ce mouvement, quittèrent leur camp avantageux de Münchberg; les Prussiens l'occupèrent, et firent nombre de prisonniers en différentes rencontres. M. de Finck alors se porta sur Weissenstadt, pour couper à M. de Maguire la communication avec les cercles, ce qui rejeta ce général autrichien dans le Haut-Palatinat, d'où il joignit ensuite auprès de Nuremberg l'armée de l'Empire. M. de Finck le suivit, et lui prit quatre cents prisonniers en différentes occasions. L'armée prussienne se campa proche de Baireuth; M. de Meinike4-b força le général Riedesel, proche de Cronach,4-c à se rendre prisonnier avec neuf cents hommes qu'il commandait. Ce désastre précipita la retraite des cercles, que le prince de Deux-Ponts ramena à Nuremberg. S. A. R., n'ayant alors aucun ennemi en tête, envoya M. de Knobloch dans l'évêché de Bamberg, où il détruisit tous les magasins qu'on y avait dressés pour l'armée de l'Empire.
<5>Après avoir ainsi rempli le projet que S. A. R. s'était proposé, elle ramena ses troupes en Saxe vers le commencement de juin. Les Autrichiens avaient profité de l'absence des Prussiens pour y faire une incursion. Un général Gemmingen, qui s'était établi près de Wolkenstein,5-a y fut attaqué et battu par M. de Schenckendorff. M. de Brentano vint au secours de l'Autrichien; mais ayant été aussi mal reçu que M. de Gemmingen, il se retira en Bohême avec précipitation. Cette expédition de S. A. R. fit perdre dans un mois aux troupes de l'Empire tous leurs magasins, soixante officiers et trois mille hommes. De la part des alliés, le Prince héréditaire s'était avancé dans l'évêché de Würzbourg à la tête de douze mille hommes; il fit trois cents prisonniers sur les Autrichiens dans cette incursion, après laquelle il vint rejoindre le prince son oncle en Hesse.
Les Français ne commencèrent leurs opérations que sur la fin de mai. M. de Contades passa le Rhin à Cologne; il se joignit le 2 de juin à M. de Broglie proche de Giessen, et laissa M. d'Armentières aux environs de Wésel avec un détachement de vingt mille hommes. Le prince Ferdinand s'était retiré à l'approche de ces troupes, d'abord à Lippstadt, ensuite à Hamm, où il rassembla tous les régiments qui avaient hiverné dans l'évêché de Münster, à l'exception de la garnison de cette ville. M. d'Imhof était demeuré jusqu'alors à Fritzlar; sur ce qu'il eut vent que M. de Contades d'un côté, M. de Broglie d'un autre, et les Saxons d'un troisième, s'avançaient sur lui, il se replia sur Lippstadt. Les Français, trouvant la Hesse vide de troupes, s'emparèrent de Cassel, de Münden, de Beverungen, où ils prirent la plus grande partie des magasins des alliés. M. de Contades ayant poussé de là sur Paderborn, le prince Ferdinand s'avança vers lui, et vint se campera<6> Rittberg. La perte de tous ses magasins l'obligea d'en assembler de nouveaux, et il choisit Osnabrück pour le lieu de son dépôt principal. Cependant le dessein des Français était de couper les Allemands du Wéser. M. de Contades alla se camper aux sources de l'Ems, d'où il se rendit à Bielefeld et Herford, et plaça le corps de M. de Broglie à Oerlinghausen, d'où ce dernier s'approcha de Minden. Il surprit la ville en plein jour, et y fit quinze cents prisonniers. Ce contre-temps obligea le prince Ferdinand, qui était à Ravensberg, de se replier sur Osnabrück; il y fut joint le 86-a par le corps de M. de Wangenheim, qui jusqu'alors avait tenu tête à M. d'Armentières. Ce général français, ne trouvant personne en son chemin, tenta d'emporter Munster l'épée à la main; ayant manqué son coup, il y procéda en règle, la tranchée fut ouverte, et la ville se rendit le 25.
De son côté, M. de Contades vint camper avec toute son armée près de Minden; il occupa la rive gauche du Wéser, et plaça M. de Broglie sur la droite. Le prince Ferdinand, après avoir gagné les bords de cette rivière, la remonta aussitôt, pour s'opposer aux ennemis. Il déboucha le 29 dans les plaines de Minden, et étendit son armée entre Hille et Friedewalde, où il fut joint par le général Dreves, qui venait de reprendre Brême sur les Français. Il fit fortifier le village de Todtenhausen, à un quart de mille de la gauche de son armée, espèce de piége qu'il tendait à M. de Contades, trop bien posté pour qu'on pût brusquer une attaque sur son camp, et dont le prince ne pouvait tirer raison qu'en l'engageant dans une mauvaise affaire. D'un autre côté, pour causer des inquiétudes aux Français, il leur envoya à dos le Prince héréditaire, qui, Rapprochant de Gohfeld, y trouva le duc de Brissac à la tête d'un détachement de six mille hommes. M. de Contades s'empressa à remplir les désirs du prince<7> Ferdinand : il se conduisit comme s'il avait reçu les instructions de ce prince. M. de Broglie avec son détachement passa le Wéser et joignit l'armée. On prépara des débouchés sur le marais qui couvrait l'armée française, et enfin on l'attaqua le 1er d'août. Ce village de Todtenhausen, que le prince avait fait retrancher, était garni de douze bataillons, défendus par deux grosses batteries, et soutenus par vingt escadrons qui campaient à peu de distance derrière l'infanterie. Le gros de l'armée alliée campait à un petit demi-mille de là, comme nous l'avons dit, derrière les bois de Hille. Par une sage précaution, le prince avait préparé ses chemins et ses communications de sorte qu'au premier mouvement des Français, il pouvait marcher à eux sans rencontrer d'empêchement, et, tandis qu'ils attaqueraient le village, les charger à son tour. M. de Contades déboucha dans la plaine à la pointe du jour. M. de Broglie commandait l'avant-garde destinée à l'attaque du village. L'armée française prit une position trop éloignée de son avant-garde pour être à portée de la soutenir : elle appuya son aile droite au Wéser, et prenant la forme d'une potence, sa gauche se repliait, en formant un coude à ce marais qu'elle venait de passer. M. de Broglie, en approchant de Todtenhausen, vit les douze bataillons que M. de Wangenheim y mettait en bataille; il prit ce général et ces troupes pour l'armée entière du prince Ferdinand; il hésita, il demeura un temps indécis; enfin, il fit demander de nouveaux ordres à M. de Contades : l'occasion s'échappa, le temps se perdit, le prince Ferdinand arriva avec l'armée; au lieu d'aller au secours de M. de Wangenheim, il forma ses troupes vis-à-vis de cet angle que faisait l'armée française. M. de Contades lui opposa un corps de cavalerie; mais l'ardeur et la fougue de l'infanterie anglaise l'emporta. Elle attaqua la cavalerie française et la mit en déroute; de là elle se porta tout de suite sur l'infanterie française; le prince Ferdinand n'eut que le temps de la soutenir par d'autres brigades; enfin, les Français prirent la fuite, et les alliés se formèrent sur le terrain<8> qu'ils venaient d'abandonner. Tandis que la fortune se déclarait pour le prince Ferdinand, M. de Broglie faisait une attaque molle sur le village de Todtenhausen; il y eut en même temps deux charges de cavalerie dans cette partie, qui tournèrent toutes deux à l'avantage des alliés. La déroute de la gauche des Français, la fuite de cette cavalerie, jointes au peu de succès qu'avaient eu les attaques du village, déterminèrent l'ennemi à quitter le champ de bataille, ce qui se fit avec beaucoup de confusion et de désordre.
Le Prince héréditaire battit le même jour M. de Brissac à Gohfeld, et occupa, en le poursuivant, un passage proche du Wéser, qui interdisait aux Français les chemins des pays de Waldeck et de Paderborn. Ce coup fut aussi décisif que la bataille, parce que l'armée française, environnée par les alliés près de Minden, à la rive gauche du Wéser, fut obligée de repasser cette rivière et de prendre le chemin de Cassel, le seul qui lui restât. M. d'Armentières, qui avait jusque-là serré de près Lippstadt, en leva le blocus; il détacha dix bataillons pour Wésel; avec les douze autres il accourut à Cassel, où il se joignit à l'armée qui venait d'être battue. Le lendemain de la bataille, Minden se rendit au vainqueur; les Français perdirent au delà de six mille hommes dans cette affaire, dont trois mille furent pris par les Allemands. Pour profiter de cet heureux événement, le prince Ferdinand s'avança vers Münden, tandis que le Prince héréditaire passa le Wéser à Rinteln, à la tête de vingt mille hommes; il y eut une affaire d'arrière-garde sérieuse à Münden, où M. de Saint-Germain, par sa bonne conduite, sauva le bagage de l'armée française. Le prince Ferdinand se tourna ensuite du côté de Paderborn, et M. d'Urff prit à Detmold l'hôpital ambulant des Français, avec huit cents hommes qui l'escortaient. A l'approche des alliés de Stadtberg, le duc de Chevreuse et M. d'Armentières se replièrent sur Cassel, et les alliés ayant tourné de là vers la principauté de Waldeck, M. de Contades s'imagina que ce mouvement indiquait une intention du prince Ferdinand de couper les<9> Français du Main. Sur cette supposition, il quitta brusquement Cassel, où il laissa une faible garnison, et se campa à Marbourg. Un partisan des alliés, nommé Freytag, s'approcha de cette capitale, et la reprit par capitulation. Le prince Ferdinand était alors à Corbach; il fit avancer le Prince héréditaire à Wolfshagen, et détacha le prince de Holstein à Fritzlar. Ces mouvements achevèrent de dérouter M. de Contades : il se crut perdu, et il évacua la Hesse. Le prince Ferdinand le suivit à Ernsthausen; un de ses détachements prit, le même jour, trois cents Français dans la forteresse de Ziegenhayn. Les ennemis s'étaient postés à Amonebourg-sur-l'Ohm; ils avaient le corps de Fischer derrière la Lahn; le Prince héréditaire le battit. En même temps, son oncle s'avança à Wetter avec l'armée, sur quoi ce jeune héros se porta à Nieder-Weymar à dos des ennemis. Cela fit perdre la tramontane à M. de Broglie; il se retira à Giessen, et abandonna Marbourg. Cette ville fut prise par le prince de Bevern,9-a avec la garnison de neuf cents hommes qui l'avait défendue. Cette suite d'heureux succès mit le prince Ferdinand à portée d'avancer à Krofdorf. Il n'y avait que la Lahn qui séparât les alliés et les Français. Ces derniers retranchèrent leur camp, et portèrent M. de Broglie à Wetzlar. Le prince Ferdinand lui opposa M. de Wangenheim pour l'observer. Les malheurs qu'avait essuyés M. de Contades, en dégoûtèrent la cour; elle le rappela; son choix se décida en faveur de M. de Broglie, qui fut déclaré maréchal de France, et prit le commandement de l'armée. Tandis que les Allemands et les Français campaient opiniâtrément sur les bords de la Lahn, les uns vis-à-vis des autres, le prince Ferdinand travaillait sur ses derrières pour expulser les ennemis de l'évêché de Münster. Il avait envoyé M. d'Imhof en Westphalie pour assiéger cette place. Comme ce général ouvrait la tranchée devant Münster,<10> il fut obligé d'en lever le siége. M. d'Armentières avait quitté en hâte l'armée française, il avait passé le Rhin à Wésel, et était accouru au secours de cette ville. Des renforts des alliés joignirent M. d'Imhof : se trouvant par là en état d'entreprendre, il recommença le siége. M. d'Armentières s'en approcha de nouveau, dans le dessein d'attaquer les Allemands; mais soit qu'il crût l'entreprise trop difficile, soit qu'un échec que souffrit un de ses détachements, le décourageât, il se retira derrière la Lippe, et la ville se rendit à M. d'Imhof par capitulation.
L'amour-propre de la nation française lui avait persuadé d'attribuer les désavantages de la guerre d'Allemagne au peu de supériorité que son armée avait en nombre sur celle des alliés. La cour, qui pensait à peu près de même, pour obvier à cet inconvénient, venait d'engager le duc de Würtemberg à lui fournir douze mille hommes, moyennant un subside que la France lui payerait en sel. Le Duc se mit lui-même à la tête de ses troupes : il s'en était réservé le commandement, et pour ne point être confondu dans la foule des généraux d'une grande armée, pour ne point servir sous un maréchal de France, ce qu'il jugeait contraire à sa dignité ainsi qu'à sa grandeur, il avait stipulé que sa personne et ses troupes ne seraient employées qu'en détachements. Ce prince arriva en Franconie avec son corps au mois d'octobre. M. de Broglie, qui ne pouvait pas l'employer comme il aurait voulu, l'envoya dans le pays de Fulde, d'où les alliés tiraient une partie de leur subsistance; l'approche des Würtembergeois dérangea les livraisons du pays, et ils servirent au moins à quelque chose. Ces troupes isolées présentaient aux alliés une trop belle occasion pour qu'ils n'en profitassent pas. Le Prince héréditaire partit à tire-d'aile de l'armée; il se présenta devant les portes de Fulde, que personne ne s'y attendait. Le Duc avait préparé pour ce jour un bal, qui fut dérangé. Étonné et surpris de la présence d'un ennemi aussi vigilant, qui ne lui donnait pas le temps de rassembler<11> ses troupes, il se sauva avec sa cavalerie vers le Main. L'arrière-garde d'infanterie, qui se préparait à la retraite, fut chargée et poussée vivement par le Prince héréditaire, qui en fit douze cents hommes prisonniers. Ce ne fut pas le dernier exploit de ce jeune héros : nous aurons encore lieu de parler de lui dans le récit de la campagne de Saxe.
Les Français avaient tenu, cette année, la campagne plus longtemps qu'à l'ordinaire. La saison, trop opposée aux entreprises militaires, les obligea de quitter leur camp le 8 de décembre; après quoi ils se retirèrent à Francfort. Le prince Ferdinand, après avoir mis le blocus devant Giessen, fit entrer ses troupes en quartiers, ayant réparé par sa valeur et par son habileté toutes les injustices que la fortune lui avait faites au commencement de la campagne; et les alliés se trouvèrent à la fin de cette année en possession de toutes les places et de toutes les provinces qu'ils avaient occupées avant que la guerre fût déclarée.
Il s'en fallut beaucoup que la campagne du Roi prît un tour aussi heureux; ce fut peut-être la plus funeste de toutes. C'en aurait même été fait des Prussiens, si leurs ennemis, qui savaient vaincre, avaient su de même profiter de leurs victoires. Nous avons rapporté les raisons qui restreignaient le Roi à la guerre défensive. Contenu par l'armée du maréchal Daun, qui se tenait en Bohême sur les frontières de la Silésie, il médita une entreprise sur les magasins que les Russes formaient aux environs de Posen. Si ce projet avait réussi, il aurait retardé les opérations des ennemis; et gagner du temps c'était tout gagner. L'armée du Roi s'approcha vers le milieu de mars des montagnes de Schweidnitz; elle fut mise en cantonnements dans ces longs villages qui vont de Landeshut à Friedland. M. de Fouqué demeura avec son corps à Neustadt en Haute-Silésie. M. de Wobersnow,11-a qui avait été envoyé avec un détachement dans le palatinat de Posnanie,<12> y ruina quelques magasins que les Russes commençaient à former. L'expédition, s'étant faite de trop bonne heure, dérangea peu ou point les ennemis dans les mesures qu'ils voulaient prendre.
Il ne se passa rien d'important sur les frontières de la Bohême. M. de Loudon, qui se tenait à Trautenau, sans cesse en mouvement, donna des alertes aux postes avancés, mais sans succès; une seule entreprise réussit aux Autrichiens. M. de Beck attaqua le bataillon de Diringshofen à Greifenberg; il lui coupa la retraite avec sa cavalerie, et après une vigoureuse défense, ce bataillon fut contraint de mettre les armes bas. Sur la fin du mois, M. de Ville, qui commandait en Moravie, entra en force dans la Haute-Silésie; M. de Fouqué, dont le corps était trop faible, lui abandonna Neustadt, et prit une position avantageuse à Oppersdorf. Le Roi se flatta que ce mouvement de M. de Ville lui fournirait l'occasion de battre l'ennemi en détail et d'abîmer entièrement ce corps. Il fit filer secrètement des troupes à Neisse dans cette intention, et s'y rendit lui-même. Quelques précautions que l'on prît pour cacher cette manœuvre à l'ennemi, cela fut inutile. Le clergé catholique et les moines, ennemis secrets des Prussiens, parce qu'ils les croyaient hérétiques, trouvèrent le moyen d'avertir M. de Ville de la marche des troupes, et le jour même que le Roi vint à Oppersdorf, ce général autrichien se retira à Ziegenhals. Tout ce qu'on put faire se réduisit à engager une affaire d'arrière-garde avec les pandours, qui étaient encore en marche; la cavalerie les entoura dans des rochers escarpés, peu propres aux manœuvres des gens de cheval; cependant cette troupe, forte de huit cents hommes, fut ou prise ou passée au fil de l'épée. Les Autrichiens, loin de s'arrêter à Ziegenhals, continuèrent leur retraite jusqu'en Moravie, et le Roi, ne trouvant plus dans ces environs d'objet qui exigeât sa présence, retourna joindre son armée à Landeshut.
Le maréchal Daun venait d'arriver en Bohême; il établit son quartier à Münchengrätz. Les deux armées demeurèrent tranquilles dans<13> leur position jusqu'au 28 de juin, que les Autrichiens prirent le camp de Jaromircz, d'où ensuite ils passèrent en Lusace, et vinrent s'établir à Marklissa. Le Roi, qui était dans le camp de Landeshut, détacha quelques bataillons, qui, par Schatzlar, pénétrèrent en Bohême; ils s'approchèrent de Trautenau, et le major Quintus13-a défit un corps de pandours aux environs de Prausnitz. M. de Seydlitz fut envoyé à Lähn pour observer les mouvements du maréchal Daun. M. de Fouqué reçut ordre de quitter la Haute-Silésie pour relever l'armée du Roi du poste de Landeshut, qu'il aurait été dangereux de laisser vide. Dès qu'il arriva, le Roi en deux marches gagna le camp de Schmuckseiffen, un des plus forts de la Silésie. M. de Seydlitz avait été attaqué la veille par Loudon; ce partisan fut battu; il perdit cent cinquante hommes, et pensa être fait prisonnier. Cependant la cour lui confia un corps de vingt mille hommes, destiné à se joindre aux Russes dès que l'occasion s'en présenterait. Le maréchal Daun le posta sur les hauteurs de Lauban, précisément à l'endroit où il avait été si mal reçu l'année précédente par l'arrière-garde du Roi. Cette position fut choisie pour lui donner quelque avance sur les Prussiens lorsqu'il recevrait l'ordre de se joindre aux Russes. Ces vues des Autrichiens n'étant pas difficiles à pénétrer, le Roi fit observer ce partisan par deux corps de cavalerie, dont l'un, sous M. de Lentulus, fut placé à Löwenberg, et l'autre, sous le prince de Würtemberg, à Bunzlau.
Pendant que ces mesures se prenaient vis-à-vis des Autrichiens, on n'avait pas négligé de prendre précaution contre les Russes. Du<14>rant l'hiver, MM. de Schlabrendorff14-a et de Hordt14-b les observèrent de Stolp, par des détachements qu'ils avaient répandus le long de la frontière de Pologne. Vers le printemps, le comte Dohna quitta le Mecklenbourg et la Poméranie, où il laissa M. de Manteuffel avec un petit corps, pour tenir tète aux Suédois. Le comte marcha avec ses troupes à Stargard, d'où il se rendit à Landsberg; il y fut joint par un renfort que S. A. R. le prince Henri lui envoyait de Saxe aux ordres de MM. d'Itzenplitz et de Hülsen. On avait observé que les Russes traversaient la Pologne par détachements; ce qui fit naître l'idée d'aller à leur rencontre pour les battre en détail, ce qui aurait été très-possible, si l'on était tombé, dans leur marche, sur une de leurs divisions, avant qu'elle pût être jointe par les autres. Pour exécuter ce dessein, il fallait agir avec activité et avec résolution; mais tout le contraire arriva. Les troupes furent mal menées, les généraux manquèrent de vigilance, tout se fit trop tard, on accumula fautes sur fautes, et cette malheureuse expédition devint comme la source des infortunes dont les Prussiens furent accablés cette campagne. Le comte Dohna partit le 23 de juin de Landsberg; il passa la Warthe le 5 de juillet à Obernick. Sa lenteur donna aux Russes le temps de s'assembler à Posen, et les deux armées s'amusèrent à faire des reconnaissances qui ne menèrent à rien. Les Russes firent un mouvement en avant le 14; ils défilèrent proche de l'armée prussienne, mais dans un tel désordre, qu'il n'aurait tenu qu'au comte Dohna d'en profiter, s'il en avait eu la résolution. Ses mesures étaient généralement si mal prises, qu'il perdit une partie de sa boulangerie et de son parc de vivres par sa<15> négligence; ce qui l'obligea de se replier sur Züllichau. Le Roi, étant informé de la confusion qui régnait dans cette armée, et de la désunion qu'il y avait parmi les généraux, y envoya M. de Wedell, qui en prit le commandement comme dictateur, quoiqu'il ne fût pas le plus ancien par le grade.
Le même soir que M. de Wedell arriva à Züllichau, M. de Soltykoff campait à Babimost, d'où il avait si bien tourné la position des Prussiens durant la nuit, qu'une partie des Russes occupait déjà le défilé de Kay, derrière les Prussiens, précisément entre leur camp et le chemin de Crossen, sans que personne s'en aperçût, tant le service se faisait négligemment dans l'armée dont M. de Wedell venait de prendre le commandement. M. de Wedell apprit cette marche par ses propres yeux; il alla reconnaître le camp de Babimost, et n'y vit que la queue des colonnes et l'arrière-garde, qui suivaient le chemin de Crossen. Il fit d'abord abattre ses tentes, se mit en marche, attaqua les troupes ennemies qui s'étaient établies à Kay, espérant de les battre avant que leur armée pût les joindre; mais les affaires tournèrent autrement. Les Russes étaient bien postés : on ne pouvait aller à eux que par un front de sept bataillons de largeur, resserré des deux côtés par des marais. Les Russes étaient comme en demi-lune, sur trois lignes, occupant des tertres chargés de sapins. M. de Wedell enfonça leur première ligne; lorsqu'il voulut attaquer la seconde, son infanterie se trouva exposée à un si grand feu de mitraille, partant de différentes batteries établies en croisière, qu'elle n'y put résister. On fit à trois reprises de nouveaux efforts, mais en vain. Le grand mal venait de ce que M. de Wedell ne pouvait pas opposer assez de canon à celui de l'ennemi. Il avait perdu du monde, et voyant peu d'apparence de réussir, il ne voulut pas sacrifier le reste inutilement. Il prit la résolution de se retirer; les troupes passèrent le lendemain l'Oder à Tschicherzig, pour se camper à Sawade. Pour les Russes, M. de Soltykoff les mena à Crossen. M. de Wedell perdit dans cette<16> journée entre quatre et cinq mille hommes;16-a il n'est pas apparent que la perte des ennemis ait été considérable, parce que le terrain était à leur avantage.
Cet événement acheva de déranger les mesures que le Roi avait prises jusqu'alors. Après l'échec que M. de Wedell venait de recevoir, il ne pouvait plus s'opposer sans de considérables renforts aux progrès de M. de Soltykoff. Francfort et Cüstrin étaient en danger par la position qu'il avait prise à Crossen, et si, dans peu, une armée prussienne ne s'approchait de Francfort pour défendre l'Oder, la ville de Berlin se trouvait exposée aux plus grands hasards. L'armée de Silésie n'était pas assez nombreuse pour qu'on pût l'affaiblir encore par de nouveaux détachements. M. de Fouqué défendait les gorges de Landeshut contre M. de Ville, avec dix mille hommes; l'Autrichien en avait vingt mille. L'armée du Roi, qui campait à Schmuckseiffen, était de quarante mille combattants; celle du maréchal Daun, de soixante-dix mille hommes. Quelles que fussent ces circonstances, le cas était pressant : il fallait assembler une armée pour couvrir la Marche de Brandebourg. Il y avait tout lieu de supposer que les coups se porteraient de ce côté, ou bien en Silésie. D'autre part, les Autrichiens gardaient des ménagements pour la ville de Dresde, à cause du séjour qu'y faisait la famille royale. Il était donc à présumer qu'un homme ferme, dans cette place, la soutiendrait assez de temps, pendant l'absence de l'armée, pour qu'elle pût y revenir pour le dégager, s'il était attaqué.
Après avoir mûrement réfléchi sur cet article, il fut résolu que le prince Henri viendrait à Sagan avec seize bataillons et vingt-cinq escadrons, auxquels on joindrait le détachement du prince de Würtem<17>berg, formé de quinze escadrons et de six bataillons; que S. A. R. prendrait le commandement de l'armée du Roi, comme étant le seul à qui on pût la confier; et que le Roi se mettrait à la tête du corps qu'on assemblerait à Sagan, pour le mener incessamment à la défense de ses États. Il comptait de s'y faire joindre par M. de Wedell. S. A. R. arriva pour sa personne le 28 à Schmuckseiffen, et le Roi se rendit le 29 à Sagan. Le sieur Loudon avait déjà longé dans cette partie les frontières de la Silésie, et quoique le Roi le fît observer, les officiers prussiens y furent trompés de la manière suivante. M. de Hadik avait suivi le prince Henri, et s'était joint à Sorau avec Loudon. Loudon continua son chemin; un régiment de hussards qui avait toujours été affecté à son corps, demeura avec Hadik. Cela fit croire aux officiers qui allaient à la découverte, que le corps de Loudon s'y trouvait en entier; sur quoi le Roi, marchant à Christianstadt, y apprit qu'on lui avait donné le change, car Loudon venait d'arriver le même jour à Guben. Cela l'obligea de continuer sa marche, et il gagna encore le même jour Sommerfeld. La cavalerie prussienne donna sur celle de Hadik, qui suivait Loudon, et elle fut poussée jusqu'à Guben. M. de Loudon partit le même soir pour gagner Francfort; le Roi se campa à Niemitzsch sur les bords de la Neisse. Vers la pointe du jour, on aperçut deux colonnes qui venaient de Guben, et qui filaient sur le chemin de Cottbus. La cavalerie passa d'abord la rivière; on engagea à la hâte une affaire d'arrière-garde, où le régiment de Würzbourg impérial, fort de treize cents hommes, fut entièrement fait prisonnier. Les hussards poursuivirent l'ennemi, et lui enlevèrent six cents caissons de vivres, dont toute l'escorte fut dispersée. Dans d'autres occasions, ces avantages auraient pu avoir des suites; dans celle-ci, c'était de la peine perdue, parce que le but de l'expédition était manqué, et qu'il n'était plus possible d'empêcher la jonction des Autrichiens et des Russes à Francfort.<18> Le Roi se mit le lendemain en marche. M. de Wedell eut ordre de joindre l'armée à Mullrose, ce qui lui était facile depuis que les Russes avaient quitté Crossen, et qu'il n'avait plus personne en tête. Les troupes du Roi prirent le chemin de Beeskow, d'où l'infanterie se rendit en droiture à Mullrose. Ce prince et sa cavalerie prirent par Neubrück, sur le canal qui communique de l'Oder à la Sprée. Il y trouva les ponts rompus, et, à l'autre bord, les dragons de Löwenstein, qui se préparaient à en disputer le passage. Ces obstacles n'étaient pas aussi considérables qu'ils le paraissaient. Ce canal est rempli de gués; la cavalerie prussienne les passa; elle fondit en même temps sur les dragons autrichiens postés dans ces bois, qui furent défaits et poussés jusqu'aux faubourgs de Francfort. De là le Roi rejoignit son infanterie à Mullrose, amenant trois cents prisonniers que l'on avait faits du régiment de Löwenstein. M. de Wedell y arriva le 4. M. de Finck, qui était demeuré aux environs de Torgau après le départ du prince Henri, inutile dans cette partie, et ne pouvant pas couvrir seul la Saxe avec les dix mille hommes qu'il commandait, reçut également ordre de joindre l'armée. Le Roi rassemblait le plus de forces qu'il pouvait, parce qu'il était obligé de se dépêcher. Il fallait battre les Russes le plus tôt qu'on pourrait en venir aux mains, pour accourir à temps à la défense de la Saxe, qui étant, aux places près, vide de troupes, laissait les chemins ouverts à l'armée de l'Empire pour pénétrer jusqu'à Berlin si elle le voulait. Afin donc d'être plus à portée d'attaquer les Russes, l'armée quitta les environs de Mullrose, et prit un camp entre Lebus et Wulkow. Elle tira ses subsistances de Cüstrin, et attendit l'arrivée de M. de Finck, qui vint le 10 dans ce camp. On fit les préparatifs nécessaires pour passer l'Oder entre Lebus et Cüstrin. On se pressa d'autant plus d'exécuter ce projet, que M. de Hadik venait d'occuper le camp de Müllrose, que les Prussiens avaient quitté. Ce général pouvait de là<19> se joindre à M. de Buturlin, ou il pouvait tenter une entreprise sur Berlin, s'il ne trouvait personne pour s'y opposer.
Toutes ces choses pressaient le Roi d'agir avec promptitude. L'armée passa l'Oder le 11, et vint se mettre en bataille vis-à-vis des Russes, s'étendant depuis Trettin, où était la droite, jusqu'à Bischofssee, où s'appuyait la gauche. La réserve de M. de Finck campa devant les lignes, sur des hauteurs qui dérobaient aux Russes la connaissance des mouvements que feraient les Prussiens. Un ruisseau bourbeux séparait les deux armées. M. de Soltykoff s'était campé à Kunersdorf. Son aile droite s'appuyait sur une petite élévation, où les Russes avaient construit un fort en guise d'étoile : deux branches de retranchement partaient de là, qui, occupant un terrain élevé, allaient aboutir au cimetière des Juifs,19-a hauteur assez considérable proche de Francfort. La droite de ce camp, où était cette redoute en étoile, était dominée par une hauteur que M. de Finck occupait, et, au delà du ruisseau, par une élévation que les gens du pays nomment la Pechstange. De la position où se trouvait l'armée du Roi, il était impossible d'attaquer l'ennemi : il aurait fallu passer deux chaussées étroites, couvertes d'abatis, et dont les Russes étaient maîtres; il aurait fallu déployer les brigades sous le feu de leurs petites armes, et attaquer un retranchement défendu par des batteries croisées. On trouva donc plus convenable de remonter le ruisseau, où, après un détour d'un demi-mille, on arrive au pont qui est sur le chemin de Reppen; là se trouve un autre chemin qui mène par le bois à la hauteur de la Pechstange. Ces connaissances locales servirent de base<20> aux dispositions que l'on fit pour la bataille qui s'engagea le lendemain. Le corps de M. de Finck fut destiné à soutenir, sur les hauteurs où il se trouvait, les batteries qu'on y dressa pendant la nuit, et qui pouvaient tirer à bout portant sur l'étoile des Russes.
Le lendemain, l'armée prit le chemin de Reppen, et se forma dans le bois près de la Pechstange sur cinq lignes, dont les trois premières étaient d'infanterie, et les deux dernières, de cavalerie. Pendant ce temps-là, M. de Finck faisait jouer ses batteries de toutes ses forces, et il fit semblant de vouloir passer les chaussées qu'il avait devant lui, ce qui fixa si bien l'attention de M. de Soltykoff, que l'armée du Roi gagna la lisière du bois sans qu'il s'en aperçût. On construisit aussitôt de grandes batteries sur deux monticules qui dominaient la droite des Russes. Cette partie de leur retranchement fut embrassée et entourée par les batteries des Prussiens, comme le peut être un polygone dans un siége en forme. Alors, tout étant préparé, M. de Schenckendorff s'avança, sous la protection de soixante bouches à feu, contre ce fort, et l'emporta presque d'emblée. L'armée le suivit. Les deux branches du retranchement qui aboutissaient à ce point étant prises en flanc, ce ne fut qu'un massacre épouvantable de l'infanterie russe jusqu'au cimetière de Kunersdorf, que la gauche des Prussiens eut quelque peine à emporter. Alors M. de Finck, que les attaques avaient déjà dépassé, déblaya ses digues, et se joignit aux autres troupes. On avait déjà pris sept redoutes, le cimetière, et cent quatre-vingts canons; l'ennemi était en grande confusion, il avait perdu un monde prodigieux. Le prince de Würtemberg, cependant, qui s'impatientait de l'inaction de la cavalerie, chargea mal à propos cette infanterie des Russes qui était dans des retranchements au cimetière des Juifs. Il fut repoussé à la vérité, mais, en même temps, les ennemis abandonnèrent une grande batterie qu'ils avaient près de ce cimetière. L'infanterie prussienne, qui n'en était qu'à huit cents pas, fit un effort pour s'en saisir; mais, qu'on voie à quoi tiennent les victoires, elle<21> n'en était qu'à cent cinquante, lorsque M. Loudon, s'apercevant de la faute que les Russes faisaient de l'abandonner, y arriva avec sa réserve, et prévint les Prussiens de quelques minutes. Il fit aussitôt charger ce canon à mitraille, et le fit exécuter sur eux. Ce feu les dérangea. Quoiqu'on renouvelât les attaques à différentes reprises, il fut impossible d'emporter cette batterie, qui dominait sur tout ce terrain. M. Loudon, qui s'aperçut que la contenance des assaillants était moins assurée, leur lâcha des corps de cavalerie par sa droite et par sa gauche. Cela rendit la confusion générale dans ces troupes, et elles s'enfuirent en désordre. Le Roi protégea leur retraite par une batterie, soutenue du régiment de Lestwitz.21-a Il y reçut une contusion. Le régiment des pionniers fut pris derrière lui. L'infanterie avait d'ailleurs déjà repassé les digues, et avait repassé au camp qu'elle avait eu la veille; sur quoi le Roi se retira le dernier, et il aurait été pris par les ennemis, si M. de Prittwitz21-b ne les eût attaqués avec cent hussards, pour lui donner le temps de repasser le défilé. Le gros de la cavalerie se retira par le même chemin qu'elle avait pris le matin. Dans ce premier moment, la consternation des troupes fut si grande, qu'au seul bruit des Cosaques, l'infanterie, qu'on avait formée sur l'emplacement de son ancien camp, s'enfuit au delà de mille pas avant qu'on parvînt à l'arrêter. Les Russes gagnèrent à la vérité cette bataille; mais elle leur coûta cher : ils y perdirent vingt-quatre mille hommes de leur aveu; ils reprirent tous leurs canons et par delà quatre-vingts pièces<22> des Prussiens, et firent trois mille prisonniers. L'armée du Roi perdit à cette journée dix mille hommes tant morts que prisonniers et blessés.
Le Roi, qui s'était flatté d'emporter la victoire, avait commis à M. de Wunsch22-a de se saisir de Francfort pendant l'action, pour couper la retraite à l'ennemi. Ce brave officier s'en était rendu maître, et y avait fait quatre cents prisonniers; mais le malheur de cette journée l'obligea d'abandonner la ville et de retourner à Reitwein, où l'armée se campa après avoir repassé l'Oder. L'on avait à peine rassemblé dix mille hommes le soir après l'action. Si les Russes avaient su profiter de leur succès, s'ils avaient poursuivi ces troupes découragées, c'en était fait des Prussiens. Ils donnèrent du temps au Roi pour se remettre de ses pertes. Le lendemain, l'armée se trouva forte de dix-huit mille combattants, et peu de jours après, son nombre monta à vingt-huit mille têtes. On tira du canon des places; on fit venir le corps qui jusqu'alors avait amusé les Suédois au bord de la Peene. Presque tous les généraux étaient blessés22-b ou avaient reçu des contusions; enfin il n'aurait dépendu que des ennemis de terminer la guerre; ils n'avaient qu'à donner le coup de grâce; mais ils s'arrêtèrent, et au lieu d'agir avec vigueur, comme le cas le demandait, ils s'applaudirent de leur succès et bénirent leur fortune : enfin le Roi put respirer, et ils lui laissèrent assez de loisir pour qu'il pût pourvoir aux besoins les plus pressants de son armée. Toutefois, pour ne pas être injuste dans nos décisions, nous nous croyons obligé de rapporter ce qu'alléguait M. de Soltykoff pour colorer son inaction. Sur<23> ce que le maréchal Daun le pressait de pousser ses opérations avec vigueur, il lui répondit : « J'en ai assez fait, monsieur, cette année; j'ai gagné deux batailles, qui coûtent vingt-sept mille hommes à la Russie; j'attends, pour me mettre de nouveau en action, que vous ayez remporté deux victoires à votre tour; il n'est pas juste que les troupes de ma maîtresse agissent toutes seules. » Les Autrichiens n'obtinrent qu'avec peine de lui qu'il passât l'Oder à Francfort; toutefois ce fut à condition que M. de Hadik demeurerait dans son poste de Müllrose. Ce mouvement des Russes fit changer de position au Roi : il marcha d'abord à Madlitz, puis à Fürstenwalde, où il était maître du passage de la Sprée. C'était un objet important pour les circonstances d'alors. Les troupes des cercles venaient de prendre Torgau et Wittenberg;23-a on avait à craindre de leur part qu'elles ne tentassent une entreprise sur Berlin, et on en appréhendait autant de M. de Hadik; il n'avait qu'à longer la Sprée, qui lui servait à couvrir sa marche, tandis que M. de Soltykoff aurait contenu l'armée du Roi en s'avançant et en approchant d'elle. Les affaires des Prussiens étaient si mauvaises, si désespérées, qu'on aurait été bien embarrassé, dans le cas où l'on se trouvait, pour prendre un parti sage et conforme aux règles de l'art, Cependant, comme il fallait être préparé à tout événement, le Roi résolut de sacrifier plutôt jusqu'au dernier homme que de souffrir que l'ennemi s'emparât impunément de Berlin, et, pour cet effet, de tomber sur le corps du premier qui s'en approcherait, aimant mieux périr les armes à la main que d'être brûlé à petit feu. Ces embarras où le Roi se trouvait, furent encore augmentés par l'approche du maréchal Daun. Il était venu se camper à Triebel; il avait eu une conférence à Guben avec M. de Soltykoff. Le prince Henri ne pouvait pas empêcher la jonction des Autrichiens et<24> des Russes, à plus forte raison arrêter les détachements qu'ils auraient voulu envoyer contre le Roi; et quel que fût de ces partis celui que le maréchal Daun prît, il était également funeste. Cependant les affaires prirent une meilleure tournure qu'on ne devait s'y attendre, parce que tout le mal, comme tout le bien qu'on prévoit, n'arrive point.
Depuis que le Roi avait quitté la Silésie, les choses y avaient pris une nouvelle face. M. de Ville se persuada que M. de Fouqué ne pourrait l'empêcher de pénétrer en Silésie; il ne tenta point à la vérité de forcer les gorges de Landeshut, mais il prit le chemin de Friedland, où l'on n'avait pas jugé à propos de lui présenter des obstacles, par les raisons que nous allons voir. M. de Ville descendit tranquillement dans les plaines de Schweidnitz; sur quoi M. de Fouqué établit des corps à Friedland et à Conradswaldau, par où les Autrichiens étaient obligés de tirer leurs vivres. M. de Ville manqua bientôt du nécessaire : il se vit forcé de retourner en Bohême, et attaqua le poste de Conradswaldau, où il fut repoussé avec perte de treize cents hommes et de tout son bagage; et en prenant des chemins détournés, il se trouva heureux d'avoir regagné Braunau.
Le maréchal Daun, de son côté, avait quitté Marklissa et s'était porté sur Pribus. S. A. R., qui ne voulait pas le quitter de vue, marcha à Sagan, d'où elle détacha M. de Zieten à Sorau pour observer de plus près l'ennemi. Le maréchal Daun, que les Russes pressaient d'agir, se proposa d'enlever ce corps en faisant marcher deux colonnes à la droite et à la gauche des Prussiens, couvertes par de grands bois, et qui devaient se joindre à un défilé entre Sorau et Sagan, pour leur couper la retraite. Mais M. de Zieten prévint le maréchal; il se replia à temps sur l'armée de S. A. R., sans faire de pertes. Le prince Henri n'était pas dans une situation à pouvoir entreprendre sur les Autrichiens; il convenait moins que jamais de hasarder une bataille, après en avoir perdu deux cette année. Son dessein étant toutefois<25> d'éloigner le maréchal Daun des Russes et de l'électorat de Brandebourg, il jugea que le meilleur expédient pour y réussir serait de détruire les magasins que les ennemis avaient sur leurs derrières. Il exécuta ce dessein avec toute la célérité et toute l'habileté possibles; il quitta Sagan, et marcha par Lauban à Görlitz. M. de Ville y était accouru en hâte; le Prince ayant fait mine de l'attaquer, ce général autrichien, devenu timide depuis l'affaire de Conradswaldau, se retira à Reichenbach. C'était ce que le Prince désirait, et il fit partir sur-le-champ un corps pour la Bohême, qui ruina à Böhmisch-Friedland le magasin des ennemis. Un autre détachement se rendit par Zittau à Gabel, prit prisonniers six cents hommes qui s'y trouvaient en garnison, et détruisit le considérable amas que les Autrichiens y avaient accumulé. L'heureux succès de cette expédition fit rétrograder le maréchal Daun; si alors la ville de Dresde ne se fût pas rendue de la façon la plus infâme, les Impériaux se trouvaient forcés de retourner en Bohème; mais la réduction de cette capitale, les mettant en possession des grands magasins que les Prussiens avaient dressés, leur permit de s'établir à Bautzen.
Le départ de l'armée autrichienne, la disette de fourrage que les Russes commençaient à sentir, leur firent abandonner leur position de Francfort; ils marchèrent en Lusace, et se campèrent à Lieberose. L'armée du Roi les suivit par Beeskow; de là elle s'avança sur Waldow. M. de Hadik, qui était en marche pour s'y rendre, se replia à l'approche des Prussiens, de sorte que le Roi y prit une position avantageuse derrière des marais, d'où il coupait aux Russes les subsistances qui devaient leur être livrées de Lübben et des lieux circonvoisins. Dresde était assiégée alors, sans cependant qu'il y eût de tranchée ouverte. Sa Majesté y envoya un détachement aux ordres du général Wunsch. Cet habile officier surprit Torgau en chemin, et il arriva devant Dresde le jour que M. de Schmettau en signait la capitulation. Il serait, je pense, superflu de critiquer la conduite d'un homme qui<26> rend une place sans qu'il y ait ni tranchée ouverte, ni brèche : qui ne voit pas que des corruptions avaient préparé d'avance une défense aussi molle et aussi lâche? M. de Wunsch, ne trouvant plus rien à faire de ce côté-là, se replia sur Torgau. Les troupes de l'Empire étaient venues pour reprendre cette ville : Wunsch passe l'Elbe avec une poignée de monde, se glisse dans les vignes, de là il fond sur les cercles, les bat, leur enlève tout leur camp, et les met en déroute. Sur cette nouvelle, le Roi y envoya M. de Finck avec un renfort de dix bataillons et de vingt escadrons, et ces deux corps joints ensemble s'avancèrent jusqu'à Meissen. Ces petits contre-temps firent rappeler M. de Hadik de l'armée des Russes; il traversa la Lusace, passa l'Elbe à Dresde, et, joint aux troupes des cercles, il marcha droit à M. de Finck. Une partie des Autrichiens attaqua M. de Wunsch, posté à Siebeneichen, près de Meissen; le gros de la troupe passa la Triebisch à Munzig, et se présenta sur le flanc droit de M. de Finck. Ce général ne balança point; il attaqua les ennemis, les battit, leur prit du canon et six cents prisonniers.26-a M. de Wunsch ne resta pas en arrière : il repoussa également avec perte ceux qui étaient venus l'assaillir, et M. de Hadik fut obligé de s'enfuir à Dresde.
Pendant que M. de Finck faisait des progrès en Saxe, M. de Soltykoff prenait le chemin de la Silésie par Sommerfeld et Christianstadt. Il fallait le prévenir, pour qu'il ne ruinât pas tout le plat pays, et qu'il ne mît pas le siége devant quelque place. Par ces raisons, le Roi se porta sur Sagan, où il pensa rencontrer quatre régiments autrichiens que M. Campitelli menait au secours des Russes. A Sagan, il regagna la communication avec le prince Henri, auquel il fit part des avantages que M. de Finck venait d'emporter; il lui demanda quelques renforts pour remplacer une partie des détachements qu'il avait faits pour la Saxe et contre les Suédois, et lui enjoignit en même temps<27> de gagner l'Elbe pour joindre M. de Finck, afin qu'il pût tenter tous les moyens possibles pour reprendre Dresde. Le Roi, de son côté, marcha à Neustädtel, où il prévint les Russes. M. de Soltykoff en voulait à Glogau; il se proposait d'occuper les hauteurs de Baunau. Le Roi le prévint encore; les colonnes de l'armée ennemie, qui virent la place occupée, s'arrêtèrent à Beuthen, sans cependant dresser leurs tentes. Cela fit présumer qu'ils avaient intention d'attaquer les Prussiens le lendemain, et ils passèrent la nuit au bivouac. Les généraux des ennemis parurent dès la pointe du jour pour faire une reconnaissance. Le Roi avait à peine vingt mille hommes dans son camp; les troupes, à la vérité, se trouvaient bien postées, mais elles avaient deux fois été battues par les Russes, et la mémoire leur en était encore récente. Les généraux ennemis n'entrèrent pas dans ces considérations; ils se retirèrent à leur armée, et bientôt les tentes furent dressées. Le prince Henri et M. de Fouqué s'étant cotisés pour envoyer quelque renfort au Roi, ces troupes arrivèrent le lendemain de cette reconnaissance, et elles furent postées à Linkersdorf, sur les bords de l'Oder, où elles se retranchèrent. Les deux armées demeurèrent assez tranquillement dans cette situation.
Cependant le corps des Autrichiens se trouvait campé à un demi-mille de l'armée russe; on pouvait d'autant plus facilement battre ces troupes avant que M. Soltykoff pût y apporter du secours, qu'elles n'étaient point appuyées du tout; cela fit naître l'envie de l'entreprendre. Le Roi y marcha la nuit du 1er d'octobre; il y trouva le camp vide; il n'y prit que des traîneurs, qui déposèrent que la nuit même toute l'armée avait passé l'Oder à Carolath. On s'approcha de ce fleuve, où l'on entendit une canonnade très-vive; et la surprise fut extrême lorsqu'on vit que ce feu partait de l'arrière-garde des Russes, qui, à grands coups de canon, détruisait le pont sur lequel ils avaient passé le fleuve, tant ils étaient grossiers et ignorants. Par ce mouvement, la rive gauche de l'Oder était mise en sûreté; mais comme il<28> fallait couvrir la droite, le Roi fit marcher l'armée à Glogau. Dix bataillons et trente escadrons y passèrent la rivière, et se postèrent sur une hauteur, pour couvrir la place; le gros des troupes se campa proche des ouvrages. M. de Soltykoff prit une position à Kuttlau; il y eut tous les jours des escarmouches entre les hussards et les Cosaques, où les Prussiens eurent l'avantage. Toutefois, comme la rapidité de la marche du Roi avait fait manquer le coup que les Russes avaient prémédité, ils quittèrent les environs de Glogau, et prirent le chemin de Guhrau, qui mène à Freystadt. On canonna une de leurs colonnes, qui passa près du retranchement prussien; on harcela même leur arrière-garde, tandis que le gros de l'armée du Roi décampait et prenait le chemin de Koben. Comme on manquait de pontons pour passer l'Oder, on y suppléa par des chevalets, et l'armée du Roi, s'étant rendue à l'autre bord de ce fleuve, prit une position derrière la Bartsch, rivière à bords marécageux, par laquelle elle couvrait toute la Basse-Silésie. M. de Diericke,28-a qui avait la gauche, occupait une digue de l'Oder et ce moulin que M. de Schulenbourg rendit autrefois célèbre par la retraite qu'il fit devant Charles XII. Le gros des troupes s'étendait dans les bois de Sophienthal; sur la droite, un détachement tenait un poste sur la Bartsch, d'où il était à portée de prévenir les ennemis, au cas qu'ils marchassent sur Herrnstadt. Cette position était très-bonne et très-sûre, quoique fort étendue; deux digues, passages uniques sur la Bartsch, étaient occupées et bien retranchées par les Prussiens. Les Russes, outrés de ce que tous leurs desseins étaient dérangés, agirent en barbares; ils brûlèrent la ville de Guhrau et les villages des environs, et, ayant saccagé tout ce pays, marchèrent à Herrnstadt, où ils furent encore prévenus. Pour s'en venger, selon leur brutalité naturelle, ils réduisirent la ville en cendres à force d'y jeter des grenades royales; néanmoins, comme ils étaient extrêmement resserrés dans le terrain qu'ils occupaient,<29> où l'eau manquait même, ils furent contraints d'abandonner la Silésie. Le Roi fut alors atteint d'un fort accès de goutte, et comme les opérations contre les Russes étaient finies, il se fit transporter à Glogau.29-a
Quoique l'on fût débarrassé des Russes pour cette année, il restait encore à craindre que M. Loudon, à son retour, ne formât quelque entreprise contre la Silésie. Pour que quelqu'un veillât à ses démarches, le Roi donna des ordres à M. de Fouqué, qui en conséquence abandonna son poste de Landeshut, et côtoya les Autrichiens depuis Trachenberg jusqu'à Ratibor; ce qui obligea M. Loudon de passer par Cracovie, et de là par la principauté de Teschen, pour regagner Olmütz.
L'armée du Roi, n'étant plus nécessaire en Silésie, prit sous les ordres de M. de Hülsen la route de la Saxe. Pour renouer le fil de tant de divers événements, nous reprendrons à présent la suite des opérations du prince Henri en Lusace. Nous avons laissé S. A. R. à Görlitz. Le maréchal Daun s'était approché de son camp dans l'intention de l'attaquer, mais le Prince partit la nuit; il passa par Rothenbourg, et donna le lendemain sur le corps de M. Vehla, posté à Hoyerswerda. Ce général, qui se croyait à l'abri de toute attaque, fut soudain enveloppé par la cavalerie prussienne; elle enfonça son infanterie, et le fit prisonnier avec quinze cents Croates en quoi consistait la principale force de son détachement. Il avait reçu, la veille de son malheur, une lettre du maréchal Daun, qui lui marquait d'être sans inquiétude et assuré que le maréchal lui tiendrait bon compte du prince Henri. Après cette expédition, S. A. R. dirigea sa marche sur Elsterwerda. Le bien des affaires aurait demandé que les Prussiens se joignissent immédiatement à Meissen; mais le pont de l'Elbe était détruit, et l'on manquait de moyens pour le rétablir si vite, ce<30> qui fut cause que le Prince passa l'Elbe à Torgau. Le maréchal Daun passait l'Elbe en même temps à Dresde; il s'avança vers Meissen; M. de Finck, trop faible pour lui résister, se replia sur Torgau, où il se joignit à S. A. R. Les Prussiens prirent, le 4, la position de Strehla; les Autrichiens s'avancèrent sur eux, et se campèrent entre Riesa et Oschatz, setendant par des détachements à Dahlen, Hubertsbourg et Grimma. Le Prince avait placé un corps à la montagne de Schilda, qui fut obligé de se replier dans les forêts de Torgau. Cela lui donna des appréhensions pour ses derrières, et il fit marcher l'armée à Torgau pour couvrir le dépôt de ses subsistances. Le maréchal Daun suivit immédiatement le Prince jusqu'à Belgern. Si le Prince n'avait pas à craindre pour sa position, qui était assez bonne, il avait toutefois lieu d'être attentif à ce qui se passait à sa droite; il envoya pour cet effet M. de Rebentisch30-a à Düben, pour observer ce que l'ennemi pourrait entreprendre dans cette partie. Le dessein du maréchal Daun était effectivement de tourner le camp de S. A. R., et il détacha le duc d'Aremberg à Dommitzsch, avec vingt-six bataillons et six régiments de cavalerie. Le Prince fit examiner ce nouveau camp des ennemis, et sur ce qu'on le jugea d'un abord difficile, il envoya M. de Wunsch avec un détachement pour renforcer M. de Rebentisch. Wunsch passa l'Elbe à Torgau, la repassa à Wittenberg, et joignit Rebentisch à Bitterfeld, où il s'était retiré. Le Prince, importuné du voisinage du duc d'Aremberg, qui s'était mis sur son flanc, partit de son camp à la tête de quinze bataillons et d'autant d'escadrons. Il arriva à Pretzsch30-b précisément lorsque l'ennemi se mettait en marche pour Düben. Alors le duc d'Aremberg fut attaqué en même temps par S. A. R. et par M. de Rebentisch. L'arrière-garde des Impériaux, forte de quinze cents hommes, fut prise avec le général Gemmingen,<31> qui la commandait. Cet échec ébranla la constance des Autrichiens, et le maréchal Daun se replia le 4 de novembre derrière la Ketzerbach, où il prit une position entre Zehren et Lommatzsch; et le prince Henri s'avança à Hirschstein, où il fut joint par M. de Hülsen.
La maladie du Roi, qui l'avait retenu quelque temps à Glogau, l'empêcha de pouvoir arriver avant le 13 dans ce camp. Il avait traversé la Lusace avec une escorte de huit cents hommes; cependant sa faiblesse, qui était encore grande, l'empêchait d'agir. Le prince avait détaché M. de Finck sur Nossen, par où il tournait la position de l'ennemi. Le maréchal Daun n'y tint point : il quitta la Ketzerbach, et se campa auprès de Dresde, du Windberg au fond de Plauen. M. de Wedell se porta aussitôt en avant; il s'empara de Meissen, et maltraita beaucoup dans sa retraite l'arrière-garde des Impériaux. L'armée du Roi campa le même jour à Schlettau, et M. de Diericke, qui tenait l'autre bord de l'Elbe avec son détachement, se porta sur Zscheila. Les Prussiens firent le lendemain un mouvement sur Wilsdruf, et M. de Zieten s'avança à Kesselsdorf, où il pouvait observer l'ennemi de plus près.
Les malheurs qu'avait essuyés le Roi dans cette campagne, auraient été réparés en partie s'il avait pu reprendre Dresde. On avait cet objet d'autant plus à cœur, que Dresde assurait les quartiers d'hiver, et donnait aux Autrichiens des jalousies perpétuelles pour la Bohême. La position du maréchal Daun étant inexpugnable à cause des rochers escarpés qui défendaient sa gauche, et de l'inondation qui couvrait sa droite, il ne restait d'expédient pour parvenir à son but que celui de tourner l'ennemi par des détachements. On pouvait mettre des obstacles à ses convois de vivres, et faire quelques incursions en Bohême, pour l'obliger d'abandonner Dresde. M. de Finck fut détaché à Freyberg pour remplir ces vues, d'où il s'avança sur Dippoldiswalda, puis se posta à Maxen; il poussa même M. de Wunsch jusqu'au défilé de Dohna. Une colonne des troupes de l'Empire, qui<32> ignorait apparemment que les Prussiens fussent dans cette contrée, s'avança imprudemment, se fit battre, et perdit quatre cents hommes dans cette affaire. M. de Kleist entra en même temps avec ses hussards en Bohême; il fit des ravages vers Teplitz, Dux et Aussig, d'où il ramena quantité de prisonniers. Le maréchal Daun endurait impatiemment ces insultes, et surtout la position que M. de Finck avait prise. Il détacha M. Brentano à Dippoldiswalda; c'était le signal auquel M. de Finck devait se retirer. Ses ordres portaient d'attaquer tous les corps faibles qu'il trouverait, mais de se replier à l'approche de ceux qui lui seraient supérieurs. Il se confia mal à propos à son poste, qui aurait été passable s'il avait eu assez de monde pour le garnir; mais sa sécurité le perdit, car il n'avait garni que quelques montagnes avec son infanterie, et il confia une des principales aux hussards de Gersdorff,32-a comme si la cavalerie était faite pour défendre des postes. Le maréchal Daun, qui se trouvait en sûreté sur son escarpement du Windberg et derrière son inondation de la Friedrichsstadt, détacha quarante mille hommes pour attaquer le corps des Prussiens qui était si mal posté à Maxen. Le Roi ne fut point informé de ce mouvement; mais puisqu'il avait appris que le corps de Brentano avait marché à Dippoldiswalda, il envoya M. de Hülsen avec huit mille hommes, pour en déloger l'ennemi, et afin d'assurer la communication de l'armée avec le corps de Maxen. A peine M. de Hülsen fut-il à Dippoldiswalda, qu'il apprit la catastrophe qui venait d'arriver. M. de Finck avait été attaqué le matin par les Autrichiens; quelques coups de canon délogèrent M. de Gersdorff du poste qu'il devait défendre; l'infanterie de l'ennemi s'en saisit. Elle y établit du canon; de là elle travailla sur le flanc de M. de Finck, pendant que le gros de l'armée attaquait son<33> front. Quelques régiments de l'infanterie prussienne firent mal leur devoir; l'ennemi emporta une hauteur qu'ils occupaient : la cavalerie prussienne fit mal à propos quelques charges mal dirigées; elle fut repoussée à plusieurs reprises. Les Autrichiens mirent le feu au village de Maxen, qui séparait la ligne de M. Finck. Cela mit du désordre dans les troupes; la confusion gagna le reste du corps; ils abandonnèrent le champ de bataille avec précipitation. Dans la terreur où ils étaient, ils courent à Dohna, où M. de Wunsch venait de repousser l'armée de l'Empire, quelques efforts qu'elle eût faits pour l'enfoncer. Si les généraux prussiens eussent conservé l'ombre de jugement après le désastre qui venait de leur arriver, ils se seraient encore tirés avec honneur du mauvais pas où ils se trouvaient; ils n'avaient qu'à prendre le chemin de Glashütte, qui mène par Frauenstein à Freyberg; si ce chemin, qui leur était connu, leur paraissait trop proche de l'ennemi, ils n'avaient qu'à passer, par Gieshübel, en Bohême, d'où ils pouvaient regagner la Saxe, soit par Einsiedel, soit par Asch, soit par le Basberg. Mais leur défaite les avait accablés au point qu'excepté M. de Wunsch, tous les autres avaient perdu la tramontane. Le maréchal Daun les entoura le lendemain. M. de Wunsch voulut percer avec la cavalerie; M. de Finck et ses collègues, plus attachés à leur bagage qu'à leur réputation, lui interdirent toute hostilité. Ces généraux indignes du nom prussien eurent la lâcheté de capituler avec l'ennemi, et de mettre les armes bas. Le corps qui se rendit si honteusement, était fort de seize bataillons et de trente-cinq escadrons.
Sur la nouvelle humiliante de cette funeste affaire, M. de Hülsen se retira de Dippoldiswalda à Freyberg, où il fut joint par les hussards de Kleist, qui revenaient de leur expédition de Bohême. Le maréchal Daun, fier de ses succès, s'avança quelques jours après, à la tête de son avant-garde, jusqu'aux postes avancés de l'armée du Roi.<34> Il voulut éprouver la contenance des Prussiens; il vit l'armée en bataille, bien postée, et bien disposée à le recevoir s'il avait voulu en venir aux mains avec elle. Cette reconnaissance donna lieu à une canonnade assez vive, après laquelle les Autrichiens retournèrent dans leur camp. Le Roi se rendit quelque temps après à Freyberg, où il mena un renfort à M. de Hülsen, et il y prit des arrangements pour la sûreté des troupes. Il y trouva une bonne position pour le corps qui devait y rester. La Mulde, qui coule entre des rochers escarpés, en couvre le front. Il n'y a que trois passages sur cette rivière; ce sont des ponts de pierre, derrière lesquels on établit de gros postes d'infanterie, et pour multiplier les difficultés, on chargea ces ponts de fagots, en y laissant un passage pour qu'un homme à cheval pût y passer pour aller à la découverte; d'ailleurs, ces fagots étaient mêlés de matières combustibles, pour qu'on pût les enflammer aussitôt que l'ennemi aurait paru, de sorte qu'il était impossible de les passer.
Les Autrichiens, enflés de leurs avantages, commençaient à se croire invincibles. M. de Maguire, qui commandait à Dippoldiswalda, vint avec seize mille hommes, bagage et tout ce qui suit une troupe qui, en temps de paix, change de garnison, pour s'établir à Freyberg; il crut que les Prussiens n'attendraient pas sa présence, mais qu'ils se retireraient d'abord. Sa supposition était fondée sur quelques ostentations que M. de Beck avait commission de faire du côté de Torgau; mais le Roi y avait pourvu : il avait déjà envoyé des troupes pour la défense de la ville. D'ailleurs, cette démonstration ne pouvait guère causer d'inquiétudes, parce que M. de Beck faisait des mouvements à la rive droite de l'Elbe, que Torgau est situé à la gauche, et par conséquent ne saurait être pris qu'en l'assiégeant de ce côté-là. M. de Maguire en fut pour sa marche; il trouva les Prussiens en bataille, qui bordaient la Mulde; il essuya quelques volées de canon, et il retourna à Dippoldiswalda, où il établit son quartier.
<35>Quelque dure que fût la saison, les deux armées continuaient à camper; on s'était baraqué, on s'était accommodé le mieux qu'on avait pu, pour résister aux injures du temps, tant l'inflexibilité et l'opiniâtreté, pour ne point céder un pas, étaient grandes des deux parts. Les Prussiens avaient un poste à Zscheila, comme nous l'avons dit. Ce détachement avait été jusqu'alors en sûreté par un pont de communication qu'il avait sur l'Elbe; une gelée subite qui survint, obligea de le lever, et la rivière charriait des glaces sans être encore prise. M. de Beck saisit ce moment pour l'attaquer avec un corps nombreux. M. de Diericke fit repasser à Meissen sa cavalerie et la moitié de son infanterie; il n'eut pas le temps de sauver le reste. M. de Beck tomba sur lui avec toutes ses forces, et après un combat sanglant, ce brave général et trois bataillons furent faits prisonniers par les Autrichiens. Ce fut là la dernière infortune que les Prussiens essuyèrent cette année.
Tant de contre-temps et de revers n'empêchèrent pas le Roi de faire de nouveaux projets pour expulser les Autrichiens de la Saxe. Il demanda au prince Ferdinand de Brunswic quelques secours, et le Prince héréditaire arriva sur la fin de décembre à Freyberg avec un corps de douze mille hommes. Le Roi laissa ces troupes derrière la Mulde pour défendre ses derrières, et il marcha droit à Dippoldiswalda avec les Prussiens. Il délogea tous les détachements de l'ennemi des bords de la Wilde Weisseritz, de Pretzschendorf et de Frauenstein, où il fit cantonner ses troupes. Sur ce mouvement, le maréchal Daun envoya des secours à Dippoldiswalda, où M. de Maguire fit des retranchements et des batteries. Si l'on veut attaquer ce poste de front, on ne peut y arriver que par un chemin étroit, creusé dans le roc, qui était enfilé par deux batteries de l'ennemi. Cela est impraticable; aussi n'y pensa-t-on point. Restent deux chemins pour tourner ce poste : l'un va par Rabenau à Possendorf; c'est sans contre<36>dit celui dont on se serait servi, si l'ennemi n'avait eu la précaution de placer huit bataillons pour défendre un défilé qu'il fallait franchir pour gagner la hauteur. Le dernier chemin est celui qui mène par Glashütte; c'est un défilé d'un mille de longueur, qui passe par les gorges des montagnes, et qui aboutit aux pieds d'un rocher où M. de Maguire avait placé sa gauche. Ce chemin était comblé par la neige qui, en se détachant des cimes, s'y était accumulée. Le canon ne pouvait y passer; à peine l'infanterie même l'aurait-elle franchi, quanti il n'y aurait point eu d'ennemi pour le défendre. Après avoir bien examiné et discuté le local de ce terrain, on se convainquit de l'impossibilité de tenter de nouvelles entreprises contre les Autrichiens dans cette saison rude et rigoureuse. On enleva donc tous les fourrages des environs, on consuma tous les vivres, pour que l'ennemi ne pût y tenir de gros corps pendant l'hiver; après quoi le Roi se retira à Freyberg. L'armée de Wilsdruf entra dans des cantonnements resserrés dans les villages les plus voisins de son camp; cependant les tentes demeurèrent tendues, et six bataillons, qu'on relevait, y faisaient journellement la garde. Les Autrichiens agissaient de même dans leur camp de Plauen, et c'est peut-être le premier exemple parmi les modernes, que deux armées aussi proches l'une de l'autre aient tenu la campagne durant un hiver aussi rigoureux. Sur la fin de janvier, le Prince héréditaire, ne trouvant plus de lauriers à moissonner en Saxe, retourna en Westphalie rejoindre l'armée des alliés.
Après avoir exposé les événements principaux de cette funeste campagne, il nous reste à dire deux mots de ce que les Suédois entreprirent en Poméranie et dans la Marche-Ukraine. Tant qu'on avait eu des troupes à leur opposer, on les avait facilement contenus, parce que mille fantassins et cinq cents hussards leur paraissaient un corps respectable. Leurs arrangements étaient si vicieux, qu'ils n'avaient ni boulangerie ni caissons pour le pain et la farine, et qu'ils ne subsis<37>taient que par les livraisons qu'ils tiraient des contrées où ils se trouvaient les plus forts. De cette négligence pour les mesures les plus indispensables de la guerre résultaient les plus grands inconvénients pour les opérations que ces troupes devaient faire; de sorte que les généraux prussiens qu'on opposait aux Suédois, ne travaillaient qu'à déranger leurs livraisons; ce qui obligeait ces ennemis, qui ne vivaient qu'au jour la journée, à rétrograder incessamment lorsque les subsistances leur manquaient, et à se rapprocher de leurs frontières. Au commencement de cette année, immédiatement après le départ du comte Dohna, M. de Manteuffel37-a reçut le commandement contre les Suédois, et quoiqu'il n'eût que peu de troupes sous ses ordres, il se soutint jusqu'au mois de septembre, où les malheurs de la journée de Kunersdorf obligèrent le Roi à le rappeler, pour qu'il joignît son armée. L'époque du départ de ce détachement fut celle des progrès des Suédois. Ils occupèrent d'abord Anclam, Demmin et Ukermünde. Le comte Fersen, qui les commandait cette année, s'embarqua à Stralsund à la tête de trois mille hommes, et passa dans l'île d'Usedom. Il attaqua la ville de Swinemünde, défendue par des miliciens. La garnison se retira dans l'île de Wollin, mais la ville fut prise; la Swinemünder-Schanze se rendit peu après aux Suédois. Une poignée de hussards provinciaux qui se trouvèrent à Stettin, furent envoyés par le prince de Bevern à Pasewalk, où les Suédois avaient un poste. L'officier qui les conduisait, nommé Stülpnagel, les surprit et en fit deux cents prisonniers; les Prussiens qui les avaient pris, n'étaient pas aussi forts. M. de Fersen passa tout de suite dans l'île de Wollin, et prit, avec six cents miliciens qui la défendaient, la ville qui porte ce nom. Les Suédois reprirent de nouveau possession de Prenzlow; mais comme en ce temps-là le Roi était entré en Lusace, il détacha M. de Manteuffel avec des convalescents de la bataille de Kunersdorf,<38> sortis des hôpitaux de Stettin; il y ajouta les volontaires de Hordt, les dragons de Meinike, et les hussards de Belling. Ce corps formidable changea d'abord la face des affaires dans cette contrée. M. de Manteuffel détacha aussitôt quelques centaines d'hommes à dos de l'ennemi, qui prirent la garnison et la caisse militaire que les Suédois avaient à Demmin. L'armée suédoise se retira tout aussitôt; elle repassa la Peene à Anclam, et établit ses quartiers dans la Poméranie suédoise, où M. de Manteuffel lui donna différentes alarmes par les hussards de Belling, qui jouèrent le grand rôle sur ce petit théâtre. Les Suédois, fatigués des fréquentes alertes que les Prussiens leur avaient données, tentèrent de surprendre la ville d'Anclam; ils attaquèrent de nuit le faubourg; un bataillon franc qui devait le défendre, fut mis en désordre. M. de Manteuffel, qui était dans la ville, accourut; l'obscurité était si grande, que, voulant aller au bataillon franc, il donna dans une troupe de Suédois, qui le firent prisonnier;38-a mais la garnison prussienne, non contente de repousser les Suédois, fit sur eux cent cinquante prisonniers. Ce fut là le dernier événement de cette année en Poméranie.
Ainsi, après une campagne aussi fatale aux armes du Roi, ce prince se trouvait encore en possession de tout le terrain qu'il avait occupé l'hiver précédent, à l'exception de Dresde et du fort de Peenemünde. M. de Fouqué, qui avait convoyé M. Loudon en Moravie, était retourné à Landeshut. L'armée prussienne de Saxe s'étendait depuis Wilsdruf jusqu'à Zwickau. Un corps de cavalerie se tenait à Cossdorf, pour couvrir Torgau et l'électorat de Brandebourg, et après une si longue suite de revers, les choses étaient encore dans un état plus supportable qu'on ne devait s'y attendre. Le régiment des carabiniers à Zeitz perdit à la vérité cent cinquante hommes par une surprise; mais l'hiver donna le temps de réparer cette perte; et<39> dans cette position que nous venons de décrire, les armées attendirent des deux parts l'approche du printemps, pour remettre à la fortune la décision de leurs intérêts.
<40>CHAPITRE XI.
De l'hiver de 1769 à 1760.
Il arriva cette année un événement qui aurait dû produire de grands changements en Europe, et qui n'en produisit point. Le roi d'Espagne mourut sans laisser de lignée. Son royaume retombait de droit à son frère Don Carlos, roi de Naples : jusque-là, il n'y avait ni dispute ni contrariété; mais bien pour la succession du royaume de Naples. Les Français, les Autrichiens, les Anglais, avaient stipulé par la paix d'Aix-la-Chapelle, sans que les rois d'Espagne et de Naples eussent été consultés, qu'après que Don Carlos aurait succédé à son frère au trône d'Espagne, le cadet des frères, Don Philippe, duc de Parme, deviendrait roi des Deux-Siciles, et que le Parmesan, comme réversible à la maison d'Autriche, lui retomberait de plein droit. Le roi de Naples n'eut aucun égard à ce traité, contre lequel il avait protesté formellement; il régla sa succession comme il le jugea convenable; son fils aîné, qui était en démence, fut déclaré malhabile au gouvernement, le puîné fut déclaré prince des Asturies, et le troisième, roi des Deux-Siciles. Par cet arrangement, Don Philippe demeura duc de Parme,<41> et l'Impératrice-Reine n'eut point ce duché. Cent guerres se sont faites en Europe pour un moindre sujet que celui-là. Si cet événement n'en produisit point alors, il ne faut pas l'attribuer à la modération de l'Impératrice-Reine, car ce n'est pas une vertu ordinaire des souverains, mais aux conjonctures du temps, c'est-à-dire, à la guerre déjà allumée, à une haine violente, au désir plus ardent de reprendre la Silésie, province bien autrement importante que les duchés de Parme et de Plaisance. Ainsi l'Impératrice-Reine et le roi de Sardaigne, qui perdait de même quelques avantages, dissimulèrent leur mécontentement; la France négocia le mariage de l'archiduc Joseph avec la fille du duc de Parme; on convint de laisser les affaires d'Italie en suspens jusqu'après la paix d'Allemagne, et la France, comme médiatrice, promit de contenter alors tout le monde sur ses prétentions.
Le Roi était attentif aux révolutions de l'Italie; rien ne pouvait lui devenir plus avantageux qu'une diversion en Lombardie, soit contre le roi de France, ou contre la reine de Hongrie. Pour savoir à quoi il pouvait s'attendre, il envoya M. de Cocceji,41-a son aide de camp, à la cour de Turin, pour tâter le pouls au roi de Sardaigne. Ce prince âgé, qui donnait dans la superstition, avait perdu cet instinct belliqueux par lequel il avait brillé dans sa jeunesse; il n'avait lui-même ni le désir ni la volonté de rentrer en action. Cependant il était encore plus retenu par la position où il se trouvait, que par l'âge et par la dévotion. Il y avait plus de jalousie entre les Savoyards et les Napolitains qu'entre les Romains et les Carthaginois. Le roi de Sardaigne se trouvait donc par conséquent sans alliés, surtout depuis l'union qui subsistait entre la France et l'Autriche, et en faisant la guerre il aurait eu contre lui Autrichiens, Français, Espagnols, Napolitains et<42> Parmesans; c'est ce qu'il craignait. La disharmonie de ces princes et le peu d'apparence de les unir firent perdre toutes les espérances dont on aurait voulu se flatter de ce côté-là. Cette tentative perdue n'empêcha pas qu'on n'en fît bien d'autres.
La guerre devenait de jour en jour plus difficile à soutenir, et les hasards devenaient plus grands. Quelle que fût la fortune des Prussiens, il était impossible qu'étant obligés de s'y abandonner si souvent, elle ne les trahît quelquefois. On ne pouvait s'attendre à rien de l'Italie. Jusqu'alors la Porte ottomane ne paraissait pas être dans des dispositions à vouloir rompre avec la maison d'Autriche. Il ne restait donc de ressource que dans les moyens qu'on pourrait trouver de diviser ou de séparer les puissances qui formaient la grande alliance. Cela donna lieu aux négociations qu'on entama tant en France qu'en Russie, pour essayer laquelle des deux on pourrait séparer de la cour de Vienne. Le Roi convint avec le roi de la Grande-Bretagne de faire déclarer à toutes les puissances le désir qu'ils avaient de trouver des voies de conciliation pour rétablir la paix générale. Le prince Louis de Brunswic fut chargé de faire cette ouverture à la Haye aux ministres des puissances belligérantes, en même temps que l'Angleterre donnait à la France des assurances de l'envie qu'elle avait d'entamer des négociations qui pussent mener à ce but salutaire. Il y avait apparence que la France se trouverait dans des dispositions favorables à la paix, parce qu'elle devait être découragée par toutes les pertes considérables qu'elle venait de faire. Les Anglais lui avaient enlevé, cette année, la Guadeloupe, Québec et Niagara dans le Canada; l'escadre de M. de La Clue avait été défaite à la hauteur de Lagos, et la flotte de M. de Conflans, battue par l'amiral Hawke, qui brûla nombre de vaisseaux français échoués dans la Vilaine; l'escadre de M. Le Fort remporta une victoire complète sur eux près de Masulipatan; ils perdirent le fort de Saint-David, et furent encore<43> battus dans le Mogol, où les Anglais se rendirent maîtres de leurs grands établissements aux environs de Pondichéry.
Tant de revers devaient donc dégoûter la France d'une guerre où elle faisait des pertes, et où elle ne pouvait espérer aucun avantage. Les deux nations étaient cependant bien éloignées de convenir des principes qui serviraient de base à la paix. Le Roi sentait combien il était nécessaire de les rapprocher; car si l'on avait pu les mettre d'accord, la France, par sa paix séparée, se serait détachée de l'Autriche. On travailla sur ce plan avec d'autant plus de chaleur, que les ennemis venaient de déclarer, après bien des longueurs, qu'ils acceptaient les propositions qu'on leur avait faites pour le rétablissement de la paix, pourvu que l'on convînt d'assembler un congrès à Augsbourg, où toutes les puissances pussent convenir de leurs intérêts respectifs. C'était proposer la voie la plus lente de toutes celles que les ennemis de la Prusse pouvaient imaginer pour traîner la conclusion de la paix selon que leurs intérêts l'exigeaient, à cause que le conflit d'intérêts entre un si grand nombre de princes demandait de grandes discussions, et qu'on ne pouvait manquer de prétextes pour faire durer cette négociation aussi longtemps qu'on voudrait. Nous en avons un exemple évident que nous fournit le congrès de Munster, qui consuma huit années avant que d'en venir à la conclusion de la paix de Westphalie. Cela ne convenait point au Roi : il devait désirer la prompte fin de ces troubles, parce qu'il avait trop d'ennemis à combattre, de même que la cour de Vienne désirait de les prolonger, parce qu'elle avait beaucoup d'alliés, par l'assistance desquels elle se promettait des conquêtes. La situation des affaires étant donc telle que nous venons de le rapporter, le Roi envoya un émissaire en France pour sonder les dispositions de la cour de Versailles, pour en faire le rapport à lui ainsi qu'au roi d'Angleterre. Il fit choix pour cette commission d'un jeune M. d'Edelsheim, dont le père avait des terres<44> aux environs de Francfort-sur-le-Main, qui ne tenait à rien, qui lui avait été recommandé par la cour de Gotha, et qui par conséquent pouvait s'acquitter mieux de cet emploi qu'un autre, parce qu'il n'était point connu, et ne pouvait donner aucune espèce de soupçon en se produisant à Versailles. Ce jeune homme partit sans prendre de caractère; il fut adressé au bailli de Froulay, ambassadeur de l'ordre de Malte en France. M. d'Edelsheim fut assez bien accueilli à Paris; on lui marqua en termes vagues que sa négociation dépendrait de la façon plus ou moins prompte dont la France pourrait convenir de ses différends avec l'Angleterre; mais qu'ayant appris que le roi de Prusse se proposait d'indemniser le roi de Pologne aux dépens des biens des princes ecclésiastiques d'Allemagne, qu'il prétendait séculariser, on lui déclarait que le Roi Très-Chrétien n'y donnerait jamais son consentement. M. d'Edelsheim vint rapporter cette réponse au Roi, qui était alors à Freyberg, d'où il partit pour Londres, pour la communiquer aux ministres de la Grande-Bretagne. Précisément lorsque cet émissaire arriva à Londres, il y parut un autre phénomène politique, un homme qu'on n'a jamais pu déchiffrer. Il parut sous le nom de comte de Saint-Germain. Il avait été au service de France, et même si avant dans la faveur de Louis XV, qu'il voulut lui donner le château de Chambord. Cet homme joua le rôle de ministre, il se mêla de négocier sans mission, il tint en même temps des propos injurieux sur madame de Pompadour et sur le duc de Choiseul. Les Anglais le traitèrent en aventurier et le renvoyèrent. Soit que le ministère anglais se méfiât du sieur Saint-Germain, soit que ses conquêtes enflassent ses espérances, soit enfin qu'il ne fût pas content de la déclaration du ministère de Versailles touchant le congrès, il chargea le ministre de la Grande-Bretagne à la Haye, M. Yorke, de dire à M. d'Affry, ministre de France, que le roi de la Grande-Bretagne était prêt à faire la paix, qu'il donnait les mains à l'assemblée<45> d'un congrès particulier, pourvu que la France acceptât pour article fondamental des préliminaires l'entière conservation de Sa Majesté Prussienne. La France répondit qu'elle ne demandait pas mieux que de traiter de ses différends avec l'Angleterre, mais que n'ayant point été en guerre avec la Prusse, elle ne pouvait pas confondre les intérêts de ce prince avec ceux de Sa Majesté Britannique. Cette réponse fit encore perdre le peu d'espérance que l'on avait fondée sur cette négociation.
M. d'Edelsheim, qui avait laissé quelques malles à Paris, retourna de Londres, par la Hollande, en France. Il ne se déguisa point; bien loin de se cacher, il alla chez le bailli de Froulay d'abord après qu'il fut arrivé à Paris. Cet ambassadeur, préoccupé de la sincérité des intentions du roi de France pour le rétablissement de la paix, persuada M. d'Edelsheim de différer son départ de quelques jours pour donner à sa négociation interrompue le temps de se renouer. Qui fut surpris le lendemain, ce fut M. d'Edelsheim, de se voir arrêté par une lettre de cachet, et conduit à la Bastille. Le duc de Choiseul s'y rendit le même jour; il assura le prisonnier qu'il n'avait trouvé que cet expédient pour s'entretenir à son aise avec lui sans donner de l'ombrage au ministre d'Autriche, qui observait tous ses pas; il ajouta que ce lieu étant propre pour une négociation secrète, il l'y retiendrait volontiers pour conférer plus souvent avec lui, et qu'il lui fournirait les moyens de faire parvenir au Roi ses dépêches avec sûreté et promptitude. Il se répandit ensuite en plaintes contre les Autrichiens, qui éclairaient de près toutes ses démarches : « Car, ajouta-t-il, voilà M. de Starhemberg au fait de toutes les personnes qui ont été employées dans cette négociation par le roi de Prusse; il vient de recevoir un courrier de Vienne, où on l'instruit de tout ce qui se passe ici. » Cette scène indécente n'avait pour but que de se saisir des papiers de M. d'Edelsheim, où M. de Choiseul supposait trouver des instructions<46> du Roi, qui lui donneraient des éclaircissements sur ses desseins. Il n'y trouva qu'un créditif, dont l'émissaire n'axait pas trouvé l'occasion de faire usage. Honteux de cette découverte stérile, ce ministre en fut pour ses mauvais procédés; il fit relâcher M. d'Edelsheim le lendemain, avec ordre de prendre la route de Turin pour sortir du royaume. Peut-être trouvera-t-on que nous avons détaillé ce fait trop amplement. Sa singularité nous y a porté en partie, mais surtout la manière dont il caractérise la façon de penser que la cour de Versailles avait alors; quand on observe avec quelle précaution elle évitait de donner des soupçons à la cour de Vienne, on se persuadera facilement de l'espèce d'assujettissement où la tenaient les Autrichiens.
Les tentatives que le Roi fit à Pétersbourg n'eurent pas un meilleur succès. On y employa un gentilhomme holsteinois,46-a qui n'eut pas même occasion d'expliquer de quoi il était chargé. Il fut cependant plus doucement renvoyé par les Russes que M. d'Edelsheim ne l'avait été par les Français. L'esprit de l'impératrice Élisabeth était trop rempli de préjugés et trop aigri contre le Roi pour qu'on pût la désabuser facilement sur son sujet. Elle était gouvernée par son favori, qui l'était par la cour de Vienne. Tous ses entours étaient à la dévotion de la France et de l'Autriche. Cette princesse, flattée d'ailleurs par l'acquisition du royaume de Prusse, qu'elle envisageait comme annexé à la Russie, aurait cru perdre tous ses avantages, si elle était entrée dans la moindre négociation avec le Roi; aussi trouva-t-on tous les canaux bouchés pour les insinuations qu'on aurait voulu lui faire parvenir.
<47>Pendant qu'on frappait ainsi à toutes les portes, le Danemark témoigna quelque disposition pour seconder le Roi. Le roi de Danemark craignait l'accroissement de puissance de la Russie, et encore plus son voisinage. On savait qu'elle se préparait à faire cette année le siége de Colberg, et, cette ville prise, elle dominait sur toute la Baltique. Si les desseins présents de la Russie étaient opposés aux intérêts du Danemark, les suites pour l'avenir offraient un danger plus grand encore, à cause des prétentions du grand-duc de Russie sur le Schleswig, que ce prince, devenu empereur, pouvait faire valoir, à quoi ce voisinage lui donnait la plus grande facilité; au lieu que, lorsqu'une puissance comme la Prusse se trouve établie entre la Russie et le Danemark, le projet d'une guerre dans le Holstein devient presque impossible dans l'exécution pour un empereur russe, quelque puissant qu'il soit. Ces considérations solides portèrent le ministère de Copenhague à faire quelques ouvertures à l'envoyé du Roi à cette cour. Il commença par offrir des secours pour la défense de la Poméranie; il s'en repentit bientôt par timidité et par incertitude; ensuite, effrayé du pas qu'il avait fait, il ne pensa qu'à s'en tirer de bonne manière, et pour rompre cette négociation sans que le roi de Prusse pût y trouver à redire, le ministère danois mit ses secours à un si haut prix, qu'il était moralement sûr qu'on ne les accepterait pas.
Tant de différents essais de négociations, dont aucun n'avait réussi, persuadèrent le Roi de plus en plus que, dans les conjonctures présentes, il ne fallait s'attendre à rien des cours de l'Europe. La violence des passions exerçait sa puissance sur les esprits, et les agitations qu'elles causaient, étaient encore trop impétueuses pour qu'on pût les calmer. Il ne restait donc au Roi que deux alliés, la valeur et la persévérance, par le secours desquels il pût sortir honorablement de cette funeste guerre.
<48>Toutes ces intrigues du cabinet ne regardaient pas les armées; aussi n'empêchèrent-elles pas les ennemis de former différentes entreprises durant l'hiver. Les Russes, dont une partie avait des quartiers aux environs de Neu-Stettin, formèrent le dessein de surprendre la ville de Schwedt, où se trouvaient le prince Ferdinand, frère du Roi, le margrave de Schwedt et le prince de Würtemberg.48-a Le prince Ferdinand en était parti il y avait quelques jours; les bourgeois qui faisaient la garde avaient oublié de lever le pont de l'Oder : les Cosaques le passèrent, et ils prirent dans le château le margrave et le prince de Würtemberg, qu'ils menèrent un mille avec eux. Ces princes leur donnèrent un revers par lequel ils se reconnaissaient leurs prisonniers. Cependant l'impératrice de Russie désapprouva cette entreprise, et ne voulut point entendre parler de rançon.48-b
En Lusace, la guerre continuait l'hiver comme l'été. Nous avons rapporté que le Roi avait détaché un corps de cavalerie à Cossdorf, sous les ordres de M. de Czettritz, pour observer les mouvements de M. de Beck. Ce général autrichien tenta de surprendre cette cavalerie prussienne. M. de Czettritz en fut averti; il se rendit à ses postes avancés. Il y arriva justement comme M. de Beck les attaquait. Les gardes se retirèrent sur leur gros, et furent poussées par l'ennemi. Le cheval de M. de Czettritz tomba; il eut le malheur d'être fait prisonnier par les Autrichiens.48-c Cependant les cuirassiers de Schmettau fondirent sur la troupe de M. de Beck, la battirent, et en ramenèrent deux cents prisonniers. J'épargne au lecteur une infinité d'affaires de<49> parti et de détail, suites de cet acharnement opiniâtre qui caractérise cette guerre, et du désir des moindres officiers de se faire une réputation. Ces petites entreprises étaient comme le prélude des grands coups que les Impériaux et les Prussiens méditaient de frapper la campagne prochaine.
<50>CHAPITRE XII.
Campagne de 1760.
Le Roi prit au printemps le commandement de l'armée de Saxe. Les malheurs que ses troupes avaient essuyés dans la dernière campagne, l'obligèrent à rappeler de l'armée des alliés deux régiments de dragons,50-a pour en renforcer sa cavalerie. Il opposa le prince Henri aux Russes; il commit à M. de Fouqué la garde des gorges de Landeshut, et le prince de Würtemberg fut destiné à contenir les Suédois. L'état délabré où se trouvaient les troupes, obligeait de les employer avec beaucoup de circonspection : il n'était guère expédient de faire des détachements; il fallait sur toute chose se proposer de faire une guerre serrée. Les régiments perdus à l'affaire de Maxen et à celle de M. Diericke avaient été nouvellement formés, à la vérité, pendant l'hiver; mais ce n'étaient ni de vieux soldats ni des troupes pour l'usage; il ne fallait s'en servir que pour la montre. Car que pouvait-on faire d'un ramas d'hommes, moitié paysans saxons, moitié déserteurs de l'ennemi, conduits par des officiers qu'on avait engagés par nécessité et<51> faute d'en trouver d'autres? Et encore les régiments d'infanterie en manquaient-ils au point qu'à peine il leur en restait douze, au lieu de cinquante-deux, dont leur nombre doit être composé selon l'ordonnance. Ces inconvénients n'empêchèrent point d'agir, parce que la nécessité le demandait; et au lieu de se plaindre du délabrement des troupes, on ne s'occupa que des moyens de résister aux ennemis avec plus de vigueur que jamais.
D'autre part, M. Loudon avait reçu de la cour de Vienne le commandement de l'armée destinée pour la Silésie. Elle était de quarante mille hommes. Ses opérations devaient être épaulées par les mouvements des Russes, qui devaient se porter sur l'Oder, selon que les deux Impératrices en étaient convenues. Le maréchal Daun, auquel on avait continué le commandement de la principale armée, devait la rassembler en Saxe. Son dessein était de tourner en Silésie, pour en achever la conquête, tandis que le prince de Deux-Ponts, qu'il prétendait laisser auprès de Dresde, devait, avec les troupes des cercles, nettoyer la Saxe et en expulser le peu de Prussiens qui pourraient y être restés.
Le grand nombre d'ennemis qui pressaient le Roi de tous les côtés; le projet qu'ils avaient formé de resserrer et concentrer leurs forces pour cette campagne; l'affaiblissement de l'armée du Roi après les pertes récentes qu'elle avait souffertes : tout faisait appréhender que la campagne qu'on allait ouvrir ne fût encore plus funeste que la précédente. On tâcha cependant de ranimer le courage des troupes et de leur rendre la confiance en elles-mêmes, en imaginant des diversions dont on apprendrait bientôt la nouvelle, en faisant courir des prophéties favorables, et en ayant recours à toutes les manières d'abuser le vulgaire qu'il est permis qu'on emploie pour son propre avantage.
Le Roi entra le 25 d'avril dans les camps de Schlettau et des Katzenhäuser. La quantité de villages qui se trouvent dans cette contrée,<52> permit de mettre la plus grande partie de l'armée en cantonnement. Ce furent les premiers moments de repos dont les troupes jouirent. M. de Loudon, que nous avons quitté à Olmütz, entra vers ce temps dans la Haute-Silésie; sa cavalerie attaqua M. de Goltz, qui se retirait de Neustadt pour se rendre à Neisse. Le régiment de Manteuffel52-a combattit pendant toute la marche contre quatre régiments de cavalerie autrichienne, qui tentèrent en vain de l'enfoncer. Loudon, ayant manqué son coup, laissa Draskovics avec six mille hommes à Neustadt, et prit le chemin de la Bohême avec le reste de ses troupes. Draskovics, se trouvant seul, voulut tenter une entreprise dont il n'eût à partager le succès avec personne. Il eut vent qu'un bataillon du régiment de Mosel,52-b parti de Landeshut, était en marche pour se rendre à Neisse : il l'attaqua avec toute sa cavalerie; le bataillon se défendit bien, ne perdit rien, lui tua beaucoup de monde, et entra comme en triomphe dans la forteresse de Neisse.
En Poméranie, M. de Forcade, détaché contre les Russes, avait poussé trois corps en avant pour les observer : M. de Platen à Schivelbein, M. de Grabow à Cöslin, et M. de Gablenz à Greifenberg. S. A. R., qui avait le commandement général sur tous ces corps, se tenait alors à Sagan, où elle avait rassemblé MM. de Goltz et de Schmettau avec leurs détachements. Elle trouva convenable alors de prendre une position qui la mît plus à portée de s'opposer aux desseins des Russes; elle marcha à Francfort, et donna des ordres à M. de Forcade pour qu'il se rendît à Landsberg, qui était le rendez-vous général de cette armée.
Pendant que ces troupes se joignaient, M. Loudon traversa le comté de Glatz, et pénétra en Silésie avec deux corps, dont l'un passa par Silberberg et se rendit à Reichenbach, où l'autre, qui venait par le chemin de Patschkau, le joignit. M. de Fouqué, averti de ce mou<53>vement, crut que l'ennemi en voulait à Breslau; il quitta sur cela ses gorges de Landeshut, et se porta sur Canth. Les Autrichiens profitèrent aussitôt de son absence pour occuper avec des détachements les postes de Grüssau et de Landeshut. Pour M. Loudon, il rentra avec son armée dans le comté de Glatz, et mit le blocus devant cette place. M. de Fouqué, qui se vit abusé par ce revirement subit des troupes autrichiennes, retourna à Landeshut, d'où il n'eut pas de peine à déloger les ennemis. Son intention était de conserver ces débouchés de la Bohême et d'attendre qu'il fût renforcé, pour pouvoir entrer par Braunau dans le comté de Glatz, et contraindre l'ennemi d'abandonner le siége de la capitale : il plaça son camp sur les montagnes; sa droite occupait celle de Blasdorf, sa gauche, le Doctorberg. Ce terrain demandait pour être bien garni le triple des troupes qu'il avait; M. de Fouqué pouvait le remplir moins que jamais, après avoir détaché M. de Zieten53-a avec quatre bataillons pour lui assurer au Zeiskenberg sa communication avec Schweidnitz. Dès que M. Loudon fut informé de la position des Prussiens près de Landeshut, il laissa douze mille hommes à Glatz pour en continuer le blocus, et avec le gros de ses troupes il passa par Johannesberg et Wüstengiersdorf, et vint se camper à Schwarzwaldau, dont il délogea les hussards de Malachowski, qui y tenaient un poste d'avertissement. L'occasion était belle pour se faire à peu de frais une grande réputation : Loudon n'avait devant lui que huit mille Prussiens, qu'il pouvait attaquer avec vingt-huit mille hommes; il voulut cependant, pour plus de sûreté, joindre la surprise à la force. La nuit du 23, il s'empara de deux hauteurs sur lesquelles M. de Fouqué avait sa droite. Ces postes importants lui donnèrent la facilité d'établir des batteries qui travaillèrent sur le flanc et à dos des Prussiens. M. de Fouqué défendit<54> vaillamment les postes qui lui restaient. Après avoir perdu beaucoup de monde, il aperçut une colonne de la cavalerie autrichienne qui était en pleine marche pour lui couper la retraite. Sur cela, il abandonna ses montagnes, et forma de son infanterie un carré, avec lequel il se mit en marche pour gagner le chemin de Bolkenhayn. Ses troupes avaient consumé la plupart de leur poudre. La cavalerie autrichienne l'attaqua; il la repoussa différentes fois; après une noble et généreuse défense, l'ennemi perça dans le carré. M. de Fouqué reçut deux blessures et fut pris54-a ainsi que la plupart de son monde; il s'était défendu depuis deux heures du matin jusqu'à dix heures avant midi, et loin que ce désastre pût préjudicier à la réputation de ce brave officier, si longuement et si solidement établie, il en relève encore l'éclat, en fournissant un exemple de ce que peuvent la valeur et la fermeté contre le nombre, quelque supérieur qu'il soit. Cette belle action n'en trouve dans l'histoire qui lui puisse être comparée, que celle de Léonidas et des Grecs qui défendirent les Thermopyles, et qui eurent un sort à peu près semblable au sien. Tout ce corps ne fut pas perdu. Les hussards de Gersdorff et les dragons de Platen54-b se firent jour à la pointe de l'épée à travers les ennemis, et sauvèrent avec eux quinze cents hommes de l'infanterie, qu'ils ramenèrent à Breslau. Pour M. de Zieten, il quitta le Zeiskenberg après ce malheur, et se jeta dans Schweidnitz, pour éviter un sort pareil à celui de M. de Fouqué. Les Autrichiens usèrent en barbares de l'avantage qu'ils venaient de remporter : ils pillèrent la ville de Landeshut par ordre des généraux, qui applaudissaient à leur cruauté et à leurs<55> excès; et le soldat effréné et furieux, encouragé aux forfaits et aux brigandages, n'épargna que la misère et la laideur.
La nouvelle de la bloquade de Glatz fut la première que le Roi reçut en Saxe. Elle augmenta l'embarras dans lequel il se trouvait déjà. Il était aussi cruel d'abandonner cette place, qui est comme la clef de la Silésie, qu'il était impossible de la secourir. Il fallait s'attendre qu'après la perte de cette forteresse on ne pourrait plus tenir les gorges de la Silésie et de la Bohême, à cause que les Autrichiens, une fois maîtres des passages de Silberberg et de Wartha, pouvaient venir à dos des troupes qui occupaient les montagnes. Il ne restait donc plus de position à prendre pour couvrir cette province. Il était aussi dangereux, d'autre part, de quitter la Saxe. Si le Roi s'était rendu en Silésie avec une partie de ses troupes, celles qui seraient demeurées en Saxe risquaient d'être détruites par la grande supériorité que les Impériaux avaient alors sur les Prussiens. Il paraissait donc qu'il n'y avait rien de mieux à imaginer que de mener les choses de manière que le Roi, entreprenant la marche de la Silésie, y attirât le maréchal Daun comme à sa suite. D'un autre côté, cet expédient n'était pas sans risque, puisque cette opération exposait le Roi, de nécessité, à se mettre entre M. Loudon, qui était déjà en Silésie, et entre l'armée du maréchal Daun, qu'on supposait le côtoyer. Toutefois, comme il pouvait se joindre à M. de Fouqué, dont la défaite n'était pas encore sue, le Roi résolut de prendre le parti de marcher en Silésie, préférablement à tout autre. Pour cet effet, il fit passer l'Elbe à la partie de l'armée qu'il destinait à cet usage. Le pont fut construit à Zehren; on passa ce fleuve le 15 de juin. Les troupes furent jointes à l'autre rive par le prince de Holstein, qui ramenait les deux régiments de dragons qui avaient servi à l'armée des alliés. Les détachements de M. de Lacy se retirèrent tous vers Reichenberg à l'approche des Prussiens, qui prirent le camp de Zscheila, vis-à-vis de M. de Hülsen, dont le corps était demeuré à Meissen, et l'on éta<56>blit avec diligence des ponts sur l'Elbe pour la communication de ces deux corps. De Zscheila le Roi se porta sur Radebourg. Il rencontra dans sa marche le campement de M. de Lacy, couvert par les quatre régiments de dragons saxons annexés au détachement qu'il commandait. L'avant-garde prussienne leur donna la chasse; elle leur prit quatre cents hommes, et ils s'enfuirent en confusion se réfugier au gros du corps de M. de Lacy, qui avait fait halte au pied des hauteurs de Boxdorf et de Reichenberg, près d'un village nommé Berbisdorf. L'armée prussienne fit des dispositions pour attaquer M. de Lacy le lendemain. Elle attendait l'arrivée de M. de Hülsen, auquel le Roi avait donné l'ordre de le joindre avec une partie de sa troupe; et M. de Hülsen ne put atteindre le camp de Radebourg que vers la nuit.
Le lendemain, les choses n'étaient plus les mêmes. Le maréchal Daun avait passé l'Elbe à Dresde avec son armée, qui occupait le camp de Boxdorf et de Reichenberg. M. de Lacy avait quitté, la nuit, Berbisdorf, pour aller couvrir la droite du maréchal Daun dans la position de Lausa. Le Roi occupa le terrain que l'ennemi avait quitté; il plaça M. de Krockow56-a avec trois régiments de hussards, deux de dragons et deux bataillons francs, autour de Berbisdorf. M. de Lacy les attaqua la nuit suivante sans succès. Les Prussiens firent à leur tour des tentatives sur lui, mais tout cela ne produisit que des alertes réciproques, et rien de réel. On n'apprit qu'alors le désastre qui venait d'arriver à M. de Fouqué. Ce malheur achevait de rendre les affaires de la Silésie désespérées. L'armée du Roi, qui n'avait plus de fourrages à Radebourg, prit le camp de Gross-Döbritz. M. de Krockow prit trois cents prisonniers d'un détachement qui, venant par le chemin de Moritzbourg, s'était flatté de donner sur les équipages de l'armée; mais qu'était-ce que la prise de trois cents hommes,<57> en comparaison de tant de corps entiers que le Roi avait perdus? Cet événement de Landeshut, arrivé d'une manière si inattendue, altéra les mesures que le Roi voulait prendre dans ces temps critiques. Le Roi pouvait moins que jamais quitter la Saxe, à moins que cela ne se fît en compagnie du maréchal Daun, pour ne point perdre toujours en détail le peu de troupes qui lui restaient.
Les Impériaux, de leur part, ne pouvaient se mettre en mouvement qu'après l'arrivée des cercles, dont la lenteur du prince de Deux-Ponts retardait la marche. Elles arrivèrent enfin. Le maréchal Daun les laissa au Windberg. M. de Hülsen demeura à Meissen, et les deux armées se mirent le même jour en marche pour la Silésie. Les Impériaux prirent par Bischofswerda, d'où ils détachèrent M. de Lacy au Keulenberg pour couvrir leur flanc gauche. Le Roi dirigea sa route par Krakau, où il résolut de faire une tentative sur M. de Lacy, qui ne s'y attendait pas. Les Prussiens occupèrent Königsbrück, et, la nuit même, l'armée se mit en marche sur quatre colonnes, deux en delà et deux en deçà du ruisseau de la Pulsnitz. L'avant-garde donna sur les troupes légères de l'ennemi; cela donna l'éveil à M. de Lacy, qui se sauva avec tant de précipitation, qu'on ne put l'atteindre, et qu'à peine on prit deux cents hommes de son arrière-garde. L'armée passa la nuit sur le Keulenberg. Les Prussiens et les Autrichiens se côtoyèrent le lendemain; les Autrichiens passèrent Bautzen et campèrent près de Gurk, et l'armée du Roi, au couvent de Marienstern. Le 6, le maréchal Daun gagna Gorlitz, et les Prussiens, Nieder-Gurk. Il y eut une affaire d'arrière-garde avec les Autrichiens aux environs de Bautzen, au passage de la Sprée. Le major Zedinar57-a des hussards passa imprudemment un pont, où il aurait rencontré sa perte, si le Roi ne l'avait soutenu à propos. On passa ensuite cette rivière dans les règles, et l'on fit quelques prisonniers sur l'ennemi. Les chaleurs<58> étaient si fortes cette journée, que quatre-vingts hommes de l'armée tombèrent morts en pleine marche. Les Autrichiens firent une perte égale, et peut-être plus forte, parce que leur marche était plus longue. Cependant M. de Lacy avait eu le temps de se recueillir après le réveil qu'on lui avait donné au Keulenberg. Il avait rassemblé son monde, et se proposait de ralentir la marche du Roi en harcelant continuellement son arrière-garde. Ses coureurs, trompés dans la croyance que les Impériaux campaient à Bautzen, furent pris par les vedettes prussiennes. Cela donna l'idée de fondre vertement sur les uhlans, pour les intimider de façon à leur faire perdre l'envie d'approcher impunément de l'armée du Roi. Ils étaient postés à Salzförstchen, à un mille du camp. Deux régiments de hussards et autant de dragons furent commandés pour exécuter ce dessein. Le malheur voulut qu'ils se trouvassent au fourrage, et qu'au lieu de quatre mille chevaux, auxquels devait monter leur nombre, à peine put-on assembler quinze cents chevaux. Cela n'empêcha pas le Roi de tenter sur l'ennemi. On chargea ces uhlans, qui au premier choc perdirent quatre cents hommes; on les poursuivit chaudement jusqu'à Godau. M. de Zedmar, qui n'était pas toujours le maître de sa valeur, passa ce défilé. Le Roi fut obligé de le soutenir, parce que toute la cavalerie de Lacy, qui campait à Roth-Nauslitz, arrivait déjà par bandes; on retira cependant M. de Zedmar de ce mauvais pas. La cavalerie prussienne commençait à se replier sur Bautzen, et ce mouvement se faisait avec lenteur. Le Roi, qui appréhendait que la supériorité de l'ennemi ne lui donnât de l'avantage sur les Prussiens, fit sortir un bataillon de la garnison de Bautzen avec du canon. Cet ordre fut exécuté fort à propos; car l'ennemi commençait à pousser quelques escadrons, qui se mettaient en confusion, lorsque quelques coups de canon l'arrêtèrent; sur quoi M. de Lacy ramena sa troupe à Roth-Nauslitz, et la cavalerie prussienne rentra tranquillement dans son camp. Il fallut alors se décider sur le parti qu'on voulait choisir, ou<59> de suivre le maréchal Daun en Silésie, ou de tomber avec toutes ses forces sur M. de Lacy, pour s'en défaire une bonne fois, parce qu'on aurait été plus embarrassé de son arrière-garde dans la marche qu'on voulait faire en Silésie, que de l'ennemi qu'on y trouvait devant soi; on prit ce dernier parti, comme le plus sûr. S'il réussissait, il pouvait mener à de plus grandes choses.
Le soir du 8, l'armée s'assembla à Schmöllen. Au lieu de prendre le chemin de Görlitz, comme on l'ébruitait, elle tourna brusquement sur Roth-Nauslitz; elle rencontra partout des traîneurs de M. de Lacy. En approchant de Bischofswerda, on serra de près son arrière-garde. Quelle que fût sa vigilance et la vitesse de ses mouvements, on le poussa au delà des défilés de Hartha, où l'armée du Roi passa la nuit; on le poursuivit encore le lendemain jusque sur les hauteurs de Weissig, où l'on établit des batteries pour le déposter du Cerf blanc. Les canons ne tirèrent pas deux volées, que l'infanterie gagna ce poste, d'où elle vit le corps de M. de Lacy en pleine fuite, qui repassait l'Elbe à Dresde.
La situation du Roi était telle, qu'il devait tout entreprendre et tout risquer pour se procurer quelque supériorité sur les ennemis. La première idée qui lui vint, fut de passer l'Elbe à Kaditz. Il fallait combiner cette opération avec différents préparatifs indispensables pour la faire réussir; et comme il convenait en pareil cas de donner à l'ennemi différentes jalousies, le Roi étendit sa gauche vers Piflnitz, et fit mine de vouloir y faire construire un pont, tandis qu'un détachement de l'armée se saisit du poste du Fischhaus et de celui de Reichenberg, et que M. de Hülsen, en exécution des ordres qu'il en avait reçus, s'avançait à Priesnitz, en faisant remonter son pont de Meissen avec lui. Cependant, pour ne pas entièrement perdre de vue le maréchal Daun, cinq cents hussards furent détachés au Weissenberg et vers Reichenbach, pour observer ses mouvements et en avertir à temps. Les différentes mesures qu'on avait prises, ne furent parfaite<60>ment arrangées que le 13. M. de Hülsen, dans sa marche, avait fait quatre cents prisonniers. Le Roi, après avoir passé l'Elbe, le joignit; il laissa néanmoins le duc de Holstein avec environ dix mille hommes sur le Drachenberg, proche de Kaditz.
Ces démonstrations avaient donné l'alarme à l'armée des cercles aussi bien qu'à M. de Lacy : ils craignirent qu'un corps ne passât l'Elbe à Pillnitz et ne leur tombât à dos, tandis que le Roi les attaquerait de front; ils quittèrent, la nuit, sur cela subitement leur camp de Plauen, et se retirèrent, M. de Lacy à Gross-Sedlitz, et le prince de Deux-Ponts à Dohna. Le Roi forma aussitôt la circonvallation de Dresde. Il fut résolu de faire le siége de la ville; c'était un impromptu, car, comme on n'avait pas jugé cette entreprise faisable, rien n'avait été préparé d'avance. Il posta les troupes depuis Gruhna jusqu'à Racknitz. Les pandours se proposaient de se soutenir dans le Grand-Jardin; ils en furent chassés; on emporta même le faubourg de Pirna, où l'ennemi n'opposa aux assaillants qu'une faible et molle défense. Tout ce qu'on put amasser à la hâte d'artillerie et de munitions pour entreprendre ce siége, consistait en douze mortiers, douze cents bombes, vingt pièces de douze et quatre mille boulets. On travailla avec activité, on prépara des fascines, madriers et autres apprêts de siége. Ce qui donnait espérance de réussir dans ce siége, c'était qu'on pouvait placer les premières batteries au fossé capital de la ville, et que, proche du jardin de la comtesse Moszczynska, un vieux retranchement y semblait fait exprès pour une parallèle et pour l'emplacement d'une batterie à ricochets. Le prince de Holstein fut obligé, de l'autre côté de l'Elbe, de faire une fausse attaque sur la Nouvelle-Ville, où il ne put employer que des canons de campagne et quelques obusiers. Quoique M. Maguire eût une garnison de six mille hommes dans Dresde, dont il était gouverneur, on se flattait toutefois qu'il rendrait cette capitale, plutôt que de la laisser réduire en cendres. On le fit sommer; il répondit qu'il ne se rendrait pas.<61> On attaqua donc la ville du côté de la porte de Pirna. Si le Roi avait été bien servi dans cette occasion, Dresde était à lui; mais les officiers, ingénieurs et artilleurs s'empressèrent à qui ferait le plus de fautes. Les batteries furent pourtant exécutées. On plaça des chasseurs dans des masures du faubourg qui dominaient le rempart, et ils le nettoyèrent bien vite de tous ceux qui s'y montraient pour le défendre. Déjà les canons commençaient à faire une brèche; une bombe embrasa le toit de l'église de Sainte-Croix; il tomba, et bouleversa tout le quartier; une autre mit le feu à la rue de Pirna, qui fut presque toute consumée; d'autres tombèrent dans la rue du Château, et n'y firent pas un moindre dégât; mille bombes et mille quintaux de poudre de plus auraient glorieusement terminé ce siége. Il était apparemment dit dans le livre des destins que les Prussiens ne reprendraient pas Dresde.
Bientôt on eut des avis que le maréchal Daun quittait la Silésie subitement, et s'avançait à grands pas pour secourir Dresde. A son approche, on retira le poste du Cerf blanc.61-a Les troupes légères s'amusèrent mal à propos avant de quitter ce poste. Elles furent attaquées dans la forêt, du côté du Fischhaus, et perdirent environ cinq cents hommes. On fit passer l'Elbe au prince de Holstein la nuit même, et on lui marqua une position entre Löbda et Unckersdorf. Dès que le maréchal Daun s'approchait de l'autre bord de l'Elbe, il fallait nécessairement avoir un corps dans les environs d'Unckersdorf, pour conserver le passage libre du défilé de Plauen, sans que l'ennemi pût s'aviser de le disputer. Le Roi changea en même temps le camp de ses troupes : une partie de l'armée se campa vis-à-vis de M. de Lacy et du prince de Deux-Ponts; l'autre se plaça du côté du Grand-Jardin, où l'on pratiqua des abatis, jusqu'au delà de Racknitz, près de Plauen. Le maréchal Daun parut alors au Cerf blanc, et couvrait de son armée l'autre bord de l'Elbe, derrière Dresde et aux côtés.<62> La nuit du 22,62-a il envoya seize bataillons pour faire une sortie sur les Prussiens dans le faubourg de Pirna. Le Roi s'y était préparé; il avait disposé les troupes de manière à pouvoir bien recevoir l'ennemi. La sortie se fit; les Autrichiens furent repoussés, et perdirent trois cents hommes avec le général Nugent qui les commandait. Un bataillon de Bernbourg62-b qui n'avait pas fait son devoir à ce siége, en fut puni par la honte de ne plus oser porter le sabre. Cette correction, sensible à tout soldat qui a de l'honneur, fit une impression avantageuse dans l'armée, et donna à cette troupe l'envie de réparer sa faute, ce dont elle trouva l'occasion à la bataille de Liegnitz, comme nous le dirons en son lieu.
Il semblait que, par un singulier destin de cette campagne, les petits avantages des Prussiens dussent constamment être contre-balancés par des pertes considérables. Ce général Nugent même, qu'on venait de prendre à cette sortie, apprit au Roi que la ville de Glatz était prise par M. de Harsch.62-c Quelque incroyable que fût cette nouvelle, on en eut bientôt la confirmation de Silésie. La nuit du 21 au 22, M. de Harsch avait ouvert la tranchée devant la place. D'O, qui en était commandant, avait une garnison de cinq bataillons, et toutes les munitions de guerre et de bouche pour soutenir un long siége. L'ennemi avait appuyé sa première parallèle à Schwedeldorf, proche de la Neisse, d'où, en faisant le tour de la ville basse et du château, elle allait appuyer sa gauche devant la maison du baron Pilati. Le général Harsch se préparait à faire deux attaques, l'une sur la ville basse vers la porte de Bohême, et l'autre au château sur le Feldthor. A peine quelques canons furent-ils en batterie, que les assiégeants voulurent déloger les assiégés d'une flèche à laquelle M. de Fouqué avait donné le nom de Grue, à cause de sa forme longue et de sa<63> gorge étroite. Cet ouvrage, creusé dans le roc, ne demandait que d'être défendu pour arrêter l'ennemi des semaines entières. Mais à peine les Autrichiens se présentèrent-ils pour l'attaquer, que les assiégés lâchèrent le pied et s'enfuirent d'une manière infâme. Ils se sauvèrent par la barrière; l'ennemi les suivit chaudement; ceux qui défendaient le chemin couvert, au lieu de tirer sur l'ennemi, se sauvèrent par le pont dans le ravelin. Les Autrichiens, pêle-mêle avec eux, y entrèrent en même temps. M. de Harsch, qui s'aperçut de ce qui se passait, envoya quelques bataillons de sa tranchée pour soutenir ces premières troupes. Enfin les Autrichiens prirent cette place sans savoir comment, et sans presque éprouver de résistance. Le commandant, qui était dans la ville basse, accourut à ce bruit au château, mais il était déjà pris, et comme par sa situation il domine les ouvrages du Schaferberg et de la ville basse, il ne restait plus d'asile aux Prussiens pour se défendre. Cet événement honteux et flétrissant pour les armes prussiennes fut la suite d'une négociation secrète que M. Loudon avait préparée de longue main par le canal des jésuites, des moines et de toute la prêtraille catholique. Il était parvenu par leur moyen à corrompre des officiers et beaucoup de soldats de la garnison, du nombre desquels furent ceux qui étaient de garde à l'endroit où M. de Harsch poussa son attaque.
Ce funeste contre-temps survint dans une situation déjà assez embarrassante et assez fâcheuse d'elle-même. L'approche du maréchal Daun, sa position près du Nouveau-Dresde, le manque de munitions de guerre pour un siége, obligèrent le Roi de renoncer au dessein qu'il avait de prendre cette ville, et il prit des mesures sérieuses pour se rendre en hâte en Silésie, afin d'empêcher, s'il se pouvait, qu'il n'arrivât dans cette province de plus fâcheuses catastrophes que celles que nous venons de rapporter. Le Roi quitta le 30 le fond de Plauen, sans que l'ennemi l'inquiétât; il ramena M. de Hülsen dans son camp de Meissen. L'armée passa le lendemain l'Elbe à Zehren, et prit une <64> position à Dallwitz. Le maréchal Daun, de son côté, craignant, après ce qui était arrivé, que s'il quittait Dresde, les Prussiens n'y missent le siége de nouveau, compassa si habilement ses marches et ses mouvements avec ceux du Roi, que les deux armées marchèrent presque toujours ensemble. Les Autrichiens prirent la grande route de Görlitz; les Prussiens les côtoyaient; ils passèrent la Röder à Koitzsch, la Sprée à Radibor,64-a et comme l'ennemi les avait devancés sur Reichenbach pour couper par le plus court chemin, ils passèrent près du Strömberg et du Rothkretscham. Un étranger qui aurait vu les mouvements de ces armées, aurait pu s'y tromper. Il aurait sûrement jugé qu'elles appartenaient toutes au même maître. L'armée du maréchal Daun devait lui sembler l'avant-garde de la troupe, celle des Prussiens, le corps de bataille, et la troupe de M. de Lacy, l'arrière-garde. Ce dernier, toutefois, devenu plus circonspect de crainte de quelque fâcheuse aventure, ne s'approchait des Prussiens qu'à la distance de trois milles.
Cette traversée eut son utilité; car, comme l'armée se trouvait immédiatement entre le maréchal Daun et Lacy, un aide de camp du maréchal, chargé de lettres pour ce dernier, fut pris. On trouva dans son paquet les nouvelles ultérieures de ce qui s'était passé en Silésie; on y voyait de plus les desseins que le maréchal formait pour la campagne, qu'il développait nettement, et sur lesquels il consultait M. de Lacy. Les nouvelles de la Silésie marquaient que M. Loudon avait attaqué Breslau, dont le prince Henri lui avait fait lever le siége. Cela s'était passé ainsi : S. A. R. s'était rendue à Landsberg, d'où ayant observé que les mouvements des Russes se dirigeaient tous vers la Silésie, elle quitta la Nouvelle-Marche, et se rendit par le chemin de Züllichau aux environs de Glogau, sur les informations qui lui par<65>vinrent que les Russes et les Autrichiens voulaient se rendre à Breslau un jour dont ils étaient convenus, pour investir cette capitale des deux côtés de l'Oder à la fois. Ce projet fut altéré dans son exécution par deux raisons : premièrement par la lenteur des Russes, qui étaient à peine arrivés à Posen; et en second lieu par le succès que M. Loudon avait eu tant contre M. de Fouqué qu'au siége de Glatz. M. Loudon, n'ayant plus d'ennemi en tête, se crut assez fort pour exécuter avec ses troupes, sans l'aide des Russes, son projet sur Breslau; il y marcha, et dès son arrivée il bombarda la ville, dont une partie fut réduite en cendres. Le prince Henri, informé de cette entreprise, fit marcher son armée sur les deux rives de l'Oder, et accourut en hâte. M. de Werner, à la tête de l'avant-garde d'une de ses colonnes, battit un corps d'observation que l'ennemi avait avancé vers Parchwitz, et ruina tout le régiment de l'archiduc Joseph dragons. Cet accident, joint à l'approche de S. A. R., disposa M. Loudon à lever le siége de Breslau, que M. de Tauentzien avait défendu avec fermeté et sagesse; il en coûta une partie des faubourgs, qu'on fut obligé de brûler. Le prince Henri y arriva le même jour que Loudon s'était retiré à Canth, et que les Russes se rendirent à Hundsfeld. Le prince détacha MM. de Platen et de Thadden65-a à Freywalde, où ils se retranchèrent dans une position qu'ils prirent pour couvrir le faubourg polonais de Breslau contre les barbaries des Cosaques. L'autre partie de la lettre du maréchal Daun, qui contenait ses desseins de campagne, roulait sur ce problème, s'il serait plus avantageux d'entreprendre le siége de Schweidnitz, ou celui de Neisse. Il finissait sa lettre par dire à M. de Lacy qu'il n'avait pas besoin de se hâter, ni de fatiguer ses troupes, puisqu'il n'importait pas qu'il arrivât un jour plus tôt ou plus tard.
<66>Après avoir intercepté ce courrier, l'armée du Roi continua sa marche sur Arnsdorf; le lendemain, elle arriva à Rothwasser, et le 7 d'août, à Bunzlau, en même temps que le maréchal Daun avait gagné Löwenberg. Les deux armées, qui dans cinq jours avaient fait la traite de l'Elbe au Bober, furent obligées de prendre quelque repos. Elles se remirent en marche le 9, avec des desseins bien opposés. Le Roi était dans la nécessité de renouveler ses subsistances; pour cet effet, il voulait gagner Breslau ou Schweidnitz, où se trouvaient les grands magasins de l'armée; il ne lui en restait que pour dix jours de ce qu'il avait pu mener avec lui. Le dessein du maréchal Daun consistait à prendre une position derrière la Katzbach, par laquelle il prétendait couper le Roi de Breslau et de Schweidnitz en même temps; ce qui mettrait le Roi dans le cas, ou de s'engager dans une mauvaise affaire contre des forces supérieures, ou de se replier sur Glogau, par où il aurait donné moyen aux Autrichiens et aux Russes de détruire l'armée du prince Henri, et de prendre Breslau et Schweidnitz. Des vues si opposées devaient produire d'étranges contrastes dans les opérations de ces deux armées, comme nous le verrons bientôt. Le Roi fit sans contredit une bévue en se portant avec ses troupes à Goldberg, où le maréchal Daun voulait se rendre avec toute son armée; les Prussiens auraient dû montrer une tête de ce côté-là, et se porter avec leurs forces par Löwenberg à Hirschberg, pour y ruiner la boulangerie et le dépôt considérable de vivres que les Autrichiens y avaient établis. De là ils n'avaient qu'à se porter sur Landeshut pour gagner Schweidnitz. Cette manœuvre aurait obligé l'ennemi, sans qu'on l'eût combattu, à se rejeter dans les montagnes de la Bohême pour trouver du pain et des subsistances. La véritable raison pourquoi l'on ne tenta point cette entreprise, fut qu'on ignorait que les Impériaux eussent fait des établissements pour leurs vivres à Hirschberg; c'est ce qu'on apprit après.
Le Roi partit donc avec son avant-garde pour Goldberg. Les hus<67>sards et les bataillons francs qui devaient le joindre, n'arrivèrent point, soit par des quiproquo, soit par paresse, soit par d'autres raisons. La troupe que le Roi conduisait, aperçut, en s'approchant de Goldberg, un corps des ennemis qui pouvait être de la force de dix mille hommes. L'escarmouche insensiblement s'engagea de part et d'autre; cela arrêta l'avant-garde, car dans cette situation actuelle il y aurait eu de l'imprudence à passer la Katzbach, parce que le margrave Charles, qui conduisait l'armée, était encore éloigné, et que l'on n'était point informé avec certitude du lieu où se trouvait M. Loudon. Outre cela, le maréchal Daun était en pleine marche; on le vit descendre des hauteurs de Löwenberg précisément lorsque la tête du margrave Charles joignait l'avant-garde. Les Autrichiens s'étendirent d'abord derrière la Katzbach, de Seifenau, par Prausnitz, vers Jasnitz.67-a Cette manœuvre contraignit les Prussiens à garder le ruisseau devant eux, et ils furent se camper à Hohendorf. On découvrait de ce village le corps de M. Loudon, qui s'était joint à la droite de l'armée de Daun. On envoya aussitôt faire des reconnaissances de tout côté, pour examiner si les passages au bas de la Katzbach étaient également gardés. Les officiers chargés de cette commission rapportèrent qu'ils avaient découvert un corps d'ennemis à Hochkirch, un autre encore sur la hauteur de Wahlstatt, et un troisième derrière Parchwitz.
Le lendemain, le maréchal Daun se mit en marche, et remplit avec son armée tout cet emplacement qui n'avait été qu'indiqué ou tracé par ces détachements, qui n'en occupaient que les points principaux. Cette armée se trouva distribuée alors de la manière suivante : M. de Nauendorf campait à Parchwitz; M. Loudon, entre Jeschkendorf et Koischwitz; le maréchal, entre Wahlstatt et Jeschkendorf; et M. de Beck, qui faisait la gauche, s'étendait au delà même de Kossendau. Cette position avantageuse de l'ennemi défendait sans contredit<68> aux Prussiens le passage de la Katzbach; cependant le Roi le suivit, et se campa, la droite à Schimmelwitz et la gauche à Liegnitz. Il comprenait bien qu'avec trente mille hommes, qui faisaient le fond de son armée, il ne lui convenait pas de lutter contre quatre-vingt-dix mille hommes pour le moins, dont les forces de l'ennemi étaient composées. Dans la situation où il se trouvait, il n'imagina pas d'expédient plus convenable que celui d'imiter la conduite d'un partisan qui change et varie sa position toutes les nuits, pour se dérober aux coups qu'une armée pourrait lui porter, s'il manquait d'activité et de vigilance. Cette attention devenait importante et nécessaire par la quantité de choses difficiles qu'il fallait combiner pour réussir : il fallait changer de postes pour la sûreté de l'armée, et en même temps contenir un ennemi plus fort du triple, et ne pas s'éloigner de lui, pour qu'il ne se tournât pas contre le prince Henri, qui avait déjà en tête une armée de quatre-vingt mille Russes. Le seul moyen de remplir tant d'objets était donc de changer souvent de position, sans toutefois en prendre de trop éloignées de l'ennemi. Cela le déroutait : il venait reconnaître le camp qu'on avait pris, il faisait ses dispositions avec lenteur, et lorsqu'il les voulait exécuter, il ne trouvait plus personne devant lui, il était obligé de recommencer ces formalités à diverses reprises. En un mot, cela faisait gagner du temps, et comme la force était insuffisante, il fallait réparer ce défaut par adresse et vigilance. En conséquence de ce projet, l'armée du Roi se mit en marche la nuit du 10 au 11. Son intention était de tourner l'ennemi par Jauer, pour gagner Schweidnitz.
Lorsque les troupes furent aux environs de Hohendorf, on apprit que M. de Lacy venait d'arriver à Prausnitz. On prit quelques prisonniers, qui confirmèrent la même chose. Comme il était impossible de passer la Katzbach vis-à-vis de ce corps et des batteries que l'ennemi avait établies sur ces bords, l'armée fut obligée de remonter ce ruisseau jusqu'à Goldberg. Ce détour donna assez d'avance à M. de Lacy<69> pour se retirer à temps, et pour avertir le maréchal de la manœuvre des Prussiens. Les terrains coupés de cette contrée servirent utilement M. de Lacy dans cette occasion pour se dérober habilement aux attaques qu'on méditait contre lui. Il y perdit à la vérité son bagage; mais le maréchal Daun avec la grande armée arriva à temps pour l'étayer. Il se plaça à Hennersdorf, par où il couvrait Jauer, et coupait les Prussiens du chemin de Schweidnitz. Néanmoins MM. Loudon et Nauendorf demeurèrent dans l'ancien camp, comme si le maréchal Daun leur avait mis en dépôt la position de la Katzbach. L'armée du Roi, arrêtée par quatre à cinq défilés qu'elle avait à passer, n'arriva que tard vis-à-vis des ennemis. M. de Wied fut obligé de se poster à Prausnitz, pour garder ce défilé qu'avait le Roi derrière sa gauche, et l'armée se campa à Seichau. On avait pris exprès cette fausse position, pour dérouter l'ennemi; la véritable, qu'on avait choisie, était à une centaine de pas en arrière. On ne risquait donc rien de se poster à Seichau, parce que d'un moment à l'autre on était maître d'entrer dans ce camp fort. Le lendemain, on détacha quelques troupes à Pombsen, pour essayer s'il n'y aurait pas moyen de tourner l'ennemi en prenant par les montagnes la route de Jägendorf; mais M. de Beck s'y trouvait déjà avec un corps assez considérable, de sorte qu'on ne trouva pas à propos d'entreprendre cette marche. D'ailleurs, les chemins de traverse par ces montagnes ont des voies si étroites, que le nombreux train de vivres dont on était chargé, et la pesante artillerie n'auraient jamais pu y passer.
Cependant, dès le lendemain, le Roi occupa la croupe des montagnes, et posta ses troupes. Une volée de déserteurs qui arrivèrent, déposèrent unanimement que l'ordre avait été donné dans leur camp de se tenir préparé pour attaquer les Prussiens vers le midi. On voyait en effet les Autrichiens rangés en bataille devant leur place d'armes; et sur le mouvement que le Roi avait fait faire à ses troupes, on vit non seulement les ennemis rentrer dans leur camp, mais bientôt les<70> généraux ennemis parurent, qui rôdèrent de tout côté pour faire des reconnaissances. Ils paraissaient fort attentifs, et leur curiosité les retint à cet examen jusqu'à la nuit close. Si le Roi était demeuré dans sa position pendant la nuit, il est indubitable qu'il aurait été attaqué le lendemain dès la pointe du jour. Quoique ses dispositions sur ce terrain fussent bonnes, c'aurait été trop hasarder que d'y rester, et il y avait toujours à craindre qu'il ne succombât sous le nombre de ses ennemis. Il partit le soir même; les troupes reprirent le chemin de Liegnitz, pour occuper le camp d'où elles étaient parties la veille. Le maréchal, qui n'eut aucun vent de cette marche, ne fit aucun mouvement. Le prince de Holstein, qui menait la gauche de la cavalerie, s'égara pendant l'obscurité, et se mêla dans la marche des autres colonnes. Ce ne fut qu'au point du jour qu'on put remettre les colonnes en ordre. Si l'ennemi avait entrepris sur les Prussiens dans ce moment de confusion, il aurait sans contredit réussi; mais il n'y pensa point. Les troupes repassèrent tranquillement la Katzbach, et l'armée en fut quitte pour une bonne canonnade qu'elle essuya en frisant les détachements que Loudon tenait à Kossendau et à Dohnau. Peu d'heures après que les Prussiens eurent tendu leurs tentes, on vit paraître le maréchal avec son armée, suivi des corps de Beck, de Janus et de Lacy; et il se plaça dans le même terrain qu'il avait occupé deux jours auparavant. Le Roi fut alors informé par des voies secrètes que M. de Czernichew, à la tête de vingt mille Russes, avait passé l'Oder à Auras, et que les Autrichiens n'attendaient que sa jonction pour écraser les Prussiens. Le maréchal Daun avait des troupes de reste, et ce n'était pas ce qui lui manquait, mais bien le talent de s'en servir avec promptitude, et à propos. La situation du Roi était telle alors, qu'il ne lui restait de pain et de biscuit que pour trois jours; il était chargé de deux mille voitures, tant pour les vivres que pour les munitions, qui causaient un embarras prodigieux pour les marches, et dont il tâcha de se défaire, pour donner plus d'agilité à ses mouve<71>ments. Il ne pouvait plus tenir auprès de Liegnitz, à cause que sa droite n'était pas assez bien appuyée à Schimmelwitz, et qu'il ne pouvait pas empêcher qu'on ne la tournât. Il fallait donc repasser la Katzbach à Liegnitz, envoyer le charriage inutile à Glogau, en tirer des vivres, marcher à Parchwitz pour pousser en deçà ou au delà de l'Oder, afin de gagner d'une façon ou de l'autre l'armée du prince Henri, à laquelle il fallait se joindre nécessairement, parce que ces deux corps, étant séparés, se trouvaient chacun trop faible pour s'opposer aux Autrichiens et aux Russes, et qu'on risquait à la longue, en les laissant ainsi, de les voir écraser tous les deux, et alors les affaires étaient perdues sans ressource.
Deux ennemis qui se font la guerre quelques années de suite, acquièrent une si parfaite intelligence de leur façon de penser, d'agir et d'entreprendre, qu'ils devinent mutuellement les desseins qu'ils peuvent former. Celui des Autrichiens était alors positivement d'attaquer le Roi; on pouvait juger, par la position des corps de l'ennemi, que M. de Lacy était destiné à tourner la droite des Prussiens, que le maréchal Daun se serait présenté sur leur front, et que M. Loudon aurait probablement occupé les hauteurs de Pfaffendorf, derrière Liegnitz, pour leur couper le chemin de Glogau et la retraite. Ces considérations firent résoudre qu'on abandonnerait le camp de Liegnitz le même soir, et à repasser la Katzbach, selon le projet que nous avons rapporté plus haut. Cette manœuvre ne pouvait s'exécuter de jour, à cause de la proximité du camp autrichien. L'ennemi n'aurait pas manqué d'engager une affaire d'arrière-garde, qui aurait tourné d'une manière désavantageuse pour les Prussiens, parce que le terrain de leur droite dominait celui de leur gauche, par lequel il fallait qu'ils se retirassent. On fit partir tout le bagage sous l'escorte de deux bataillons francs et de cent chevaux, qui le conduisirent heureusement à Glograu. Le Roi fut reconnaître avec ses généraux la hauteur de Pfaffendorf; il voulait y former son armée après avoir passé la Katz<72>bach à Liegnitz, pour diriger de là sa marche sur Parchwitz. Dès que les ombres parurent, l'armée se mit en mouvement; on amena en marche au Roi un officier déserteur des Autrichiens, Irlandais de nation; il était si plein de vin, qu'il ne pouvait dire qu'en balbutiant qu'il avait un secret d'importance à révéler. Après lui avoir fait avaler quelques mesures d'eau tiède, et après quelques évacuations, il dit ce qu'on avait deviné d'avance, que le maréchal Daun voulait ce jour même attaquer le Roi. Mais les Prussiens n'avaient rien à redouter; ils transportaient le lieu de la scène, et par conséquent ils dérangeaient toutes les dispositions de l'ennemi, faites sur le local du terrain qu'on venait de quitter.
Dès que le Roi eut atteint les hauteurs de Pfaffendorf, il envoya M. de Hundt72-a faire une reconnaissance du côté de Bienowitz et de Polnisch-Schildern. Pendant ce temps-là, l'armée se mit en bataille sur le terrain qui lui avait été assigné. M. de Hundt revint bien vite; il apprit au Roi qu'il avait donné dans deux colonnes d'infanterie et dans deux colonnes de cavalerie de M. Loudon, qui était en pleine marche, et que, comme il était peu éloigné, il n'y avait pas un moment à perdre pour s'opposer à lui. Le Roi partagea sur cela son armée en deux corps : sa droite, aux ordres de MM. de Zieten et de Wedell, demeura immobile sur le terrain où elle s'était formée; elle dressa des batteries en hâte pour enfiler les deux chemins de Liegnitz, les seuls par lesquels le maréchal Daun pouvait déboucher pour venir à elle. Le Roi fit en même temps changer de position à sa gauche; il la forma, la droite vers la Katzbach et la gauche vers un étang. Tout ce corps ne faisait que seize bataillons et trente escadrons. Dans le temps que l'infanterie prenait cette direction, la cavalerie, qu'on avait poussée en avant pour la couvrir, était en pleine escarmouche avec l'ennemi; cela dura jusqu'à ce qu'on eût établi une grosse batterie sur<73> une éminence qui dominait sur tout le terrain des environs. Alors, comme les arrangements étaient pris, la cavalerie reçut ordre de se retirer, ce qu'elle exécuta bien. La plus grande partie en fut distribuée derrière l'infanterie pour la soutenir, au régiment de Kroekow près et de quelques hussards, qu'on jeta sur la gauche pour observer l'ennemi de ce côté-là. Cependant M. Loudon ne s'attendait à rien moins qu'à une bataille. Il se doutait bien qu'il avait quelques troupes en opposition; mais il faisait si obscur, qu'il ne pouvait discerner ni les Prussiens ni leur disposition. Il ne s'était point fait précéder par une avant-garde, parce qu'il se proposait de surprendre quelques bataillons francs qui avaient campé la veille à Pfaffendorf, avec le parc de vivres qu'il croyait y trouver encore. On fit alors exécuter sur l'ennemi la grande batterie qu'on avait construite sur la hauteur. La tête des colonnes autrichiennes n'en était qu'à huit cents pas; le canon fit beaucoup d'effet sur ces masses serrées. M. Loudon s'aperçut en ce moment qu'il y avait quelque mécompte dans son calcul. Il voulut former son monde; mais il ne put former qu'un front de cinq bataillons. Les Prussiens attaquèrent cette ligne, qui fut aussitôt renversée. Le général ennemi fit en ce moment avancer sa cavalerie, pour prendre en flanc et à dos ceux qui l'attaquaient; mais il ne connaissait pas le terrain, ni ne pouvait s'orienter dans l'obscurité. Cette cavalerie culbuta les dragons de Krockow; mais prise en flanc par les cuirassiers de Frédéric,73-a elle fut rechassée à son tour, et dispersée dans des marais dont elle eut bien de la peine à sortir. Dès l'aube du jour, l'infanterie chargea la seconde ligne des Autrichiens. Comme on remarqua qu'elle se dérangeait, on lâcha sur elle quelques escadrons de cavalerie, qui l'enfoncèrent et la firent presque toute prisonnière. De petits buissons épars dans ce terrain étaient d'un usage<74> merveilleux pour cacher des corps de cavalerie, qui venaient ensuite fondre à l'improviste sur l'ennemi, et le mettaient en déroute. M. Loudon essaya d'en faire autant : sa cavalerie attaqua l'infanterie prussienne, mais la cavalerie du Roi la ramena vertement; enfin, après cinq attaques consécutives sur ces cinq lignes des Autrichiens, chacune de cinq bataillons, la confusion des ennemis devint si générale, que tout le corps se mit en déroute, et s'enfuit vers Bienowitz pour repasser la Katzbach dans le plus grand désordre. On détacha quelques petits corps à la poursuite des fuyards. M. de Möllendorff74-a mit le feu au village de Bienowitz, où il prit beaucoup de prisonniers.
Le Roi ne voulut pas poursuivre plus vivement M. Loudon, parce qu'il pouvait se trouver dans le cas de se servir des mêmes troupes qui venaient de remporter la victoire, pour les joindre à sa droite et les faire combattre contre le maréchal Daun. Ce maréchal avait passé toute la nuit, avec ses troupes en colonnes, près du ruisseau qui séparait son armée du vieux camp prussien. Le Roi y avait laissé par précaution quelques hussards, qui, imitant le cri des patrouilles et des sentinelles, entretinrent l'ennemi dans la persuasion que l'armée s'y trouvait encore. A la petite pointe du jour, Daun et Lacy se mirent en mouvement pour attaquer les Prussiens; mais quelle fut leur surprise de trouver le camp vide, et de n'apprendre aucune nouvelle de ce qu'était devenue l'armée prussienne. Il paraissait comme si la fortune avait résolu que, ce jour, rien ne devait prospérer aux Autrichiens; le vent même leur fut contraire. Ni le maréchal ni M. de Lacy n'entendirent le bruit de la bataille qui se donnait derrière Pfaffendorf, à un demi-mille d'eux, quoique deux cents canons au moins tirassent de part et d'autre. Le maréchal fut longtemps incertain sur<75> le parti qu'il devait prendre; enfin, après beaucoup de conseils et d'avis différents, il résolut de passer la Katzbach à Liegnitz, et d'attaquer le corps de M. de Zieten, qu'il voyait en bataille. Il envoya M. de Lacy pour passer plus haut le Schwarzwasser. Cela était impossible, à moins que celui-ci ne fît un détour d'un mille et demi pour trouver un pont; car les bords de ce ruisseau sont marécageux, et il ne suffit pas de ponts, mais il faut élever des chaussées pour le passer au delà de Liegnitz. La bataille étant déjà gagnée, le Roi se rendait précisément à sa droite, lorsqu'on aperçut l'avant-garde du maréchal Daun, qui débouchait de Liegnitz; mais l'artillerie prussienne avait tellement dérangé cette troupe, qu'on pouvait juger à sa contenance qu'elle était sur le point de quitter cet emplacement. Pour terminer cette affaire, pour confirmer au maréchal Daun ce dont il se doutait déjà, s'entend la défaite de M. Loudon, enfin pour accélérer sa retraite, le Roi fit faire une réjouissance à ses troupes. A peine eut-on fait le second feu roulant, que les colonnes de l'ennemi rebroussèrent chemin, et repassèrent la Katzbach auprès de Liegnitz.
Il y eut ce même jour encore une petite bataille dans la forêt. On y avait envoyé le ministre d'Angleterre,75-a quelques secrétaires, et le bagage du quartier de la cour, sous l'escorte d'une compagnie de grenadiers des gardes. Cette troupe fut attaquée par trois cents dragons et hussards. M. de Prittwitz, qui commandait ce détachement, se défendit si bien, qu'il ne perdit pas la moindre bagatelle de ce qui lui avait été confié.
L'affaire de Pfaffendorf 75-b coûta dix mille hommes à M. Loudon; le champ de bataille était parsemé d'Autrichiens. Les Prussiens occupaient un terrain taillé en glacis, qui allait toujours en Rabaissant du<76> côté d'où les ennemis faisaient leur attaque; ce fut la forme de ce terrain qui donna la supériorité à leur feu, et des avantages sur les assaillants. Ils firent beaucoup de prisonniers : deux généraux, quatre-vingts officiers, six mille soldats; les Autrichiens perdirent de plus dans cette journée vingt-trois drapeaux et quatre-vingt-deux canons.
Cependant le fruit de cette bataille aurait été perdu, si l'on n'avait pas incessamment passé la Katzbach à Parchwitz. L'ennemi était en confusion et dispersé. D'un côté, les débris du corps de Loudon fuyaient à la débandade vers Wahlstatt; d'un autre, le maréchal Daun se trouvait dans le camp que les Prussiens avaient eu la veille, indéterminé sur le parti qu'il devait prendre; d'un troisième, M. de Lacy rôdait à un mille de là, cherchant inutilement un gué sur le Schwarzwasser. C'était sans doute le moment dont il fallait profiter pour ne pas donner à l'ennemi celui de se reconnaître. Le Roi prit sa gauche, qui avait combattu, et marcha droit à Parchwitz. M. de Nauendorf, qui tenait l'autre bord du ruisseau, se trouvant trop faible pour résister aux Prussiens, leur abandonna ce passage si longtemps et si opiniâtrement disputé. On marqua le camp pour l'armée au delà de Parchwitz. M. de Zieten, qui devait s'y rendre également, ne s'arrêta sur le champ de bataille que le temps nécessaire pour recueillir les blessés prussiens, dont le nombre montait à onze cents hommes.
On apprit à Parchwitz que M. de Czernichew campait depuis quelques jours à Lissa, ce qui fournit une nouvelle matière d'inquiétude. Il pouvait être joint par les Autrichiens, il pouvait prendre une position à Neumarkt, et il aurait été fâcheux de remettre en question le lendemain ce qui venait d'être décidé la veille. Il fallut tenter tous les moyens pour se débarrasser d'un ennemi qu'on n'avait aucune envie de combattre. On eut recours à la ruse. Pour cet effet, le Roi écrivit au prince son frère. Cette lettre, pleine d'enflure, portait : qu'il venait de battre les Autrichiens à plate couture; qu'il faisait construire un pont actuellement pour passer l'Oder, afin de faire un<77> traitement pareil aux Russes; qu'il comptait d'attaquer M. de Soltykoff; et qu'il priait le prince de faire alors de son côté les mouvements dont on était convenu. On chargea un paysan de cette lettre, et on lui promit de grosses récompenses pour que, le moment même, il partît, qu'il se laissât prendre par les postes avancés de M. de Czernichew, et qu'il lui remît cette lettre comme si la peur de quelque châtiment l'y portait.
Quoiqu'on ne pût deviner si ce paysan s'acquitterait bien de son rôle, ni quelle impression la lecture de cette lettre ferait sur l'esprit de M. Czernichew, l'armée du Roi partit le lendemain; elle se mit en marche sur trois colonnes, plutôt dans l'ordre d'une escorte de convoi que d'une marche ordinaire; le Roi menait la colonne de la droite, et couvrait la marche du côté des Autrichiens. M. de Krockow menait une forte avant-garde devant la seconde colonne; il était suivi par les prisonniers de guerre et les canons qu'on avait pris sur l'ennemi, et par les blessés de l'armée prussienne; le prince de Holstein conduisait la troisième colonne, composée de cavalerie légère, et soutenue de quelques bataillons, pour couvrir le convoi contre les Cosaques, qui, de Leubus, où ils se tenaient, pouvaient passer l'Oder à de certains gués, parce que les eaux étaient basses; enfin, M. de Zieten, avec toutes les troupes qui n'avaient point combattu, faisait l'arrière-garde de l'armée. Le Roi trouva bientôt M. de Nauendorf sur son chemin. Il s'était posté à Mötticht, d'où quelques volées de canon le délogèrent. Les hussards prussiens aperçurent en route une colonne de bagage des ennemis, faiblement escortée; ils donnèrent dessus, et firent un butin considérable. On apprit des prisonniers que ce bagage appartenait au corps du prince de Lowenstein et de M. de Beck, qui étaient en pleine marche pour Neumarkt, où ils devaient se joindre aux Russes; outre cela, on découvrait, environ à trois quarts de mille à la droite des troupes du Roi, toute l'armée du maréchal Daun, qui était en marche, sans qu'on pût distinguer si elle<78> suivait la route de Neumarkt, de Canth, ou de Schweidnitz. C'était peut-être la situation la plus disgracieuse et la plus inquiétante de toute la campagne; l'armée n'avait plus que pour un jour de pain; que si les Russes empêchaient d'en tirer de Breslau, et le maréchal Daun, que la forteresse de Schweidnitz n'en fournît, la victoire qu'on venait de remporter devenait inutile; car comment se battre avec l'ennemi, ayant six mille prisonniers et onze cents blessés à garder, et quelle cruelle résolution aurait-ce été de se replier sur Glogau! Cependant, lorsque les têtes des colonnes eurent gagné Blumerode, le Roi poussa en avant avec quelques hussards; et se glissant par la forêt, il s'approcha assez près de Neumarkt pour découvrir que de l'autre côté il n'y avait ni camp ni troupes. Il envoya un officier à la reconnaissance, qui revint bientôt, et ramena au Roi un lieutenant-colonel autrichien qu'il avait pris dans Neumarkt même. Ce lieutenant-colonel, au désespoir d'être pris, dit tout ce qu'il savait, pour prouver que ce n'était point par sa faute que ce malheur lui était arrivé. Il s'emporta beaucoup contre les Russes; il dit qu'il avait été envoyé, avec une commission, à M. de Czernichew; que non seulement il ne l'avait plus trouvé, mais que, le pont même ayant été abattu, il n'avait pu passer l'Oder pour le joindre. Alors toutes les appréhensions s'évanouirent, et l'armée entra tranquillement dans son camp de Neumarkt. Comme on venait de regagner la communication de Breslau, on était assuré de trouver des subsistances, et l'on donna quelque repos aux troupes, qui, durant neuf jours d'opérations perpétuelles, avaient supporté toutes les fatigues, et surmonté toutes les difficultés qu'elles eurent à vaincre, avec une constance héroïque dans tant de différents travaux.
Le paysan que le Roi avait envoyé avec la lettre au prince Henri, s'était bien acquitté de sa commission; à peine M. de Czernichew l'eut-il reçue, que le soir même il repassa l'Oder, et partit à tire-d'aile pour se joindre à M. de Soltykoff, où il appréhendait même d'arriver trop tard.
<79>D'une autre part, l'armée autrichienne avait pris une position sur le Pitschenberg. M. de Loudon se tenait à Striegau, et l'on avait fait avancer le prince de Löwenstein sur la montagne de Würben, d'où son corps resserrait légèrement la forteresse de Schweidnitz.
Pendant que toutes ces manœuvres se faisaient entre les Autrichiens et les Prussiens, S. A. R. le prince Henri avait passé l'Oder avec toute son armée, et s'était campé à Hünern, pour s'approcher des Russes. Peu après, M. de Soltykoff se retira, par Trachenberg et Herrnstadt, en Pologne. Le prince le suivit jusqu'à Winzig; mais comme de la part des deux armées prussiennes il ne pouvait se faire d'entreprise importante tant qu'elles resteraient séparées, il fut résolu que M. de Goltz observerait les Russes avec un détachement de douze mille hommes, et qu'il s'établirait aux environs de Glogau. Le reste de l'armée du prince Henri repassa l'Oder le 29, et se joignit à celle du Roi, qui campait aux environs de Breslau, entre Arnoldsmühle et Gross-Mochber : il était temps d'accourir au secours de Schweidnitz, dont les ennemis étaient sur le point de commencer le siége.
Le Roi se mit en marche le 30; il découvrit de Wernersdorf le camp du maréchal Daun au Pitschenberg, et celui de M. de Lacy sur la montagne de Zobten; il fit pousser un gros corps de cavalerie autrichienne qui venait à la rencontre de l'avant-garde, et que la cavalerie du Roi rejeta jusque sous le canon du maréchal Daun. Toutefois il n'était pas expédient de défiler avec l'armée entre ces deux corps ennemis. Le Roi tourna par sa gauche à Rogau, et prit une position vis-à-vis la montagne de Zobten, près de Prschiedrowitz; on tendit quelques tentes pour la forme, pendant que M. de Zieten, qui filait par des broussailles, gagna sans bruit la gorge de Mühlendorf, qui verse dans la plaine de Reichenbach et de Schweidnitz. Dès que le soir arriva, l'armée suivit ce chemin sur deux colonnes. L'avant-garde donna à Pfaffendorf sur deux cents dragons de Saint-Ignon, qui, allant à la découverte, choquèrent, sans le savoir, sur les hus<80>sards prussiens. Les premières avant-troupes du Roi se mirent en confusion. Le régiment de Zieten avança; il donna la chasse à l'ennemi, et lui fit quarante prisonniers. L'armée, ayant regagné par cette marche sa communication avec Schweidnitz, se campa à Költschen, à un petit mille de cette forteresse. Dès la pointe du jour, le maréchal Daun apprit qu'il était tourné; il abandonna incontinent la montagne de Zobten et le Pitschenberg, et prit le camp de Kunzendorf. Sa droite s'appuyait sur la crête de Burkersdorf, et sa gauche s'étendait jusqu'à Hohenfriedeberg. Le corps de Janus occupait outre cela les gorges de Wartha et de Silberberg, et M. de Nauendorf tenait les postes du Spitzberg et du Streitberg, proche de Striegau.
Le lendemain, l'armée du Roi prit le camp de Pülzen, où elle séjourna; mais comme cet emplacement n'était pas favorable pour déposter les ennemis des montagnes, l'armée alla se camper le 3 à Bunzelwitz. On se battit pendant toute la marche, d'abord avec le corps de Ried à Schönbrunn, ensuite avec celui de Beck à Jauernick; et comme on ne pouvait pas souffrir M. de Nauendorf à Striegau, M. de Zieten alla lui donner la chasse; il le poussa jusqu'à Hohenfriedeberg sous les batteries de M. de Loudon, et prit, après avoir fait quatre cents prisonniers, le camp de Striegau, dont il venait de chasser l'ennemi.
Le Roi désirait d'expulser les Autrichiens de la Silésie, pour se trouver dans la situation d'envoyer de plus gros détachements contre les Russes. Le meilleur moyen de parvenir à ce but était de tourner la position des Autrichiens, soit pour ruiner leurs magasins, soit pour intercepter les convois qu'ils tiraient de la Bohême. L'exécution de ce projet n'était pas sans difficulté; car l'ennemi occupait un terrain énorme, dont il était difficile de faire le circuit, parce que le maréchal Daun pouvait prévenir les Prussiens par un petit mouvement de son centre; il avait la corde et le Roi l'arc à décrire. Néanmoins, quelque obstacle que l'on prévît, la nécessité d'agir et le besoin présent des<81> affaires l'emportèrent sur toutes ces considérations, et l'on abandonna l'événement à la fortune. L'armée se mit en marche la nuit du 11 de septembre, pour tourner les hauteurs de Friedeberg; l'avant-garde gagna la gorge de Kauder. Aussitôt que M. de Loudon aperçut cette tête, il comprit que le dessein était de le tourner; il abandonna sa position, et se retira vers le village de Reichenau. Le maréchal Daun, de son côté, non moins attentif au mouvement des Prussiens, vint se présenter en même temps à l'autre bord du ravin qui coupe Reichenau; il sauva par ce mouvement M. Loudon, qui échappa au danger dont les Prussiens le menaçaient. L'armée arriva à ce camp la nuit tombante; le soldat pouvait à peine tendre ses tentes.
Le projet du Roi était de détacher sur Landeshut, où l'ennemi avait son magasin; on fut obligé d'en différer l'exécution jusqu'au lendemain. M. de Zieten fut chargé d'exécuter cette commission. Le lendemain, dès la pointe du jour, il devait suivre le chemin de Hartha et de Ruhbank; mais un contre-temps imprévu fit manquer l'expédition. M. de Beck avait reçu ordre la veille, lorsque l'armée décampait, de couvrir la droite de M. Loudon. Comme il marchait de Hohenfriedeberg à Reichenau dans l'obscurité, il découvrit le camp du Roi, qu'il prit pour l'autrichien, et il se plaça sur le flanc gauche de ce camp, par où il tournait le dos à l'armée du Roi. La nuit même, le Roi en fut averti. Les Prussiens ne quittèrent point les armes, et avant l'aube du jour on se mit en devoir de l'attaquer. Quelques coups de canon mirent ses troupes en désordre. La cavalerie du Roi les chargea dans ce moment, et elle prit tout un bataillon de pan-dours, fort de huit cents hommes. La cavalerie suivit le corps de Beck, qui se sauva à Hohenfriedeberg, d'où il fut poussé jusqu'à Rohnstock. Il aurait été plus malmené encore, si le prince de Löwenstein ne fût accouru à son secours avec des troupes fraîches, qui recueillirent les fuyards, et lui couvrirent la retraite.
Cette canonnade et le bruit du feu d'infanterie firent croire à<82> M. de Zieten qu'il s'agissait de quelque engagement sérieux à la gauche du Roi : il ne voulut point se hasarder à quitter l'armée dans un moment où peut-être sa présence deviendrait nécessaire; il différa son départ jusqu'à midi : mais le moment favorable était passé; il ne put avancer que jusqu'à Hartha, où il se campa, parce que Loudon venait de garnir toutes les gorges qui mènent à Landeshut, et que M. de Lacy avait pris avec vingt mille hommes la position de Ruhbank. M. de Nauendorf, dont le corps était demeuré campé à Zirlau, proche de Freybourg, se répandait pendant ce temps-là dans la plaine, et poussait ses partis jusqu'à Jauer et Liegnitz. Le Roi envoya M. de Krockow à Wahlstatt, qui surprit un détachement de Nauendorf fort de plus de trois cents hommes, qu'il ramena tous prisonniers à l'armée.
Toutefois le maréchal Daun n'était pas aussi tranquille qu'il le paraissait; il préparait des chemins de Landeshut à Bolkenhayn; il faisait filer des troupes à Ruhbank, et, en combinant tous ces préparatifs, il était facile d'en conclure qu'il couvait le dessein de surprendre par une marche détournée l'armée du Roi, et de la prendre à dos par le chemin de Bolkenhayn qu'on réparait. On pouvait éviter ce hasard; il aurait été téméraire de s'y exposer; d'ailleurs, les Prussiens valent mieux pour l'offensive que pour la défensive; de plus, les fourrages des environs étaient consommés; de sorte qu'au lieu de s'exposer à l'incertitude d'un pareil événement, le Roi fit le projet de tourner avec sa gauche la droite du maréchal Daun, à contre-sens du mouvement qu'il avait exécuté avec sa droite contre M. Loudon.
Dès le soir du 16, l'armée quitta le camp de Reichenau et de Baumgarten. La première tentative devait se faire sur la hauteur de Kunzendorf; mais l'ennemi, qui pouvait s'y rendre plus vite, prévint les Prussiens; de plus, comme il fallait traverser le village de Zirlau, le prince de Löwenstein, qui campait près de là, engagea d'abord l'escarmouche, qui bientôt fut suivie d'une vive canonnade. La direction que l'armée du Roi prenait, était à trois mille pas du pied des mon<83>tagnes, pour moins exposer les troupes aux effets de l'artillerie autrichienne; et l'ennemi, qui descendait de ses hauteurs, dérangeait un peu les dimensions qu'on avait. M. de Zieten, qui faisait l'arrière-garde, eut à peine quitté le camp, qu'il fut continuellement harcelé dans sa route. Comme cela ralentissait sa marche, la tête de l'armée fut plus d'une fois obligée de faire halte, pour empêcher que les distances ne se perdissent, et pour que l'on fût en état de se secourir dans le besoin. Aussitôt que l'avant-garde fut à portée de Kunzendorf, on fit occuper cette hauteur par des hussards et des dragons. L'infanterie prussienne ne put pas suivre assez vite pour les soutenir. L'avant-garde du maréchal Daun parut en même temps, venant de Fürstenstein. Les hussards et les dragons, trop faibles pour soutenir ce poste important, furent obligés de l'abandonner. L'arrière-garde, qui arrêtait beaucoup la marche de l'armée du Roi, donna lieu à une nouvelle halte du côté de Schönbrunn pour lui donner le temps de rejoindre la queue des colonnes. Les généraux des ennemis, se flattant de profiter de cette occasion, attaquèrent avec trente escadrons l'infanterie prussienne; ils furent reçus à grands coups de canon mêlés de beaucoup de feu des petites armes, et rechassés ensuite par les cuirassiers de Henri et de Seydlitz83-a jusqu'à leur ligne.
Le Roi gagna enfin le village de Bögendorf, toujours côtoyé par les Impériaux. Il porta de là son avant-garde droit sur les hauteurs de Hohengiersdorf; on fut obligé d'ouvrir un abatis que l'ennemi y avait pratiqué pour interdire ce chemin des montagnes. Le maréchal Daun, qui jugea à peu près quelle pouvait être l'intention du Roi, se mit près de Hoch-Bögendorf 83-b sur cinq ou six lignes de profondeur, pour occuper, par un chemin qui en est proche, le plateau de Hohen<84>giersdorf avant les Prussiens. M. de Zieten le canonna avec tant de succès, que la confusion devint presque générale dans son corps. M. de Wied84-a gagna cependant le premier la hauteur de Hohengiersdorf avec un bataillon du prince Henri84-a et un autre de Jeune-Brunswic;84-b il y trouva dix escadrons autrichiens qui avaient mis pied à terre, et que quelques volées de canon chassèrent tout de suite. De là, comme il s'avançait pour se poster de manière à interdire à l'ennemi le chemin de ce plateau, il rencontra la tête de dix bataillons de grenadiers que le maréchal Daun y envoyait dans la même intention. M. de Wied les attaqua; l'action fut aussi vive que courte; les Autrichiens furent battus, et perdirent six cents grenadiers et quatorze pièces de canon. L'avant-garde et la gauche de l'armée du Roi suivirent M. de Wied, et prirent une position de ce plateau au Blaue Ranzen; on fit reconnaître les hauteurs de Seitendorf, que l'ennemi avait garnies en diligence; la canonnade, qui avait commencé au point du jour, et qui avait duré toute cette journée, ne finit qu'à neuf heures et demie du soir. Ce bruit, qu'on avait entendu à Breslau, parut si considérable, que les officiers de la garnison crurent qu'il y avait eu une bataille; ce n'était à la vérité qu'une marche; mais dans les temps passés, on s'était battu plus d'une fois sans qu'il y eût autant de coups de canon de tirés que cette journée. Cette marche s'était faite pour gagner Waldenbourg, où l'ennemi avait une boulangerie; mais on avait si fort été retardé, parce qu'il fallait toujours se battre, qu'il fut impossible aux Prussiens de pousser cette fois plus loin leurs avantages.
Le lendemain, toute l'armée du Roi, à l'exception des cuirassiers, occupa les hauteurs de Giersdorf. On fit une tentative pour pénétrer<85> par Neu-Reussendorf et le Kohlberg à Waldenbourg. Durant la nuit, M. Loudon avait pris les devants, et occupait déjà les gorges qui défendent ce passage; il fut même joint par M. de Lacy dans cette position, de sorte que l'entreprise des Prussiens n'aboutit qu'à une canonnade. Le Roi se rendit, en attendant, maître des hauteurs de Barsdorf. La gauche de son camp s'appuyait à Kynau, d'où la ligne tournait par Barsdorf et Dittmannsdorf, où était le quartier général. De là elle passait par le Blaue Ranzen, et le plateau de Hohengiersdorf, à l'extrémité de la droite, était occupé par la réserve, dont M. de Forcade avait le commandement. L'armée du maréchal Daun tenait un terrain plus vaste. Le corps de MM. de Loudon et de Lacy allait de Jauernick et Tannhausen, par Neu-Reussendorf, jusqu'à Seitendorf. Le maréchal Daun prenait de là, et remplissait toute la croupe qui s'étend jusqu'à Bôgendorf. MM. de Löwenstein et de Beck couvraient son flanc gauche, faisant front vers Schweidnitz, et M. de Nauendorf couvrait ses derrières à Fürstenstein. Ces deux armées s'étaient tellement emboîtées dans ces montagnes, qu'elles ne pouvaient avancer ni l'une ni l'autre, et leurs camps des deux parts étaient inexpugnables. Ces camps, d'ailleurs, étaient si voisins, qu'il n'eût dépendu que des généraux de se canonner réciproquement avec succès; mais comme cela ne menait à rien, on fut fort tranquille : les vedettes étaient nez contre nez, toute tiraillerie fut interdite, on aurait dit qu'on était convenu d'un armistice; cela en vint au point qu'Autrichiens et Prussiens redressaient les patrouilles qui s'égaraient dans l'obscurité de la nuit, et les remettaient dans le chemin qui ramenait à leurs postes. Toutefois, dans ces montagnes, dont la nature s'était complu à faire des espèces de forteresses, les Prussiens et les Autrichiens se retranchèrent, pour plus de sûreté.
La situation où se trouvait le maréchal Daun, commençait toute-fois à lui peser. Il lui était insupportable de voir qu'il allait perdre cette campagne, dans le succès de laquelle il avait mis sa plus grande<86> espérance. Les fourrages des montagnes étaient consommés; il ne pouvait se répandre dans la plaine qu'avec de petits partis; les chemins rompus difficultaient l'arrivée des convois qu'il tirait de la Bohême; il était enfin sur le point d'abandonner la Silésie, où désormais il ne lui restait plus d'entreprise à former. Il ne trouva d'autre ressource dans son chagrin que de redresser le mauvais état de ses affaires par quelque diversion qui, taillant dans le vif, fût assez sensible au Roi pour l'obliger d'y accourir. Il remua pour cet effet ciel et terre, pour y disposer les généraux russes, et surtout M. de Soltykoff. Son dessein était de faire marcher un corps de Russes droit à Berlin, et pour les encourager à cette manœuvre, il se proposa de les faire joindre par un détachement de son armée, persuadé que ce serait le seul moyen d'obliger le Roi d'accourir à ses États héréditaires, et par conséquent de quitter la Silésie avant qu'il pût contraindre les Autrichiens à se retirer en Bohême. Il envoya un officier général dans le camp des Russes pour négocier cette affaire; la cour de Vienne dépêchait journellement des courriers à Pétersbourg pour appuyer ce projet; on offrit aux Russes l'appât du pillage et du butin, et ce fut sans contredit ce qui les détermina d'entrer dans les vues des Autrichiens; et M. de Lacy fut détaché de Seitendorf, pour coopérer avec les Russes à l'exécution de ce projet. Quoique le Roi en fût informé, cela n'empêcha pas qu'il ne détachât M. de Wied avec six mille hommes pour la Haute-Silésie. M. de Wied y trouva le corps de Bethlen à Neu-stadt; les dragons de Krockow firent une reconnaissance, où par maladresse ils perdirent cent vingt hommes; mais ce ne sont là que des bagatelles.
MM. de Czernichew et de Tottleben s'étaient mis en marche dès le 20 de septembre avec environ vingt mille hommes; ils avaient passé l'Oder à Beuthen, d'où ils s'étaient portés sur Christianstadt, tandis que M. de Soltykoff dirigeait sa marche de Schlichtingsheim en Pologne sur Francfort, où il arriva le 6 d'octobre.
<87>Les affaires de la Saxe allaient mal depuis le départ du Roi. Les cercles occupèrent d'abord Nossen; M. de Hülsen, trop faible pour occuper tous les postes qu'il aurait fallu garder pour empêcher le prince de Deux-Ponts de le tourner, ne put conserver sa position de Schlettau, et se replia sur Strehla. Il y fut incontinent suivi par les ennemis. M. de Luszinzky se porta sur son flanc droit, pendant que le prince de Stolberg87-a attaqua la droite des Prussiens sur le Dürrenberg. M. de Braun,87-b qui commandait cette brigade, repoussa vigoureusement l'ennemi. Les dragons de Schorlemer et les hussards de Kleist donnèrent en même temps sur eux, et achevèrent de les mettre en déroute. Ils y prirent le prince de Nassau, colonel au service d'Autriche, vingt officiers et quatre cents hommes; sur quoi le prince de Deux-Ponts fit la retraite. Il semblait que ce n'en fût pas assez pour M. Hülsen du nombre d'ennemis qu'il avait à combattre : le hasard lui en suscitait de nouveaux. Le duc de Würtemberg, remis de l'altération que l'affaire de Fulde lui avait causée l'année précédente, se remit en campagne; il crut être plus heureux en servant sous les auspices des Autrichiens qu'en faisant la guerre avec les Français; il s'était vendu à condition qu'on l'emploierait en corps séparé, et il s'avançait vers la Saxe avec la ferme résolution de piller également ami et ennemi. Dans cette vue, il se faisait suivre par toute une synagogue de Juifs, pour débiter son butin. On appelait cette troupe d'Hébreux son sanhédrin. Comme il se trouvait alors aux environs de Grimma, M. de Hülsen ne trouva pas convenable de prolonger davantage son séjour de Strehla; il se retira à Torgau, pour couvrir le magasin qu'il avait dans cette ville, autant que les conjonctures le lui permettraient. Le prince de Deux-Ponts suivit les Prussiens sur<88> leurs pas, et se campa à Belgern. Le duc de Würtemberg s'avança de Bitterfeld à Pretzsch. M. de Luszinzky se porta sur Dommitzsch; il y construisit un pont, et passa l'Elbe le même jour. Le prince de Deux-Ponts et MM. de Hadik et de Maguire s'avancèrent alors en même temps sur M. de Hülsen, et vinrent occuper les hauteurs de Süptitz. Ces mouvements combinés des ennemis, et le passage de l'Elbe du corps de Luszinzky firent appréhender que les ennemis n'eussent le projet d'assiéger Torgau, ou peut-être même de pousser jusqu'à Berlin, où il y avait peu de troupes. M. de Hülsen voulut prévenir des desseins aussi dangereux : pour cet effet, il passa l'Elbe à Torgau, et établit son camp à Jessen, au confluent de l'Elster et de l'Elbe. D'abord après son départ, les ennemis brûlèrent le pont de Torgau. Le sieur de Normann, commandant de la ville, ne fit aucune défense : il se rendit lâchement le même jour; sa garnison, forte de huit cents hommes, beaucoup de malades de l'armée, et un magasin considérable, tout fut perdu et tomba entre les mains des Impériaux. Le prince de Deux-Ponts s'avança ensuite sur l'Elster, et M. de Hülsen, ne pouvant résister aux ennemis qu'il avait devant lui et sur ses derrières, se retira à Coswig, d'où on l'appela à Berlin, comme nous le dirons d'abord. La ville de Wittenberg; fut aussitôt assiégée. M. Sa-lenmon, qui en était commandant, se défendit avec valeur et avec fermeté. Les ennemis bombardèrent la place, et en réduisirent les trois quarts en cendres. Les munitions lui manquèrent à la fin; il ne se rendit toutefois que le 14 d'octobre, après avoir fait tout ce qu'on devait attendre d'un homme d'honneur.
Le bouleversement de la Saxe, les dangers qui menaçaient Berlin, étaient des motifs suffisants pour engager le Roi à se porter en diligence au secours de ces provinces. On était déjà dans le mois d'octobre; il n'était pas à présumer que l'ennemi, si lent dans ses préparatifs, commençât un siége dans cette saison avancée, vu qu'en Silésie toutes ses mesures étaient dérangées. Toutes les probabilités portaient<89> à croire que le Roi pouvait quitter la Silésie sans risque. Comme donc sa présence devenait si essentiellement nécessaire ailleurs, il rappela M. de Wied de la Haute-Silésie, et il partit le 7 d'octobre du camp de Dittmannsdorf. Il dirigea sa marche, par Bunzelwitz, Jauer, Conradsdorf, Primkenau, à Sagan, où M. de Goltz le joignit le 11. Ce général avait détaché M. de Werner pour Colberg dès le mois de septembre; nous en verrons d'abord les raisons. De Sagan l'armée du Roi marcha par Guben à Gross-Muckro, où elle arriva le 15. Le projet du Roi était de venir à dos des Russes, pour abîmer tout le corps qui s'était aventuré jusqu'à Berlin. Mais cela ne fut pas nécessaire, car voici la tournure que prirent les choses. MM. de Czernichew et de Tottleben étaient venus par le chemin de Guben et de Beeskow, et ils arrivèrent le 3 d'octobre devant les portes de Berlin. Le prince de Würtemberg, qui faisait tête aux Suédois, en avait eu vent; la guerre qu'il faisait aux Suédois était toujours la même : l'ennemi passait la Peene, on lui battait un détachement, il rétrogradait pour avancer d'un autre côté; en un mot, il ne se passait rien dans cette guerre qui méritât l'attention de la postérité. Le prince de Würtemberg se trouvait à Pasewalk lorsqu'il fut informé de la marche des Russes. Il avait attiré à lui de la Poméranie M. de Werner, qui avait eu les plus brillants succès contre les Russes. La singularité de son expédition nous engage à la rapporter, pour égayer un peu la tragique gravité de cette matière.
Les Russes avaient envoyé leur amiral Zacharie Danielowitsch avec vingt-six vaisseaux de guerre, auxquels se joignit une escadre suédoise, pour mettre le siége devant Colberg. Ils ouvrirent la tranchée le 26 d'août, et ils continuèrent leurs opérations jusqu'au 18 de septembre. Le commandant89-a et la garnison prussienne y firent des merveilles par leur défense et par leurs sorties. La nouvelle de ce siége fit partir M. de Werner de la Silésie pour accourir au secours<90> de Colberg. Sa force consistait en quatre bataillons et neuf escadrons. Il vient, il surprend l'ennemi à Selnow, il s'empare de l'important passage du Kautzenberg, et se jette dans la ville. L'ennemi lève le siége la même nuit, s'embarque sur ses vaisseaux, abandonne quinze canons, sept mortiers, et ses munitions de guerre. Werner fait six cents prisonniers; il se présente le lendemain sur le bord de la Baltique, et, par un effet incroyable de la terreur, la flotte lève l'ancre, met à la voile, et cingle en haute mer. Il était sans doute réservé à M. de Werner de mettre une flotte en déroute avec quelques escadrons de hussards. Après que ce général eut achevé d'expulser les Russes de la Poméranie, il se rendit à Prenzlow, où il joignit le prince de Würtemberg. MM. de Werner et de Belling demeurèrent dans ces environs pour s'opposer aux Suédois, pendant que le prince de Würtemberg s'avançait à grandes journées vers Berlin, où il arriva le 4 d'octobre.
Tout le monde avait pris les armes dans cette capitale; on employait des invalides et des malades pour se défendre. Les fortifications de la ville consistaient en quelques flèches de terre élevées devant les portes. Ces postes importants étaient confiés à des généraux de l'armée blessés ou malades, qui se trouvaient dans la ville. Avec sa cavalerie, le prince de Würtemberg sortit de la porte de Silésie. Il y rencontra l'ennemi, il fut attaqué durant six heures par M. Tottleben, qui l'environnait avec un corps de sept à huit mille Cosaques et dragons. Le prince non seulement le repoussa, mais il le rechassa jusqu'à Cöpenick. La porte fut attaquée le lendemain par deux mille fantassins russes. M. de Seydlitz, quoiqu'il ne fût pas guéri de ses blessures de Kunersdorf, y commandait; il repoussa l'ennemi. On avait mandé à M. de Hülsen le péril où se trouvait la capitale; il y était accouru de Coswig, et il arriva dans ces entrefaites.
S'il n'y avait eu que les Russes à écarter, on aurait réussi à les chasser; mais ce qui perdit la ville, ce fut l'arrivée de M. de Lacy.<91> Il avait déjà occupé Potsdam et Charlottenbourg, et s'avançait du côté du midi vers Berlin. Le circuit de cette capitale est de trois milles de contour; or il est impossible que seize mille hommes défendent une aussi vaste enceinte, où il n'y a ni ouvrages ni remparts, contre vingt mille Russes et dix-huit mille Autrichiens, qui, n'ayant rien à ménager, pouvaient tout entreprendre. L'ennemi commençait déjà à jeter des bombes dans la ville. Si l'on avait attendu la dernière extrémité, les troupes couraient risque d'être prises, et la capitale, d'être ruinée de fond en comble. Ces considérations essentielles et solides occasionnèrent la résolution que prirent les généraux de se retirer, en intimant aux magistrats d'envoyer des députés aux généraux des ennemis pour dresser une espèce de capitulation. Le prince de Würtemberg et M. de Hülsen partirent la nuit du 9, et se replièrent sur Spandow; il n'y eut que le corps des chasseurs qui souffrît dans cette retraite.
Le même jour, les Russes entrèrent dans Berlin. L'on convint que la bourgeoisie lèverait par imposition la somme de deux millions, qu'elle leur payerait pour se racheter du pillage.91-a Cela n'empêcha pas que MM. de Lacy et de Czernichew ne fussent tentés d'incendier quelque partie de la ville, et peut-être y aurait-il eu quelque catastrophe, sans les solides représentations de M. Verelst, ministre de la république de Hollande. Ce digne républicain leur parla du droit des gens, et leur dépeignit leur barbarie avec des couleurs si affreuses, qu'ils en eurent honte. Leur fureur et leur rage se tourna sur Charlottenbourg et Schönhausen, maisons royales qui furent pillées par les Cosaques et par les Saxons.
Le bruit de la marche du Roi allait en s'accroissant. Il était venu des avis à MM. de Lacy et de Czernichew que l'intention de ce prince était de les couper. Cette nouvelle leur donna la peur et hâta leur<92> départ. Ils se retirèrent le 12. Les Russes repassèrent l'Oder à Francfort et à Schwedt, et le 15, M. de Soltykoff se replia vers Landsberg-sur-la-Warthe. Pour M. de Lacy, il pilla tout sur sa route, et dans trois jours il eut regagné Torgau. Le prince de Würtemberg et M. de Hülsen, embarrassés de leur personne, avaient tourné vers Coswig, et s'y tenaient cantonnés, faute de savoir où aller ailleurs.
Ce fut donc à Gross-Muckro que le Roi apprit ces différents détails. Comme il n'y avait plus de Russes à combattre, ce prince eut la liberté de diriger tous ses efforts contre la Saxe; ainsi, au lieu de prendre la route de Cöpenick, il prit celle de Lübben. Cependant le maréchal Daun avait suivi le Roi en Lusace; il s'approchait alors de Torgau, et comme l'on apprit qu'il avait laissé M. de Loudon à Lö-wenberg, M. de Goltz eut ordre de retourner en Silésie pour s'opposer de son mieux aux entreprises des Autrichiens. L'armée du Roi arriva le 22 à Jessen. Les troupes du prince de Deux-Ponts bordaient toute la rive gauche de l'Elbe. Ce prince se tenait à Pratau, vis-à-vis de Wittenberg, avec la plus considérable partie de ses forces; il évacua cette forteresse aussitôt que la tête de l'armée du Roi approcha de la ville.
Les révolutions subites qui venaient d'arriver dans cette campagne, demandaient qu'on prît de nouvelles mesures et qu'on fît de nouvelles dispositions. Il ne restait pas un seul magasin dans toute la Saxe aux Prussiens. L'armée du Roi vivait au jour la journée; elle tirait quelque peu de farine de Spandow; ces provisions mêmes allaient s'épuiser; avec cela, l'ennemi occupait toute la Saxe. Le maréchal Daun allait arriver à Torgau, les cercles bordaient le cours de l'Elbe, et le duc de Würtemberg occupait les environs de Dessau. Pour se délivrer de tant d'ennemis, le Roi fit marcher M. de Hülsen et le prince de Würtemberg à Magdebourg, pour y passer l'Elbe et pour convoyer les bateaux chargés de farine qui devaient se rendre à Dessau, où le Roi résolut de passer l'Elbe avec la droite de son armée<93> pour se joindre à M. de Hülsen. Le prince de Würtemberg rencontra dans la principauté de Halberstadt un détachement du duc son frère, qui fut entièrement détruit; le duc en prit une telle épouvante, qu'il se retira par Mersebourg et Leipzig à Naumbourg.
La droite de l'armée du Roi passa l'Elbe le 26, et se joignit à M. de Hülsen et au prince de Würtemberg proche de Dessau. Sur ce mouvement, le prince de Deux-Ponts abandonna les bords de l'Elbe, et se retira par Düben à Leipzig. Il avait laissé M. de Ried en arrière, dans une forêt entre Oranienbaum et Kemberg, où cet officier s'était placé avec peu de jugement, ayant garni les bois de ses hussards, et ayant posté ses pandours dans la plaine. L'avant-garde prussienne l'attaqua. Ses troupes, qui se trouvaient toutes éparpillées, furent battues en détail, et son corps fut presque détruit : de trois mille six cents hommes qu'il avait eus avant l'action, il n'en put rassembler que dix-sept cents à Pretzsch, jusqu'où on le poussa. Dès que l'armée du Roi eut atteint Kemberg, M. de Zieten, qui avec la gauche avait contenu l'ennemi à Wittenherg, passa l'Elbe, et se joignit au gros de l'armée.
Cependant le maréchal Daun venait de joindre M. de Lacy à Torgau. On apprit avec certitude que son avant-garde avait pris le chemin d'Eilenbourg; on ne pouvait se figurer autre chose sinon que son dessein était de se joindre à l'armée des cercles. Sur ce soupçon, l'armée marcha sur Düben, pour s'opposer à une jonction aussi préjudiciable aux intérêts du Roi. En arrivant à Düben, on y trouva un bataillon de Croates, qui fut, ou pris, ou passé au fil de l'épée. Le Roi établit dans cet endroit un dépôt pour ses vivres. Ce poste y parut le plus convenable, parce que c'est une presqu'île presque entièrement environnée par la Mulde. On y construisit quelques redoutes, et on y laissa M. de Sydow93-a avec dix bataillons pour le défendre. L'armée<94> du Roi marcha de là sur Eilenbourg. Les troupes autrichiennes qui avaient campé dans cette partie, se retirèrent par Mockrehna sur Torgau avec une telle précipitation, qu'elles abandonnèrent une partie de leurs tentes. L'armée se campa, la droite à Thalwitz et la gauche à Eilenbourg. M. de Hülsen fut obligé de passer la Mulde avec quelques bataillons; il prit une position entre Betzen et Gostewitz, vis-à-vis du prince de Deux-Ponts, dont l'armée était à Taucha. Dans la situation où l'on se trouvait, c'était un préalable que d'écarter les troupes des cercles, tant parce qu'elles se trouvaient à dos des Prussiens, que pour empêcher leur jonction avec les Autrichiens; il n'en coûta pas grande peine. M. de Hülsen les fit alarmer; sur quoi elles décampèrent la nuit même, passèrent la Pleisse, puis l'Elster, et se retirèrent à Zeitz. Le major Quintus avec son bataillon franc chargea vigoureusement leur arrière-garde, sur laquelle il fit quatre cents prisonniers. Après cette expédition si heureusement terminée, les Prussiens rentrèrent en possession de Leipzig, et M. de Hülsen rejoignit l'armée.
Tous les événements qui étaient arrivés jusqu'alors, avaient tourné à l'avantage du Roi. L'irruption des Russes et la prise de Berlin, qui paraissaient entraîner de si grandes conséquences, se terminèrent d'une manière moins fâcheuse qu'on ne pouvait s'y attendre; il n'en coûta que des contributions et de l'argent. L'ennemi venait d'être écarté des frontières du Brandebourg; on avait repris Wittenberg et Leipzig, et l'on avait même éloigné les cercles à une distance assez considérable pour ne point appréhender qu'ils pussent se joindre promptement aux Impériaux. Mais tout n'était pas fait, et les projets qui restaient à exécuter, étaient la partie la plus difficile de l'ouvrage.
Les Russes, qui se tenaient à Landsberg-sur-la-Warthe, s'étaient mis dans une position d'où ils pouvaient être les tranquilles spectateurs des événements qui se passeraient en Saxe. Cependant le Roi était informé que d'autres raisons les engageaient à ne pas trop<95> s'éloigner, leur dessein étant, au cas que les Autrichiens eussent des avantages sur l'armée du Roi, ou que le maréchal Daun pût se soutenir à Torgau, de rentrer de nouveau dans l'électorat de Brandebourg, et d'établir leurs quartiers le long de l'Elbe conjointement avec les Autrichiens. Les suites de ce projet auraient été funestes et désespérantes pour les Prussiens. Par cette position, ils coupaient l'armée du Roi non seulement de la Silésie et de la Poméranie, mais encore de Berlin, cette mère nourricière qui fournissait uniformes, armes, bagage et tous les besoins aux troupes; qu'on ajoute à ces considérations qu'il ne restait de quartiers à prendre pour l'armée du Roi qu'au delà de la Mulde, entre la Pleisse, la Saale, l'Elster et l'Unstrut. Ce terrain trop resserré ne pouvait pas fournir à la subsistance de tant de troupes pendant l'hiver. D'où seraient venus les magasins pour le printemps? d'où les uniformes? d'où les recrues? Cette armée, ainsi pressée, et rejetée sur celle des alliés, l'aurait affamée, en s'affamant elle-même. Sans avoir de profondes connaissances militaires, tout homme sensé comprendra que, si le Roi s'en était tenu là pour cet automne, sans former de nouvelles entreprises, il aurait autant valu se livrer pieds et poings liés à la discrétion des ennemis. Ajoutez à tout ce que nous venons de dire, que les provisions dont on avait formé le dépôt de Düben, pouvaient à peine fournir pour quatre semaines à l'entretien des troupes; que, par le froid qui commençait à se faire sentir, les eaux de l'Elbe devaient se prendre incessamment; que par conséquent les bateaux ne pouvaient plus amener de vivres de Magdebourg : enfin on se serait vu réduit à la dernière misère si l'on n'avait pas pris alors de bonnes mesures pour écarter l'ennemi, et pour gagner un terrain convenable pour placer et pour faire subsister l'armée.
Ayant bien mûrement examiné et pesé toutes ces raisons, il fut résolu de commettre la fortune de la Prusse au sort d'une bataille, si toutefois on ne pouvait parvenir par des manœuvres à déposter le<96> maréchal Daun du poste de Torgau, qu'il occupait. Il est bon d'observer que les espèces de jalousies qu'on pouvait lui donner, ne pouvaient rouler que sur ces deux objets : l'un, de gagner avant lui Dresde, où l'on n'avait laissé qu'une faible garnison; et l'autre, de s'approcher de l'Elbe, pour lui donner des appréhensions pour ses subsistances, qu'il faisait descendre de Dresde sur cette rivière. Il faut avouer cependant que cette dernière manœuvre ne pouvait guère lui causer d'inquiétude, parce qu'il était maître de toute la rive droite de ce fleuve, et qu'il pouvait faire voiturer par chariots ce que les barques ne pouvaient plus transporter. Ce qui se rencontra de plus difficile dans l'exécution de ce plan, fut de concilier deux choses presque contradictoires, la marche de l'armée sur l'Elbe, et la sûreté du dépôt des vivres. Pour ne point s'écarter des règles, l'armée du Roi, en avançant, ne devait point s'éloigner de sa ligne de défense, par laquelle elle couvrait ses subsistances; et ce mouvement qu'il fallait faire sur l'Elbe, l'écartait tout à fait à droite, en découvrant ses derrières. On tâcha cependant de concilier l'entreprise sur l'ennemi avec la sûreté du dépôt. Le Roi se proposa de se porter à Schilda pour éprouver la contenance du maréchal Daun, et de l'attaquer à Torgau s'il était obstinément résolu à s'y maintenir. Comme il n'y avait qu'une marche pour se rendre à Schilda, si le maréchal se retirait sur ce mouvement, il n'y avait point à craindre qu'il entreprît sur Düben, et s'il demeurait à Torgau, en l'attaquant le lendemain il était apparent qu'on lui donnerait tant d'ouvrage, qu'il n'aurait pas le temps de former des projets pour ruiner les magasins du Roi.
Tout conspirant donc à confirmer le Roi dans la résolution qu'il avait prise, il fit marcher le 2 de novembre l'armée à Schilda; il fut, tout le chemin, avec l'avant-garde des hussards, pour observer de quel côté se retireraient les postes avancés de l'ennemi, à mesure qu'ils seraient poussés par les troupes du Roi. On ne fut pas longtemps en doute; les détachements se retirèrent tous à Torgau, à l'ex<97>ception de M. Brentano, qu'on attaqua à Belgern, et qu'on prit en un sens, qu'il ne put se sauver que vers Strehla. M. de Kleist lui fit huit cents prisonniers. L'armée du Roi se campa de Schilda, par Probsthayn, à Langenreichenbach, et le maréchal Daun demeura immobile à Torgau. Il n'y avait plus à douter qu'il n'eût des ordres positifs de sa cour de soutenir à tout prix sa position. On fit les dispositions suivantes pour l'attaquer le lendemain. La droite des Impériaux s'appuyait derrière les étangs de Grosswig. Son centre couvrait la colline de Suptitz, sa gauche se terminait au delà de Zinna, en tirant vers les étangs de Torgau. Outre cela, M. de Ried observait l'armée prussienne, du bord de la forêt de Torgau. M. de Lacy, avec une réserve de vingt mille hommes, couvrait la chaussée et les étangs qui sont à l'extrémité de l'endroit où les Impériaux avaient appuyé leur gauche. Cependant le terrain où se trouvaient les ennemis, manquait de profondeur, et leurs lignes n'avaient pas trois cents pas d'intervalle. C'était l'article le plus favorable pour les Prussiens, parce qu'en attaquant ce centre de front et à dos, on mettait l'ennemi entre deux feux, et il fallait de nécessité qu'il fût battu. Pour amener les choses à ce but, le Roi partagea son armée en deux corps, dont l'un fut destiné à s'approcher de l'Elbe après avoir traversé la forêt de Torgau, pour attaquer l'ennemi à dos sur la hauteur de Suptitz, tandis que l'autre, en suivant la route d'Eilenbourg à Torgau, devait établir une batterie sur la colline de Grosswig, et attaquer le village de Suptitz en même temps. Ces deux corps, en agissant de concert, devaient nécessairement couper l'armée autrichienne par le centre; après quoi il aurait été facile d'en rouler les débris vers l'Elbe, où le terrain, allant toujours en s'abaissant par une pente douce, aurait donné beau jeu aux Prussiens, ce qui leur aurait procuré une victoire complète.
Le Roi se mit en marche le 3, dès la pointe du jour; il était suivi de trente bataillons et de cinquante escadrons de sa gauche. Les<98> troupes traversèrent la forêt de Torgau sur trois colonnes. La route de la première ligne d'infanterie la conduisait par Mockrehna, Wildenhayn, Grosswig et Neiden; la route de la seconde ligne la menait, par Pechhütte, Jägerteich, Brückendorf,98-a à Elsnig;98-b la cavalerie, qui faisait la troisième colonne, passait le bois de Wildenhayn, pour se rendre à Vogelsang. M. de Zieten se mit en même temps en marche avec la droite de l'armée, consistant en trente bataillons et soixante-dix escadrons, et il enfila le chemin qui va d'Eilenbourg à Torgau. La partie de l'armée que le Roi conduisait, trouva M. de Ried posté à la lisière du bois de Torgau avec deux régiments de hussards, autant de dragons, et trois bataillons de pandours. On lui tira quelques volées de canon, sur quoi il se replia vers la droite des Impériaux. Près de Wildenhayn, il y a une petite plaine dans la forêt, où l'on aperçut dix bataillons de grenadiers bien postés, qui faisaient mine de disputer le passage aux Prussiens. Ils firent quelques décharges de canon contre la colonne du Roi, auxquelles les Prussiens répondirent. On forma une ligne d'infanterie pour les charger; mais ils se replièrent sur leur armée. Les hussards avertirent en même temps que le régiment de Saint-Ignon était dans le bois, entre les deux colonnes d'infanterie, et que même il avait mis pied à terre. On le fit attaquer incontinent, et comme ces dragons ne trouvaient aucune issue pour s'échapper, tout le régiment fut détruit. Ces grenadiers et ce régiment devaient partir ensemble pour tenter une entreprise sur Döbeln,98-c et M. de Saint-Ignon, que l'on prit, se plaignait amèrement de ce que M. de Ried ne l'avait point averti de l'approche des Prussiens.
Cette petite affaire ne fit perdre que peu de moments aux troupes; elles poursuivirent leur chemin, et les têtes des colonnes arrivèrent à<99> une heure de l'après-midi au déboucher de la forêt dans la petite plaine de Neiden. On y aperçut des dragons de Batthyani et quatre bataillons, qui, sortant du village d'Elsnig, tirèrent quelques coups de canon au hasard, et firent une décharge de petites armes, sans doute causée par un mouvement de surprise de ce qu'ils avaient peut-être aperçu quelques hussards prussiens. Ces troupes se retirèrent sur une hauteur derrière le défilé de Neiden. Il y a dans cet emplacement un grand marais, qui prend de Grosswig et va jusqu'à l'Elbe, au travers duquel on ne peut passer que par deux chaussées étroites. Sans doute que si ce corps se fût établi sur le terrain avantageux où il était, il n'y aurait point eu de bataille; quelque ferme volonté que le Roi eût d'attaquer les Impériaux, cela lui devenait impossible; il aurait fallu renoncer à tout ce projet, et rebrousser bien vite pour regagner Eilenbourg. Mais les choses tournèrent tout autrement.
Ces bataillons se hâtèrent de rejoindre leur armée, à quoi les invitait une canonnade assez forte qu'ils entendaient du côté de M. de Zieten. Le Roi crut, comme il y avait toute apparence, que ses troupes en étaient déjà aux mains avec l'ennemi; cela le décida à passer le défilé de Neiden avec ses hussards et son infanterie; car la cavalerie, qui aurait dû le devancer, n'était pas encore arrivée. Le Roi se glissa dans un petit bois, et reconnut lui-même la position des ennemis. Il jugea qu'il n'y avait de terrain propre à se former devant les Autrichiens qu'en passant ce petit bois, qui mettait en quelque manière ses troupes à couvert, d'où l'on pouvait gagner un ravin assez considérable pour garantir les troupes, tandis qu'on les formait, contre le canon de l'ennemi. Ce ravin n'était à la vérité qu'à huit cents pas de l'armée autrichienne; mais le reste du terrain, qui de Süptitz descend en glacis vers l'Elbe, était tel, que si l'on avait formé l'armée dans cette partie, la moitié en aurait péri avant qu'elle eût pu approcher de l'ennemi. Le maréchal Daun, de son côté, eut de la peine à croire que les Prussiens marchaient à lui; ce ne fut qu'après des rapports réitérés qu'il<100> ordonna que sa seconde ligne fît volte-face, et qu'il fit mener la plupart du canon de sa première ligne à la seconde. Quelque précaution que le Roi prit pour couvrir la marche de ses troupes, elle n'empêcha pas que l'ennemi, qui avait quatre cents bouches à feu en batterie, ne lui tuât beaucoup de monde : huit cents soldats furent tués, et trente pièces d'artillerie, abîmées avec leurs chevaux, leur train et leurs artilleurs, avant que les colonnes arrivassent à l'endroit où on voulait les déployer.
Le Roi forma son infanterie sur trois lignes, dont chacune, de dix bataillons, faisait une attaque. S'il avait eu sa cavalerie, il aurait jeté une couple de régiments de dragons dans un fond qu'il y avait à la droite de son infanterie, pour couvrir son flanc. Mais le prince de Holstein, dont rien ne dérangeait le flegme, n'arriva qu'une heure après que l'action fut engagée. De la manière dont la disposition des attaques était réglée, elles devaient se faire en même temps : il en devait résulter que le Roi ou M. de Zieten percerait le centre de l'ennemi à Süptitz. Mais M. de Zieten, au lieu d'attaquer, s'amusa longtemps avec un corps de pandours qu'il trouva sur son chemin dans la forêt de Torgau; ensuite il se canonna beaucoup avec le corps de M. de Lacy, qui était, comme nous l'avons dit, posté derrière les étangs de Torgau; bref, la disposition ne fut point exécutée; le Roi attaqua seul, sans être secondé de M. de Zieten, et sans que sa cavalerie s'y trouvât. Tout cela ne l'empêcha point de poursuivre son dessein. La première ligne du Roi sortit du ravin, et marcha à l'ennemi en bonne contenance; mais le feu prodigieux de l'artillerie impériale et ce terrain en glacis lui donnaient trop d'avantage; la plupart des généraux prussiens, des commandeurs des bataillons, et des soldats, furent tués ou blessés. La ligne plia, et revint avec quelque confusion. Les carabiniers autrichiens en profitèrent; ils la poursuivirent, et ne lâchèrent prise qu'après avoir reçu quelques décharges de la seconde ligne; celle-ci s'ébranla aussitôt, et après un combat plus<101> rude et plus opiniâtre que le précédent, elle fut encore repoussée, et M. de Bülow,101-a qui la conduisait, tomba entre les mains des ennemis. Le prince de Holstein arriva enfin avec sa cavalerie tant attendue. La troisième ligne des Prussiens était déjà engagée; le régiment du prince Henri, attaquant l'ennemi, fut chargé à son tour par la cavalerie autrichienne. MM. de Hundt, de Reitzenstein101-b et de Prittwitz le soutinrent avec leurs hussards, quelques efforts que les ennemis fissent pour l'enfoncer. Le feu terrible que les Impériaux avaient fait avec leurs canons, avait consumé leurs munitions trop vite. Ils avaient laissé leur réserve d'artillerie de l'autre côté de l'Elbe, et le resserrement de leurs lignes ne leur permettait pas de faire passer entre deux les chariots des munitions et de les distribuer aux batteries. Le Roi profita du moment que leur feu commençait à se ralentir, pour faire attaquer leur infanterie par les dragons de Baireuth. M. de Bülow101-c les mena avec tant de valeur et d'impétuosité, qu'en moins de trois minutes ils prirent prisonniers les régiments de l'Empereur, de Neipperg, de Gaisrugg et de Baireuth impérial; en même temps, les cuirassiers de Spaen101-d et de Frédéric101-d donnèrent sur la partie de l'infanterie ennemie qui était plus à la droite des Prussiens, la mirent en déroute, et ramenèrent beaucoup de prisonniers. Pour le prince de Holstein, on l'avait placé pour couvrir le flanc gauche de l'infanterie. Son aile droite y touchait, et sa gauche tirait vers l'Elbe. L'en<102>nemi se présenta bientôt vis-à-vis de lui avec quatre-vingts escadrons; il avait sa droite vers l'Elbe, et sa gauche vers Zinna. C'était M. O'Donnell qui commandait cette cavalerie impériale. S'il avait eu la résolution d'attaquer le prince de Holstein, le Roi perdait la bataille sans ressource; mais il respecta un fossé d'un pied et demi de largeur, qu'on défendait aux escarmoucheurs de passer; les ennemis le crurent considérable, parce qu'on faisait mine de le respecter, et ils demeurèrent vis-à-vis du prince de Holstein les bras croisés à le regarder.
Cependant les dragons de Baireuth venaient de déblayer la hauteur de Süptitz. Le Roi y fit marcher le régiment de Maurice,102-a qui n'avait point combattu, et un vaillant et digne officier, M. de Lestwitz,102-b ramena un corps de mille hommes qu'il avait formé de différents régiments qui avaient été repoussés dans les attaques précédentes. avec ces troupes, les Prussiens s'emparèrent de la hauteur de Süptitz, et on les y établit avec tout le canon qu'on put rassembler à la hâte. Enfin, M. de Zieten, étant arrivé au lieu de sa destination, attaqua de son côté. Il faisait déjà nuit, et, pour éviter que Prussiens ne combattissent contre Prussiens, l'infanterie de Süptitz battit la marche. M. de Zieten l'eut bientôt jointe. A peine commençait-on à se former avec quelque ordre sur cet emplacement, que M. de Lacy vint avec son corps pour en déloger les troupes du Roi; mais il arriva trop tard. Il fut deux fois repoussé. Rebuté d'être si mal accueilli, il<103> se retira vers Torgau à neuf heures et demie du soir, que cette bataille finit.
Les Impériaux et les Prussiens étaient si près dans les vignes de Süptitz, que bien des officiers et des soldats de part et d'autre furent faits prisonniers en s'égarant dans l'obscurité, après que tout fut bien fini, en ordre et tranquille. Le Roi même, en voulant se rendre au village de Neiden, tant pour expédier des ordres relatifs au gain de cette bataille, que pour en publier le succès dans le Brandebourg et en Silésie, entendit proche de l'armée le bruit d'une voiture. On demanda le mot, et l'homme répondit : Autrichien. L'escorte du Roi donna dessus, et prit tout un bataillon de pandours, avec deux canons, qui s'était égaré dans l'obscurité de la nuit. A cent pas de là, il rencontra une troupe à cheval, qui répondit sur le qui-vive : Carabiniers autrichiens. L'escorte du Roi les attaqua et les dispersa dans la forêt. Ceux que l'on prit, déposèrent qu'ils s'étaient égarés avec M. de Ried dans ce bois, et qu'ils avaient cru que les Impériaux étaient maîtres du champ de bataille. Toute la forêt que l'armée prussienne avait traversée avant la bataille, et que le Roi côtoyait alors, était pleine de grands feux. On était embarrassé de deviner ce que ce pouvait être. On envoya quelques hussards pour s'en éclaircir. Ils rapportèrent qu'il y avait autour des feux des soldats habillés de bleu, et d'autres de blanc; mais comme il fallait s'informer exactement de ce que c'était, on y envoya des officiers, et l'on apprit un fait singulier, dont je doute qu'on trouve des exemples dans l'histoire. C'étaient des soldats des deux armées, qui avaient cherché un asile dans ce bois; ils avaient passé entre eux un accord : qu'ils attendraient avec neutralité ce que le sort déciderait des Prussiens et des Impériaux, résignés des deux parts à suivre le parti de la fortune et à se rendre aux victorieux.
Cette bataille coûta treize mille hommes aux Prussiens, dont trois mille furent tués, et trois mille tombèrent entre les mains des ennemis<104> des premières attaques qu'ils repoussèrent. MM. de Bülow104-a et de Finck104-a furent de ce nombre. Le Roi eut la poitrine effleurée d'un coup de feu, le margrave Charles, une contusion; plusieurs généraux furent blessés. La bataille fut opiniâtrément disputée de part et d'autre. Cet acharnement coûta vingt mille hommes aux Impériaux, dont quatre généraux et huit mille hommes furent faits prisonniers. Ils y perdirent vingt-sept drapeaux et cinquante canons. Le maréchal Daun fut blessé dès les premières attaques.
Lorsque les ennemis virent plier la première ligne des Prussiens, trop frivoles dans leurs espérances, ils dépêchèrent des courriers à Vienne et àVarsovie, pour annoncer leur victoire; mais la nuit même ils abandonnèrent le champ de bataille, et repassèrent l'Elbe à Torgau. Le lendemain au matin, Torgau se rendit à M. de Hülsen; on fit passer l'Elbe au prince de Würtemberg; il poursuivit l'ennemi, qui fuyait en désordre, et augmenta encore le nombre des prisonniers qu'on avait déjà faits dans l'action; et les Impériaux auraient été totalement défaits, si M. de Beck, qui n'avait point combattu la veille, n'eût couvert leur retraite en postant son corps entre Arzberg et Triestewitz, derrière le Landgraben. Il ne dépendait que du maréchal Daun d'éviter cette bataille. Si, au lieu de placer M. de Lacy derrière les étangs de Torgau, que six bataillons auraient défendus de reste, il l'eût posté derrière le défilé de Neiden, il aurait été inexpugnable dans son camp; tant les moindres inadvertances dans ce métier difficile tirent à conséquence et deviennent importantes.
Dès que les Russes furent informés de la manière dont la fortune avait décidé du sort des Autrichiens et des Prussiens à Torgau, ils se retirèrent à Thorn, où ils repassèrent la Vistule. L'armée du Roi s'avança le 5 à Strehla, et le 6 à Meissen. Les Impériaux avaient laissé<105> M. de Lacy de ce côté de l'Elbe, pour qu'il pût couvrir le fond de Plauen avant leur arrivée. Lacy voulut disputer le défilé de Zehren à l'avant-garde du Roi; mais dès qu'il s'aperçut que la cavalerie se mettait en mouvement pour le tourner par Lommatzsch, il s'enfuit à Meissen, où il repassa la Triebisch. Mais quelle que fût sa diligence, son arrière-garde y fut entamée et y perdit quatre cents hommes. On continua de le poursuivre, afin de tenter si, à la faveur du trouble et du désordre où était l'ennemi, on aurait pu pêle-mêle avec lui passer le fond de Plauen, et s'emparer de ce poste important. Mais quelque diligence que l'on fît, on y arriva deux heures trop tard; car en arrivant à Unckersdorf, on découvrit un autre corps des ennemis, qui avait déjà pris poste au Windberg, et dont la droite s'étendait au Trompeterschlösschen; c'était M. de Hadik. Lui et le prince de Deux-Ponts, en quittant Leipzig, étaient marchés à Zeitz, puis à Rosswein. Aussitôt qu'ils furent informés du désavantage que les Impériaux avaient eu à Torgau, ils s'avancèrent en grande diligence, pour couvrir Dresde avant que les Prussiens pussent y venir. Ce fut à Unckersdorf où se bornèrent les progrès du Roi et les suites de la bataille de Torgau.
Comme les blessures du maréchal Daun l'empêchaient de vaquer au commandement de son armée, il en remit le soin à M. O'Donnell. Ce général repassa l'Elbe à Dresde, d'où il envoya les régiments les plus délabrés en Bohême pour se refaire dans des quartiers tranquilles. Le prince de Würtemberg, qui n'était plus nécessaire en Saxe, retourna joindre en Poméranie MM. de Werner et de Belling, avec lesquels il eut bientôt nettoyé les États du Roi du reste des Suédois qui les infestaient encore; après quoi il tourna vers le Mecklenbourg, où il établit ses quartiers d'hiver.
Depuis que le Roi et le maréchal Daun avaient quitté la Silésie, M. Loudon, en partant de Löwenberg, avait poussé jusqu'à Léobschütz. Il se proposa de se rendre maître de Cosel; il donna deux assauts consécutifs à la place, le 24 et 25 d'octobre, et il fut repoussé<106> deux fois par les bonnes dispositions de M. de Lattorff, qui en était commandant. L'approche de M. de Goltz obligea l'Autrichien à lever le siége. Il se retira à Ober-Glogau, et de là sur les hauteurs de Kunzendorf. Toutefois, lorsqu'il vit que M. de Goltz s'avançait sur lui à la tête de vingt-deux bataillons et de trente-six escadrons, il prit le chemin de Wartha, et se retira dans le comté de Glatz, où il mit ses troupes en quartiers d'hiver, en les étendant en Bohême dans les cercles voisins. L'armée du Roi prenait de Neisse, d'où elle s'étendait, par Schweidnitz, à Landeshut, Löwenberg et Görlitz. Les troupes de Saxe reprenaient par Elsterwerda, Coswig, Torgau, Meissen, Freyberg, Zwickau et Naumbourg. Le Roi établit son quartier général à Leipzig, pour être plus à portée de concerter certaines entreprises avec le prince Ferdinand de Brunswic contre les Français et les Saxons, qui étaient avancés de ces côtés jusqu'à Mühlhausen et Duderstadt.
Pour comprendre la suite des expéditions qui se firent cet hiver, il sera nécessaire de rapporter la campagne des alliés, qui ne fut pas heureuse pour cette année. Leur armée fut renforcée par sept mille Anglais, et par un nombre à peu près égal de troupes légères qui furent levées durant l'hiver. Dès le 20 de mai, le prince Ferdinand de Brunswic entra en campagne. Il assembla les troupes à Fritzlar, et poussa en avant MM. d'Imhof et de Luckner, pour occuper les postes importants de Kirchhayn et d'Amönebourg; et il détacha sur leur gauche M. de Gilsa, qui s'établit à Hersfeld. Bientôt le Prince héréditaire fut obligé d'entrer dans le pays de Fulde, pour protéger les livraisons de fourrage qu'en tirait l'armée alliée.
D'un autre côté, l'armée française ne se rassembla que le 10 de juin, auprès de Friedberg. M. de Broglie fit avancer aussitôt le comte de Lusace106-a dans l'évêché de Fulde, pour observer les mouvements du Prince<107> héréditaire. Ces premiers apprêts ne découvraient point assez les projets de campagne des Français; on ne pouvait prendre des mesures positives pour les contrecarrer. Le prince Ferdinand était d'ailleurs dans la persuasion que la France ferait, cette année, les plus grands efforts du côté du Bas-Rhin. Cette supposition dérangea les suites de sa campagne, qui peut-être aurait autrement tourné, s'il avait prévenu les Français sur l'Éder. Car l'intention de M. de Broglie était de pénétrer en Hesse, et de là dans le pays de Hanovre, autant que cela se trouverait praticable. Ce fut sur quoi roulèrent toutes ses opérations; et celles du prince Ferdinand tendaient à l'en empêcher, soit en se saisissant de quelques points capitaux, soit en battant des détachements, et enfin, ne pouvant point attaquer les postes français, à cause de leur force et du terrain avantageux dont ils avaient su profiter, il fit faire une diversion au Prince héréditaire sur Wésel, pour affaiblir les ennemis qu'il avait en Hesse devant lui.
Le premier mouvement de M. de Broglie fut sur Grünberg, et le second, sur l'Ohm. Le prince Ferdinand se tourna vers Ziegenhayn, et de là sur Dittershausen. Ces premières manœuvres donnèrent d'abord l'avantage aux Français de s'emparer de Marbourg. M. de Saint-Germain, qui était au Bas-Rhin, et qui devait se joindre, selon les ordres qu'il avait, avec le maréchal de Broglie pour dérouter M. de Spörcken, qui lui était opposé, s'avança premièrement à Unna, d'où il tourna subitement vers la Ruhr, et de là sur la Diemel. Le général hanovrien ne donna pas dans le piége, et arriva en même temps sur la Diemel. Pour faciliter la jonction de M. de Saint-Germain, M. de Broglie marcha à Neustadt, et de là sur Corbach. Le prince Ferdinand, qui était encore à Ziegenhayn, envoya le Prince héréditaire dans le pays de Waldeck, et le suivit de près. Ce prince s'approcha de Corbach, pour couvrir la marche des alliés, qui passaient le défilé de Sachsenhausen, à un mille derrière lui. L'armée française, fort supérieure en nombre à son détachement, l'attaqua; il y perdit<108> du monde et du canon; il se replia sur Sachsenhausen, où il rejoignit le prince son oncle. Comme toute l'armée française était à Corbach, le prince Ferdinand voulut au moins couvrir l'évêché de Paderborn; il y envoya M. de Sporcken, qui, à peine arrivé, trouva vis-à-vis de lui M. de Saint-Germain, que le maréchal de Broglie lui opposait.
Cependant le Prince héréditaire, qui supportait avec peine la fatalité qu'il avait eue le jour de Corbach, ne tarda pas à prendre sa revanche. Il partit du camp à la sourdine, et enleva un détachement entier de trois mille Français à Kirchhayn,108-a avec le brigadier Glaubitz, qui le commandait, et le prince de Cöthen. D'un autre côté, M. de Broglie ne restait pas dans l'inaction : il essaya d'enlever le corps de M. de Sporcken, et quoique ce général hanovrien se retirât à Volkmarsen, et que l'armée des alliés s'approchât pour le soutenir, son arrière-garde n'en fut pas moins maltraitée par les Français. Après cet échec, le prince Ferdinand prit une position à Calden pour couvrir Cassel, le Prince héréditaire, à Ober-Velmar, M. de Wangenheim, à Münchhof, et M. de Sporcken, à Westuffeln. L'armée française suivit les Allemands au delà de Freyenhagen, d'où le comte de Lusace se porta sur l'Éder, et M. Du Muy, sur Warbourg. Comme ce dernier corps ôtait aux alliés la communication avec l'évêché de Paderborn et la ville de Lippstadt, le Prince héréditaire et M. de Sporcken furent envoyés dans cette partie. L'armée des alliés les suivit immédiatement. Le Prince héréditaire avait déjà tourné M. Du Muy lorsque le prince Ferdinand arriva. L'action s'engagea tout de suite. Les Français, ayant perdu vingt pièces de canon et quatre mille hommes, se retirèrent à Volkmarsen, où peut-être on ne les aurait pas laissés tranquilles, sans un accident qui dérangea toutes les mesures que les alliés avaient prises.
<109>Dès que le prince Ferdinand se fut éloigné de Cassel, M. de Broglie chargea le comte de Lusace du siége de cette place; mais à peine parut-il, que cette capitale se rendit à lui. Cette ville fut prise par les Français le même jour que M. Du Muy fut battu à Warbourg par les alliés. L'armée française marcha aussitôt à Volkmarsen sur la Diemel, et poussa M. Du Muy à Stadtberg, tandis que, de son côté, le comte de Lusace perça par Münden dans l'électorat de Hanovre. Le prince Ferdinand, qui était resté à Warbourg, opposa M. de Spörcken à M. Du Muy, et assura sa communication, le mieux qu'il put, derrière la Diemel; et le Prince héréditaire et Luckner passèrent le Wéser à Holzmünden. Ils s'avancèrent sur le comte de Lusace, et le contraignirent d'abandonner Eimbeck, Nordheim et Göttingue, et firent au delà de six cents prisonniers dans le détail de cette opération. Pour le comte de Lusace, il prit la route de Witzenhausen, et fit diligence pour regagner Münden. Le Prince héréditaire, ayant laissé M. de Wangenheim à Uslar pour observer les Français, s'en retourna joindre l'armée de son oncle. Par toutes ces différentes manœuvres dont nous avons rendu compte, les alliés ne tenaient plus qu'une lisière de la Hesse; et comme ils étaient entièrement coupés de Ziegenhayn, cette forteresse tomba au pouvoir des Français, qui en firent la garnison prisonnière de guerre.
Le maréchal de Broglie, ayant ainsi nettoyé tous ses derrières, et se trouvant en possession du pays de Hesse, rassembla tous ses détachements, se porta sur Dürrenberg, et fit mine de vouloir pénétrer en force dans l'électorat de Hanovre. Sur cette démonstration, les alliés se replièrent sur le Wéser, prirent un camp à Bühne, et occupèrent par des détachements les postes de Beverungen, Bodenhagen109-a et Teisselberg.109-a Le Prince héréditaire demeura à Warbourg, d'où il surprit de nuit à Zierenberg un détachement de cinq cents Français. Peu de jours après, il marcha du côté de l'Éder, pour soutenir l'entre<110>prise de M. de Bülow sur Marbourg. Cet officier s'avança sur cette ville avec la légion britannique; il surprit les Français, et leur ruina toute leur boulangerie; et il aurait poussé ses avantages plus loin, sans le malheur qui arriva au colonel Fersen, qui, devant le soutenir du côté de Corbie pour protéger sa retraite, se laissa battre par M. de Stainville. M. de Bülow, qui ne fut pas averti à temps de cet accident, eut bien de la peine à se retirer, et ne gagna le corps du Prince héréditaire qu'après avoir eu quelques fâcheuses affaires d'arrière-garde à essuyer.
Dans ces entrefaites, M. de Broglie étant retourné à Cassel, le prince Ferdinand prit le camp de Geismar. Cependant, comme les Français ne renonçaient pas au dessein de pénétrer dans l'électorat de Hanovre, le maréchal Broglie renforça le corps du comte de Lu-sace de seize mille hommes. Son intention était de surprendre M. de Wangenheim à Uslar. Ce général y fut attaqué le 19. La supériorité de l'ennemi l'obligea à se retirer, ce qu'il exécuta sans faire de pertes considérables. Aussitôt que le prince Ferdinand fut instruit de ce qui venait de se passer, il envoya des renforts à M. de Wangenheim, avec lesquels ce général retourna occuper son ancien poste. Le comte de Lusace, de son côté, se porta sur Lutterberg, et reprit Göttingue, tandis que d'autres détachements français s'emparèrent de Vach, Hersfeld, Eschwege et Mühlhausen, où ils établirent des magasins auxquels les duchés de Gotha et d'Eisenach furent obligés de fournir les livraisons. D'autres détachements s'étendirent de là dans la Thuringe, pour prêter la main aux troupes de l'Empire et à celles du duc de Würtemberg, qui s'avançaient alors vers l'Elbe du côté de Wittenberg et de Torgau. Le prince Ferdinand voyait clairement par les différentes mesures que prenaient les Français, que le maréchal de Broglie était intentionné de se maintenir durant l'hiver tant en Hesse que dans le pays de Hanovre; il crut ne pouvoir rompre autrement ce projet que par le moyen d'une puissante diversion, qui, en attirant<111> ailleurs une partie des forces ennemies, lui donnerait jour à pouvoir entreprendre contre la partie de l'armée ennemie qui demeurerait vis-à-vis de lui.
Il se pressa d'exécuter ce projet, et il chargea du siége de Wésel son neveu, le Prince héréditaire, qui partit aussitôt à la tête de quinze mille hommes pour le Bas-Rhin. Ce prince renforça son corps, dans sa marche, de tout ce qu'il put tirer des garnisons de Münster et de Lippstadt, et dès le commencement d'octobre, il investit la ville de Wésel, dont la garnison consistait alors en deux mille six cents hommes. Il paraît que cette expédition devait être prompte pour réussir, et qu'en hasardant un coup de main, en glissant des troupes pourvues d'échelles du côté du Rhin, et en faisant en même temps une fausse attaque du côté de la porte de Berlin, il aurait été possible d'emporter la place et la citadelle en même temps. Peut-être que cette entreprise parut trop incertaine, et que le Prince héréditaire eut des raisons de lui préférer la manière ordinaire d'attaquer les places. Il fit passer le Rhin à une partie de ses troupes, s'empara de la ville de Clèves, où il fit six cents prisonniers, d'où il se rendit à Ruremonde, qui fut prise sans faire de résistance; après quoi il retourna à Bürich, où il se retrancha entre cette ville et le Rhin, en établissant ses ponts de communication sur cette rivière, au-dessus et au-dessous de Wésel. La tranchée devant cette place fut ouverte le 11.
D'un autre côté, le maréchal de Broglie ne demeura pas dans l'inaction. Il devina, par la route qu'avait prise le Prince héréditaire, quelle pouvait être la nature de l'expédition qu'il allait tenter, et il envoya incessamment au Bas-Rhin M. de Castries, à la tête d'un corps de vingt mille hommes. Ce général traversa la Wettéravie, et fit tant de diligence, qu'il arrixa le 14 du mois à Nuys; il s'y fit joindre par dix mille hommes, qu'il tira tant du pays de Cologne que des garnisons des Pays-Bas. Après leur arrivée, il s'avança à Rheinberg, et prit une position derrière le fossé Eugène, canal qui va de cet endroit<112> à Gueldre, d'où il poussa sa gauche à Kloster-Kamp. Le Prince héréditaire, mal informé de la force des ennemis, ne croyant point avoir affaire à si forte partie, jugea qu'il lui convenait d'aller à la rencontre des Français, à cause que, s'il battait ce secours, Wésel tombait de lui-même, et que, s'il laissait à M. de Castries le temps d'augmenter son corps, il fallait se résoudre à lever le siége de cette place sans combattre. Dans cette vue, ce prince s'approcha de Rheinberg, et, la nuit du 15 au 16, il marcha à l'ennemi pour attaquer sa gauche au delà de Kloster-Kamp. Le Prince ignorait que le corps de Fischer se trouvât posté devant l'armée française. Comme il fut obligé de le déposter, cette tiraillerie donna l'alarme au corps de M. de Castries, et le combat s'engagea tout de suite; il fut opiniâtre, et dura depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures avant midi. Les alliés poussèrent une ligne des ennemis; mais le nombre l'emporta. Les Français, faisant avancer sans cesse de nouvelles troupes, qui n'avaient point encore combattu, débordèrent les assaillants sur leurs deux ailes. Les alliés ne purent y résister, et le Prince, qui s'aperçut du désavantage que ses gens avaient dans le combat, prit le parti de se retirer à Bü-rich. Cette affaire lui coûta douze cents hommes. Les Français ne le suivirent point; mais en revenant dans son camp, il trouva ses ponts emportés par les eaux, qui s'étaient accrues. Ce ne fut que le 18 qu'il acheva de les rétablir, et qu'il repassa le Rhin, leva le siége de la place, et se campa à Brünen, qui n'est qu'à un mille de Wésel. De là le Prince observa quelque temps les Français, qui ne firent point mine de le suivre; après quoi il retourna dans le pays de Munster, d'où ayant envoyé une partie de son corps en Basse-Saxe, il remit le reste de ses troupes en quartiers de cantonnement.
Il ne se passa rien de considérable, durant cette expédition, du côté du prince Ferdinand, sinon que M. de Wangenheim, renforcé par quelques troupes qu'il avait reçues de la grande armée, chassa M. de Stainville de Duderstadt, et s'y établit. M. de Broglie, ayant re<113>tranché son camp de Cassel, renvoya sa cavalerie dans l'évêché de Fulde; sur quoi le prince Ferdinand repassa le Wéser, et renforça ses postes d'Uslar, Moringen et Nordheim. Nous verrons dans peu les ressorts que les généraux firent jouer de part et d'autre pour reprendre ou pour soutenir la Hesse. Cette lutte dura encore les deux campagnes suivantes, et ne se termina que vers la paix, à l'avantage des alliés.
<114>CHAPITRE XIII.
De l'hiver de 1760 à 1761
L'armée du Roi était entrée dans les quartiers d'hiver dès le 8 de décembre. Elle n'avait point à craindre d'être inquiétée par les Impériaux : ils avaient en trop fraîche mémoire la bataille de Torgau, et s'occupaient uniquement à en réparer les pertes. Il n'en était pas de même des Français. Ils avaient eu sur le prince Ferdinand des avantages qui les approchaient des États du Roi et des frontières de la Saxe. Le maréchal de Broglie occupait la Hesse; il avait poussé un détachement de Saxons et de Français à Gotha; il tenait Göttingue, et par cette position il resserrait également les Prussiens et les alliés. Pour resserrer l'ennemi à son tour, le Roi pressa le prince Ferdinand d'entrer le plus tôt qu'il pourrait en action; car les Prussiens étaient chaque année obligés de se battre avec les mêmes troupes contre les Russes, les Suédois, les Autrichiens et les Français. Le prince Ferdinand se porta sur Gôttingue avec son armée; des pluies abondantes survinrent, qui firent enfler et déborder les rivières, et abîmèrent les chemins. On ne put transporter à l'armée ni munitions de bouche ni munitions de guerre; en un mot, l'expédition manqua, et le prince Ferdinand reprit sa première position. On ne se découragea pas pour<115> si peu de chose; un nouveau projet succéda à celui qui venait d'échouer. Le prince Ferdinand se proposa d'entrer en Hesse par trois chemins, pour tomber en même temps sur différents quartiers français, au moyen de quoi il y avait lieu de présumer qu'il rejetterait l'ennemi sur le Main, qu'il reprendrait les places de la Hesse, et établirait l'état de la guerre sur un pied plus avantageux pour les alliés qu'il ne l'était alors. Pour encourager d'autant plus ce prince à cette expédition, le Roi lui promit de l'assister d'un corps de ses troupes, qu'il pourrait employer jusqu'aux bords de la Werra et de Vach, et les mesures furent prises de concert pour mettre cette entreprise en exécution.
En conséquence de ces mesures, sept mille Prussiens s'avancèrent à Langensalza, où M. de Stainville s'était posté avec un corps de Saxons et de Français. Le petit ruisseau de la Salza séparait la cavalerie française de l'infanterie saxonne. M. de Stainville se tenait à la rive droite de ce ruisseau avec sa troupe, et le comte de Solms, à la gauche, un marais entre eux. Les Prussiens, dès leur arrivée, canonnèrent la cavalerie française, qui se mit incontinent à fuir. Les Saxons, se voyant ainsi abandonnés par M. de Stainville, prirent le parti de se retirer. MM. de Lölhöffel,115-a d'Anhalt115-a et de Prittwitz115-b saisirent le moment qu'ils se mirent en mouvement, fondirent dessus avec la cavalerie prussienne, les enfoncèrent, et prirent soixante officiers, trois cents hommes et cinq canons, et eurent tout l'honneur d'une aussi belle action. M. de Spörcken survint avec ses Hanovriens; il se joignit aux troupes du Roi pour poursuivre l'ennemi. M. de Luckner attaqua encore ces Saxons, premièrement à Eisenach, puis à Vach, où il dispersa toute leur infanterie. De là MM. de Spörcken<116> et de Luckner s'avancèrent sur Hersfeld. Le prince héréditaire de Brunswic s'empara en même temps de Fritzlar, et du dépôt que les Français y abandonnèrent. Le prince Ferdinand, qui tenait le centre de ces deux corps avec le gros de l'armée, passa la Fulde, et marcha droit sur Cassel. M. de Broglie, qui se sentait pris au dépourvu, ne l'attendit pas, et se retira par la ville de Fulde sur Hanau et Francfort.
Quelque peu favorable que parût la saison pour entreprendre des siéges, il était si important de retirer Cassel des mains des Français, que le prince Ferdinand résolut d'en tenter l'entreprise. Il chargea le comte de la Lippe116-a de cette opération. La place était défendue par une garnison de six mille Français. Le comte de la Lippe en fit l'investissement avec quinze mille Hanovriens. Pour profiter de l'occasion qui se présentait, et de l'éloignement de l'armée française, le prince Ferdinand fit assiéger trois places à la fois, savoir, Cassel, Ziegenhayn et Marbourg. L'inexpérience des généraux et des ingénieurs, le retard des munitions, les chemins mauvais et rompus, qui abîmaient les chariots, les lui firent manquer toutes trois.
Durant tous ces siéges, le Prince héréditaire avait été poussé en avant pour observer les mouvements des Français vers Francfort et sur le Main. Le prince son oncle était un peu trop en arrière avec la grande armée pour pouvoir lui porter de prompts secours. M. de Broglie fondit sur ce détachement avec toute l'armée française. Le Prince héréditaire perdit trois mille hommes à cette action,116-b et rejoignit avec les débris de son corps le prince Ferdinand. M. de Broglie continua de s'avancer en Hesse. Un détachement des alliés, qui assiégeait Ziegenhayn, se retira trop tard et sans disposition, en présence<117> de l'ennemi, et il fut totalement battu et défait. Pour éviter de plus grands malheurs, le prince Ferdinand crut que la prudence demandait qu'il évacuât la Hesse. Il dirigea sa retraite avec tant de précaution, qu'il rentra dans le pays de Hanovre sans avoir fait la moindre perte. M. de Broglie ne se hasarda pas à le suivre : il se contenta de ravitailler la ville de Cassel, et de renforcer sa garnison, de même que celles de Giessen, de Marbourg et de Ziegenhayn; après quoi il se replia derrière le Main. Les troupes dont le Roi s'était servi contre les Français et les Saxons, devenant désormais inutiles sur la Werra, furent alors employées contre l'armée de l'Empire. A peine avait-on battu un ennemi, qu'il en fallait attaquer un autre. M. de Schenckendorff les conduisit au mois de mars contre un corps de quatre mille hommes des cercles, postés près de Schwarzbourg,117-a qu'il défit, et dont il ramena douze cents hommes prisonniers, et cinq canons.
Ayant ainsi mis sous vos yeux les événements d'une campagne qui, ne respectant point les hivers, affrontait toutes les saisons, il faudra jeter à présent un coup d'œil sur ce qui se passait dans les cabinets des princes. La France commençait à se ressentir de la durée de cette guerre; elle s'affaiblissait par l'interruption totale de son commerce, par les pertes qu'elle faisait dans les Indes orientales et occidentales, et par les dépenses énormes que lui coûtait la guerre d'Allemagne. L'alliance avec la maison d'Autriche avait perdu la fleur de la nouveauté, de sorte que le premier enthousiasme de la mode en était passé. Le peuple, cet animal à beaucoup de langues et à peu d'yeux, se plaignait de la guerre, dont il portait le fardeau, et qu'on faisait<118> pour la maison d'Autriche, l'ennemie héréditaire de la France. Une voix plus respectable, celle des gens sensés, s'élevait de même contre cette guerre qui ruinait le royaume pour agrandir un ennemi réconcilié, et cette voix commençait à prendre le dessus. Mais la cour avait des vues particulières.
Il y a dans tous les États un nombre de citoyens qui, loin du tumulte des affaires, les envisagent sans passion, et en jugent par conséquent sainement, tandis que ceux qui tiennent en main le gouvernail, n'envisagent ces objets qu'avec des yeux fascinés, ne raisonnent que sur des fantômes que leur imagination leur présente, et souvent sont entraînés, par la suite d'une fausse mesure, dans un enchaînement de conséquences qu'ils n'ont pu prévoir. C'était à peu près le cas où se trouvait le ministère de Versailles. Au commencement de cette année, il donna par écrit à ses alliés une déclaration qui portait que la France, ayant fait depuis quatre ans, conjointement avec ses alliés, des efforts inutiles pour écraser le roi de Prusse, et n'ayant pu y réussir, ne se trouvait plus en état de continuer les dépenses énormes auxquelles elle avait fourni jusqu'alors; qu'en continuant la guerre on achèverait de ruiner et de dévaster l'Allemagne, qui en était le théâtre; qu'ainsi il concluait par conseiller aux autres puissances de renoncer pour cette fois à tout dessein de conquêtes et d'agrandissement, pour penser sérieusement à rétablir la paix. La même déclaration se fit, en termes plus forts encore, à Stockholm. La raison en était que, dans la diète des états assemblés dans cette capitale, le parti de la cour avait vivement attaqué la faction française, en la taxant d'avoir allumé cette guerre, de la fomenter, et d'y avoir entraîné la Suède pour sa ruine. Ainsi les sentiments pacifiques qu'étalait la déclaration française, n'avaient été faits que pour calmer les esprits agités, pour détruire les arguments dont le parti contraire s'était servi, et pour maintenir les créatures que la France soudoyait dans le sénat.
Les deux Impératrices et le roi de Pologne reçurent cette décla<119>ration avec les sentiments différents que leur inspiraient leurs divers intérêts. Le roi de Pologne, pour son personnel, était las de la guerre; il commençait à s'apercevoir que son pays y servait de théâtre, et serait également ruiné par ceux qu'il appelait ses amis et par ses ennemis; il se flattait néanmoins encore d'obtenir quelque dédommagement par la voie de la négociation. L'impératrice de Russie aimait la paix et aurait désiré la fin des troubles, parce quelle haïssait les affaires, le travail, et l'effusion du sang; mais facile à prendre des impressions de ceux qui avaient de l'ascendant sur son esprit, et excitée par ses entours, on lui avait persuadé que sa dignité l'engageait de ne faire la paix qu'après l'abaissement de la puissance prussienne. Pour l'Impératrice-Reine, qui jouissait des efforts que faisait toute l'Europe pour abattre l'ennemi capital de sa maison, elle aurait désiré de prolonger un enthousiasme qui lui était si avantageux, et de ne quitter les armes qu'après avoir entièrement mis en exécution le projet qu'elle méditait contre la Prusse. Cependant, pour ne point indisposer la France, et pour concilier en apparence des intérêts aussi incompatibles, elle proposa la tenue d'un congrès général à Augsbourg, persuadée de flatter la France par cette condescendance, d'affecter en même temps aux yeux du public une conduite pleine de modération; ce qui en effet ne pouvait préjudicier en rien à ses intentions ni à ses intérêts, parce qu'elle pouvait traîner cette négociation autant qu'elle le jugerait convenable, et pousser, en attendant, la guerre avec vigueur durant la campagne qui allait s'ouvrir, et sur le succès de laquelle elle fondait les plus grandes espérances.
La proposition de ce congrès fut faite à Londres par le prince Ga-lizin, ministre de Russie auprès du roi de la Grande-Bretagne. Les rois de Prusse et d'Angleterre y donnèrent les mains avec d'autant moins de répugnance, qu'ils avaient eux-mêmes proposé ce congrès l'année précédente, sans que leurs ennemis daignassent alors y répondre. La France cachait des vues plus profondes sous ces appa<120>renées pacifiques. Elle proposa à l'Angleterre une suspension d'armes et l'envoi réciproque de ministres, pour terminer leurs différends à l'amiable. Ses vues secrètes étaient d'amuser l'Angleterre par cette négociation, pour retarder les préparatifs immenses que cette nation faisait sur mer, pour lui faire perdre cette campagne, remettre sa flotte en état, engager l'Espagne dans cette guerre; ou, si les Anglais se trouvaient dans des dispositions assez modérées pour qu'on pût conclure la paix, la France se proposait de devenir, sous le masque de médiatrice, l'arbitre du congrès d'Augsbourg, et d'y jouer un rôle semblable à celui qu'elle avait fait au congrès de la paix de Westphalie. Après quelques paroles portées de part et d'autre, le ministère britannique consentit à l'envoi réciproque des ministres, et, en même temps, déclina la conclusion de la suspension d'armes, jusqu'à ce qu'on fût convenu des préliminaires. Le Roi, qui connaissait la façon de penser de ses ennemis, nomma des ministres pour le congrès d'Augsbourg. Leur instruction portait de recevoir toutes les propositions qu'on leur ferait, sans y donner de réponse, parce que le Roi se proposait de faire négocier sérieusement sa paix par ses ministres à Londres, où il trouvait l'avantage de pouvoir convenir directement de ses intérêts avec la France, et de n'avoir point affaire en même temps avec tant de princes à la fois. Le Roi ne pouvait point, dans les circonstances où il se trouvait, s'opposer à une paix séparée des Anglais et des Français; il ne s'agissait dans cette affaire que de rendre ses conditions les meilleures qu'on le pouvait, et en conséquence on stipula que les Français seraient obligés de restituer les provinces de la domination prussienne qu'ils avaient envahies pendant cette guerre, et que l'Angleterre fournirait au Roi des subsides et des troupes, pour qu'il pût forcer les ennemis qui lui restaient à consentir à un accommodement honnête; on convint de plus qu'aucun ambassadeur de l'Empereur ne pourrait être admis à ce congrès, parce qu'on avait fait la guerre à l'Impératrice-Reine, et non pas au chef de l'Empire.<121> Cette clause, toute légère qu'elle était en effet, fut cause que ce fameux congrès ne s'assembla jamais.
Dans ce temps, l'Angleterre perdit le roi George II; il termina son règne glorieux par une mort douce et prompte. Il eut, avant sa fin, la satisfaction d'apprendre la prise de Montréal, par où les Anglais achevèrent la conquête du Canada. Ce prince, entre autres bonnes qualités, avait une fermeté héroïque, qui faisait que ses alliés pouvaient prendre une confiance entière en sa personne. Son petit-fils lui succéda; il était à peine majeur; c'est celui qui règne à présent sous le nom de George III.
La négociation qui se continuait à Constantinople de la part de la Prusse, et dont il a été tant fait mention dans cet ouvrage, commençait alors à prendre une espèce de consistance. Le 2 d'avril, le ministre prussien signa un traité d'amitié121-b avec le grand vizir, et il fut admis à son audience publique. On s'était réservé des deux parts la faculté de resserrer cette union, et de la convertir en alliance défensive. Quelque peu de réalité qu'il y eût à ce traité, il ne laissait pas de causer des inquiétudes à la cour de Vienne, et même à la Russie. On soupçonnait que l'engagement que les deux puissances venaient de contracter, était plus étroit qu'il n'était annoncé. Cependant, comme les troupes ottomanes ne faisaient aucun mouvement, l'Impératrice-Reine se crut, pour cette campagne, à l'abri de toute diversion.
Outre ces grandes négociations, il s'en tramait bien des sourdes. Comme il n'est point de ville imprenable où l'on ne puisse introduire un mulet chargé d'or, il n'est guère d'armée où l'on ne trouve d'âme lâche et vénale. Dans cette crise des affaires, il était important d'avoir<122> des nouvelles de bonne source, et avec tant d'ennemis, il fallait au moins pouvoir être instruit d'une partie de leurs desseins. Cela avait fait jeter les yeux sur M. Tottleben, comme un homme capable d'entrer dans de pareilles propositions, et propre à faire parvenir les meilleures nouvelles. On ne se trompa point dans le jugement qu'on avait porté de son caractère. Il fit tout ce qu'on désira de lui, et même au delà. Mais par la suite de cet esprit de légèreté et d'imprudence qui l'avait engagé dans cet indigne métier, il se trahit lui-même par sa conduite peu mesurée, et il fut précisément arrêté au commencement de la campagne, lorsque ses services devenaient le plus essentiels et le plus utiles.
Cependant les troupes demeurèrent tranquilles dans leurs quartiers jusqu'à la fin de mars. Dès le mois d'avril, celles de Saxe s'assemblèrent en cantonnements, et le Roi transféra son quartier de Leipzig à Meissen.
<123>CHAPITRE XIV.
Campagne de 1761.
Les sentiments pacifiques dont les deux cours impériales faisaient une si grande ostentation, ne les empêchèrent pas de hâter avec une très-grande ardeur les préparatifs pour la campagne prochaine. Elles se proposaient de faire les plus grands efforts, et de mettre tout en œuvre pour réduire le roi de Prusse à l'extrémité. Le maréchal Daun prit le commandement de l'armée impériale en Saxe, et l'armée de Silésie fut confiée à M. Loudon. Ce général vint se camper à Seitendorf, vis-à-vis de M. Goltz, qui avait posté ses troupes à Kunzendorf. Les avantages que le Roi avait eus dans la dernière campagne contre les Autrichiens, n'avaient pas été assez importants pour que la balance penchât tout à fait de son côté. L'Impératrice avait recruté ses troupes durant l'hiver, et l'armée russe, qu'elle avait à sa disposition, lui donnait toujours l'avantage du nombre, et l'aisance de se procurer des diversions réelles, lorsqu'elle les jugeait à propos. Outre ce secours, elle avait encore celui des troupes de l'Empire et de l'armée suédoise. Alexandre, avec moins de monde et d'alliés, bouleversa l'empire persan.
<124>Les différents projets que les puissances belligérantes formèrent pour cette campagne, furent tels : la France résolut d'agir avec deux armées contre le prince Ferdinand; celle du Bas-Rhin, aux ordres de M. de Soubise, devait s'emparer de Munster; et celle du Main, que commandait M. de Broglie, devait pénétrer par Göttingue dans l'électorat de Hanovre. M. Loudon était destiné par la cour de Vienne pour faire une guerre de siéges en Silésie, où il devait être appuyé par les Russes. Ceux-ci devaient porter leurs forces principales sur la Warthe, où ils avaient choisi Posen pour leur position centrale; de là M. de Buturlin devait agir en Silésie selon qu'il en conviendrait avec les généraux autrichiens, tandis que M. de Romanzoff, avec un gros détachement épaulé des flottes russe et suédoise, fut destiné pour assiéger Colberg. Le maréchal Daun se réserva pour les coups décisifs. Son armée était comme le magasin d'où devaient partir les renforts aux endroits qui en auraient besoin. Il détacha effectivement M. O'Donnell avec seize mille hommes pour Zittau, d'où ce général se trouvait également à portée de la Saxe et de la Silésie.
De la part du Roi et de ses alliés, il était impossible de prendre des mesures suffisantes pour s'opposer solidement aux desseins et aux efforts de cette multitude d'ennemis. Voici néanmoins en gros les arrangements dont on convint. Le prince Ferdinand destina le Prince héréditaire pour couvrir le pays de Munster contre les entreprises de M. de Soubise; et il prit pour point capital Paderborn, où il se trouvait avec son armée à portée de soutenir le Prince héréditaire, ou bien de tomber à dos de M. de Broglie, si ce maréchal hasardait de passer le Wéser et de s'aventurer dans l'électorat de Hanovre. Le Roi confia l'armée de Saxe au prince son frère, et lui recommanda d'observer le maréchal Daun; en cas que ce maréchal prît le chemin de la Silésie, de le suivre avec une partie de ses troupes, et de laisser à son départ M. de Hülsen à Meissen avec un détachement, pour qu'il se soutînt en Saxe autant que les conjonctures le permet<125>traient. Le Roi se réserva la défense de la Silésie; il choisit M. de Goltz pour couvrir Glogau avec un corps de douze mille hommes. Le prince de Würtemberg, qui avait hiverné dans le Mecklenbourg, fut destiné, avec les troupes qu'il commandait, à couvrir la ville de Colberg, et l'on fit travailler avec diligence au camp retranché qu'il devait occuper à l'entour de cette place. L'on prévoyait que si les Russes manquaient ce siége, ils pourraient se porter, ou sur la Marche électorale, ou vers la Silésie. Dans le premier cas, il fut arrêté que le prince de Würtemberg et M. de Goltz se joindraient à Francfort pour couvrir Berlin, où des deux grandes armées prussiennes la moins occupée leur enverrait des secours; et dans le second cas, M. de Goltz avait des instructions pour couvrir Glogau ou Breslau, selon que l'une de ces deux villes se trouverait en avoir le plus de besoin.
On commença d'abord à faire revirer les troupes pour assembler chaque corps au lieu de sa destination. Le Roi se mit en marche le 4 de mai; le même jour, il passa l'Elbe à Hirschstein, et il arriva le 10 à Löwenberg, sans avoir trouvé d'obstacle sur la route. A l'approche des Prussiens, M. de Loudon abandonna son camp de Seitendorf; il se retira en Bohême, et se retrancha à Hauptmannsdorf, proche de Braunau; il garnit, outre cela, les postes de Silberberg et de Wartha de troupes suffisantes pour défendre ces deux gorges, qui mènent dans le comté de Glatz. Le Roi choisit sa position auprès de Kunzendorf : sa droite occupait le Zeiskenberg et Fürstenstein; sa gauche s'étendait sur le plateau de Barsdorf. Outre cela, M. de Bülow fut posté à Nimptsch avec un corps de cavalerie, pour conserver une libre communication avec Neisse. M. de Goltz partit en même temps avec un détachement de dix mille hommes pour Glogau, d'où il détacha M. de Thadden avec quatre bataillons pour se joindre au prince de Würtemberg, qui occupait déjà son camp retranché proche de Colberg.
<126>Pendant que ces préparatifs se faisaient en Silésie, aussi bien qu'en Poméranie et en Saxe, les Autrichiens et les Russes délibéraient ensemble. Ils eurent de la peine à s'accorder, et changèrent à différentes reprises le plan de leurs opérations; ils se réunirent enfin sur ce que M. de Romanzoff assiégerait Colberg, et que M. Buturlin marcherait droit à Breslau. Dans ces entrefaites, M. de Goltz tomba malade, et fut emporté en peu de jours par une fièvre inflammatoire. M. de Zieten, qui le remplaça, fut chargé d'un projet d'expédition en Pologne, qu'on avait déjà deux fois vainement essayé, et qui lui manqua encore; c'était d'entreprendre sur une des colonnes russes dans leur marche, et dans le temps où elles étaient trop séparées pour se joindre promptement. L'une se dirigeait sur Schneidemühl, l'autre, sur Schwerin, et la troisième, sur Posen. M. de Zieten s'avança à Fraustadt, où il battit un corps de Cosaques; mais il n'osa passer outre, à cause que, depuis deux jours, les trois divisions russes s'étaient déjà jointes à Posen. M. de Buturlin se mit ensuite en marche; il traversa le palatinat de Posnanie à petites journées, et poursuivit lentement son chemin, en s'approchant toutefois de la Silésie du côté de Militsch, ce qui indiquait ses desseins sur Breslau. M. de Zieten le côtoya, en dirigeant sa marche sur Trachenberg. Dès que les Russes se mirent en mouvement, M. O'Donnell quitta la Lusace, et vint joindre l'armée de M. de Loudon.
La position que le Roi avait prise dans les montagnes de la Silésie, n'était que précaire. Il couvrait le plat pays contre les incursions de l'ennemi, autant que les circonstances voulaient le permettre; mais depuis que M. de Buturlin prenait le chemin de Militsch, il allait avoir incessamment à dos une armée considérable, et il avait déjà les Autrichiens en front. Il fallut quitter les montagnes, et placer l'armée de façon que n'étant attachée à aucune défense particulière, elle pût se porter promptement où il serait nécessaire, pour prévenir les ennemis. Le camp de Pülzen était le plus convenable à ce projet; le Roi<127> le fit occuper par l'armée, et il se proposa de tenir, autant qu'il le pourrait, la ligne du milieu entre l'armée des Autrichiens et celle des Russes, pour s'opposer à leur jonction; il prit aussi la résolution de se battre contre les Autrichiens, s'il s'en présentait une occasion favorable, mais d'observer une défensive scrupuleuse envers les Russes, parce que, s'il remportait une victoire contre les Autrichiens, les Russes s'enfuiraient d'eux-mêmes, et que, s'il avait le même avantage contre les Russes, cela n'empêcherait pas M. de Loudon de continuer les opérations de sa campagne. Les Autrichiens sont les ennemis naturels et irréconciliables des Prussiens, au lieu que des conjonctures avaient rendu les Russes tels, et que quelque changement ou quelque révolution pouvait les rendre amis, ou alliés même; et ajoutons à ces considérations, pour être de bonne foi, que l'armée prussienne ne se trouvait pas en état de se battre tous les jours, et que le Roi était obligé de ménager les efforts de ses troupes pour les moments les plus importants et les plus décisifs.
Il n'y avait que peu de jours que le Roi était au camp de Pülzen, lorsque M. Loudon déboucha des montagnes, vis-à-vis des Prussiens, par la gorge de Steinkunzendorf. Cette manœuvre malhabile et grossière découvrit tous ses desseins, et il semblait déclarer ouvertement qu'il en voulait à la forteresse de Neisse. L'armée du Roi partit dès le lendemain, et occupa les hauteurs de Siegroth; et comme on avait vu que les Autrichiens prenaient le chemin de Frankenstein, on résolut, pour les prévenir, de gagner avant eux les hauteurs de Munsterberg. En faisant cette marche, on trouva, le lendemain, M. Brentano posté entre Frankenstein et Heinrichau, d'où il avait jeté quelques pandours dans Munsterberg. Les volontaires de Courbière127-a et les grenadiers de Nimschöffsky forcèrent la ville, et M. de<128> Brentano, ayant été exposé à une canonnade assez vive, se retira à quelque distance du poste qu'il avait occupé. M. de Möhring, qu'on poussa sur les hauteurs de Nossen avec son régiment, y prit tout le campement de M. de Loudon, qui n'était couvert que par trois cents hussards. En postant l'infanterie sur ces hauteurs, le Roi découvrit du côté de Frankenstein l'armée autrichienne, qui, par des tournoiements et des manœuvres incertaines, donnait assez à connaître que ses desseins étaient dérangés.
L'intention de M. de Loudon avait été effectivement de prendre ce camp, pour couper le Roi de Neisse, et de se poster ensuite sur les hauteurs de Woitz, de Giessmannsdorf et de Neundorf, ce qui formait l'investissement de cette place de ce côté-ci de la rivière, tandis que les Russes, passant l'Oder à Oppeln, seraient venus la resserrer du côté de la Haute-Silésie, depuis Bila jusqu'à la Carclau.128-a L'armée du Roi ne s'arrêta que peu de temps à Nossen; elle poussa encore ce jour-là jusqu'à Carlowitz, et le lendemain, elle se déploya sur cette rangée de collines qui prend d'Ottmachau par Giessmannsdorf, et qui va jusqu'à Schilde. M. de Loudon, dérouté dans ses projets, se campa à Ober-Pomsdorf. Soit inquiétude naturelle, soit habitude de commander des détachements, il changea six fois de position en huit jours, sans qu'il fût possible d'en donner une raison valable.
Les Russes avançaient cependant sur Wartenberg, d'où ils s'étendirent bientôt jusqu'à Namslau. M. de Zieten, qui les observait, s'approcha d'abord de Breslau, et ensuite il vint pour couvrir Brieg. Peu après son départ de Breslau, le faubourg polonais de cette ville fut insulté par les Russes, ce qui obligea le Roi à y détacher M. de Knobloch avec dix bataillons et autant d'escadrons. Pour l'armée autrichienne, elle continuait d'être dans une perpétuelle agitation; après<129> avoir passé et repassé la Neisse, elle se campa au village de Baumgarten, proche de Wartha. Le Roi saisit ce moment, passa la Neisse, et prit sa position à Oppersdorf, d'où il partit avec un détachement pour Neustadt M. Bethlen y campait avec six mille Autrichiens, et l'on soupçonnait que M. Loudon voulait se servir de lui pour l'envoyer du côté d'Oppeln, afin de prêter la main au maréchal Buturlin, qui, à ce qu'on croyait, voulait y passer l'Oder, pour se joindre à l'armée autrichienne. L'avant-garde du Roi, consistant en hussards, donna sur un régiment des ennemis, qu'elle replia et poursuivit jusque sous les canons de Hennersdorf, où les Autrichiens avaient construit des redoutes. M. de Zieten, qui avait passé l'Oder à Brieg, et la Neisse à Schurgast, arriva alors de Steinau, et tourna le flanc droit de M. de Bethlen, qui, se retirant en hâte à Jagerndorf, fut poursuivi par M. de Lossow, qui le poussa de Jagerndorf, par Troppau, au delà de la Mora en Moravie. L'ennemi perdit au choc de Neustadt et dans sa retraite quatre à cinq cents hommes. Après avoir ainsi éloigné M. Bethlen, M. de Zieten s'établit à Schnellwalde, et le Roi retourna à son armée, dont la gauche touchait presque au détachement de M. de Zieten, et dont la droite s'étendait sur les hauteurs devant Oppersdorf.
Après cette expédition, la jonction des ennemis étant rendue plus difficile en Haute-Silésie, il n'y avait guère d'apparence que M. Bu-turlin persévérât dans le dessein de passer l'Oder à Oppeln. Les mouvements de l'armée du Roi mirent celle des Autrichiens dans une nouvelle agitation. M. Loudon se campa à Weidenau, le lendemain à Johannesberg, où il se déplut bientôt; enfin, il repassa la Neisse, et s'arrêta aux environs de Camenz.
Durant ces différentes marches et contre-marches, les Russes s'étendaient sur l'autre bord de l'Oder; ils pillaient et dévastaient le pays; on avait des nouvelles des cruautés qu'ils commettaient. D'ailleurs, leurs manœuvres étaient couvertes de tant d'obscurité, qu'il<130> était impossible de pénétrer leur véritable dessein : si c'était de passer l'Oder dans la Haute-Silésie ou du côté d'Ohlau, ou s'ils voulaient faire quelques siéges, en un mot, quelle pouvait être l'entreprise qu'ils méditaient. Comme on ne pouvait compter sur rien avec certitude, le Roi trouva convenable de se préparer à tout événement, et d'envoyer un corps entre Breslau et Brieg, à portée de secourir celle de ces places qui en aurait besoin et d'observer l'Oder en même temps. M. de Knobloch partit dans cette intention pour Grottkau, d'où il pouvait en peu d'heures arriver au secours de ces deux villes, et même, en cas de besoin, rejoindre l'armée du Roi.
Les Russes s'étaient avancés à Hundsfeld, qui n'est qu'à un mille de Breslau, et comme ce mouvement marquait qu'ils ne pensaient plus à passer l'Oder dans la Haute-Silésie, l'armée du Roi et le corps de M. de Zieten repassèrent la Neisse, et arrivèrent le lendemain par une marche forcée à Strehlen, pour se trouver toujours au centre des deux armées ennemies, et empêcher leur jonction autant qu'il y aurait moyen de s'y opposer. On avait flatté M. Buturlin que, par le moyen de quatre mille prisonniers autrichiens qui se trouvaient à Breslau, on surprendrait une des portes de la ville, et que si les Russes attaquaient en même temps le faubourg polonais, qui est au delà de l'Oder, ils pourraient s'emparer de cette capitale par un coup de main. M. de Czernicliew se chargea de cette entreprise : avec quelques troupes il entra dans ce faubourg, qui est ouvert; mais M. de Tauentzien,130-a gouverneur de la place, avait pris de si justes mesures, qu'il contint les prisonniers, et qu'il repoussa les Russes. M. de Knobloch vola à son secours. Ces deux généraux firent une sortie vigoureuse sur l'ennemi, et ils achevèrent de déloger l'ennemi du reste de ce faubourg dont il était encore en possession. Le Roi<131> ne se contenta point des précautions qu'il avait prises; par surabondance il fit partir M. de Platen avec onze bataillons et quinze escadrons pour Rothensirben, d'où il pouvait porter son attention sur Breslau et sur l'Oder, aller au secours de M. Tauentzien, ou donner des nouvelles de l'endroit où les Russes feraient des préparatifs pour passer cette rivière.
Dans ces entrefaites, le Roi fut informé par ses partis que l'armée autrichienne s'était campée à Kunzendorf, et que les Russes avaient abandonné les environs de Breslau; sur quoi l'armée quitta sa position de Strehlen, et arriva par une marche forcée au delà du Schweidnitzer-Wasser et de Canth, où elle fut jointe par MM. de Platen et de Knobloch. Le lendemain, le Roi changea la position de l'armée et la fit camper à Moys. Des bruits confus se répandirent dans ce camp que les Russes avaient passé l'Oder du côté d'Auras. Les uns assuraient que ce n'étaient que des Cosaques, d'autres, un détachement de l'armée, et quelques-uns prétendaient même que M. de Buturlin y était avec toute l'armée. Comme cette nouvelle était de la plus grande importance, on mit tout en œuvre pour s'en éclaircir. M. de Schmettau fut détaché à Neumarkt, d'où il chassa une troupe de Cosaques, et leur fit quelques prisonniers; et M. de Mollendorff fut envoyé faire une reconnaissance à un village nommé Roy. Il en chassa également un détachement d'ennemis; mais on tira peu de lumière des prisonniers qu'ils amenèrent au camp, parce qu'ils avaient passé l'Oder à la nage depuis trois jours, et que, s'occupant au pillage, cette milice barbare ne s'était pas même informée de ce qu'étaient devenus M. de Buturlin et son armée.
Un mouvement que M. Loudon fit sur Striegau, occasionna celui de l'armée du Roi pour occuper la colline de Leipe avec la droite et Eisdorf avec la gauche. Mais comme ce problème restait toujours à résoudre, savoir, si les Russes avaient passé l'Oder ou non, il fallut, pour se procurer des notions positives, détacher un corps assez fort<132> pour qu'il se pût faire jour et pousser assez en avant pour s'éclaircir par l'inspection oculaire de la vérité de l'événement. Le Roi envoya pour cet effet M. de Platen avec quarante escadrons et dix bataillons; il fut chargé de faire une reconnaissance du côté de Parchwitz. Le Roi se rendit au régiment de Zieten, qui campait à l'extrémité de la droite, pour conduire M. de Platen des yeux, et juger s'il avait besoin d'être soutenu, s'il fallait le retirer, ou quelle mesure il serait à propos de prendre. A peine le Roi s'y fut-il rendu, qu'une nuée de trois à quatre mille Cosaques fondit sur le régiment de Zieten, avec ces cris et ces clameurs que ces barbares ont coutume de faire en attaquant. Le Roi envoya en hâte à l'armée, pour faire avancer les premiers régiments qui campaient à la droite, et, en attendant qu'ils arrivassent, on se mit en devoir de se défendre. Les escadrons se partagèrent en deux, pour mieux garnir leur front et couvrir leurs flancs; devant chaque troupe on fit avancer un bas officier avec dix hussards, qui avaient ordre de demeurer serrés et immobiles, et de ne se défendre qu'à coups de carabine, en escarmouchant; aussitôt que les Cosaques faisaient mine de vouloir fondre sur ces petites troupes détachées, les escadrons qui étaient derrière elles, les soutenaient le sabre à la main, sans cependant s'engager. Cette escarmouche dura une heure et demie; aussitôt que les Cosaques aperçurent de loin le secours qui avançait, ils prirent la fuite avec précipitation, et se retirèrent du côté de Gross-Wandris. Quiconque sait garder la contenance vis-à-vis des Cosaques, n'a pas de grands risques à courir; car le régiment de Zieten, bien inférieur en nombre à ces barbares, se soutint seul contre eux, sans qu'il y eût un hussard de pris ou de blessé.
A peine le secours de l'armée eut-il joint le Roi, qu'on aperçut dans les plaines de Jauer quarante escadrons autrichiens, qui au grand trot s'avançaient vers Wahlstatt. M. de Platen, de son côté, avait poussé les Russes au delà de Gross-Wandris; le Roi l'avait fait suivre par M. de Zieten avec six bataillons et dix escadrons pour le<133> soutenir, et il le suivit enfin lui-même. A peine ces troupes furent-elles sur la hauteur de Wirchen, qu'on aperçut la tête de la cavalerie autrichienne débouchant du côté de Wahlstatt. Elle fut accueillie par une bonne bordée de canons, et incontinent après, M. de Reitzenstein l'attaqua avec les dragons de Finck et deux escadrons de Czettritz. Après deux charges vives et consécutives, M. de Reitzenstein les culbuta dans le défilé dont ils sortaient, et leur fit trois cents prisonniers. Cette cavalerie s'enfuit à Jauer à la débandade, et il n'y eut qu'un régiment qui joignit M. de Buturlin, parce qu'il avait passé le premier. Le hasard fit que les Cosaques mêmes aidèrent à battre les Autrichiens dans cette occasion. Les dragons autrichiens qui avaient eu la tête de la colonne, étaient habillés de bleu; les Russes les prirent pour des Prussiens, et tandis que M. de Reitzenstein les attaquait, les Cosaques leur tombèrent en flanc. Notre cavalerie, victorieuse des Autrichiens, poussa les Russes à leur tour jusque sous le camp où M. de Buturlin s'était retranché. Cette armée occupait le terrain depuis le village de Koischwitz jusqu'à celui de Kunzendorf; elle avait passé l'Oder à Leubus, et avait travaillé avec beaucoup de diligence à se fortifier dans ce poste.
Les raisons que le Roi avait de ne point attaquer les Russes, étaient toujours les mêmes. Leur armée se trouvait postée de façon que ce n'aurait été qu'en sacrifiant beaucoup de monde qu'on aurait pu la forcer dans ce terrain avantageux, et nous n'avions pas du monde de trop. Ce qui avait suivi le Roi, faisait en tout vingt-quatre bataillons et cinquante-huit escadrons, parce que le gros était demeuré avec le margrave Charles au camp de Leipe, pour conserver le dos libre aux troupes du Roi, et pour observer en même temps de plus près les mouvements des Autrichiens. Cependant les distances n'étaient pas assez considérables pour que ces deux corps ne pussent se joindre en moins de deux heures. M. Loudon était trop éloigné de Leipe pour attaquer le margrave à l'improviste; quoi qu'il arrivât, celui-ci avait<134> le temps d'avertir, et d'attendre des secours. Pour les Russes, leur lenteur ordinaire et leur peu de penchant aux entreprises vigoureuses donnait un temps suffisant pour qu'en cas de besoin le Roi pût attirer à soi le margrave Charles. Sa Majesté prit son camp entre Klein-Wandris et Wahlstatt; elle le fit retrancher avec soin, pour ne point être pris au dépourvu, et l'on raccommoda une vieille redoute au Wirchenteich, pour assurer par là d'autant mieux la communication des deux armées prussiennes.
Le lendemain, un nouveau camp se présenta derrière Jauer. Il ne suffisait pas de savoir que c'étaient des Autrichiens; il fallait pénétrer à quel but ce corps s'était tourné de ce côté. Pour cet effet, on déguisa un officier et trois hussards qui savaient un peu de russe, en Cosaques, et ils se glissèrent de grand matin dans le camp de Jauer, sous prétexte qu'ils s'étaient égarés à la reconnaissance, faute de bien savoir les chemins. L'officier autrichien qui était de garde, leur fit toutes sortes de civilités, et leur dit qu'ils étaient d'un détachement de six mille hommes sous les ordres de M. Brentano, commandés pour couvrir l'artillerie autrichienne que M. Loudon avait fait avancer dans ce lieu pour l'avoir plus à portée de s'en servir au cas que les Prussiens attaquassent les Russes; et que, dès que cela arriverait, les Autrichiens se mêleraient de l'affaire, où assurément le roi de Prusse, accablé par deux armées impériales, serait obligé de succomber.
M. de Buturlin décampa le jour suivant; il passa près de Liegnitz, et prit une position près du village de Klein-Eike. M. de Loudon crut avoir fourni au Roi l'occasion d'attaquer les Russes en marche. Le mouvement de M. de Buturlin se faisait à la portée de l'armée, et par un terrain qui ne paraissait pas difficile; mais il ne fallait pas s'écarter de ses principes. Les Russes ne furent point attaqués, on ne harcela pas même leur arrière-garde. Après le mouvement qu'ils firent, il devint impossible de s'opposer à leur jonction avec les Autrichiens. Ceux-ci s'étaient tenus sur leurs gardes; pour ne point<135> donner de prise sur lui, M. Loudon n'avait pas quitté le pied des montagnes de toute la campagne, et il avait eu l'adresse d'exposer dans toutes les occasions les alliés de la maison d'Autriche aux marches, et aux entreprises les plus hasardées.
Le parti le plus avantageux que le Roi pût prendre dans cette situation, fut de gagner les hauteurs de Kunzendorf par une marche forcée, parce que, si l'on pouvait occuper cette position avant M. Loudon, on coupait l'armée autrichienne de ses magasins, et les Russes, qui ne pouvaient subsister que par les vivres que l'Impératrice-Reine leur fournissait, se seraient vus obligés, faute de pain, de se rapprocher des amas qu'ils avaient laissés en Pologne; de sorte que ce projet, heureusement exécuté, aurait changé pour cette campagne toute la face des affaires en Silésie. L'armée du Roi se mit aussitôt en marche, et le margrave, pour gagner du temps, détacha d'abord M. de Knobloch pour se saisir du Pitschenberg, par où l'armée devait nécessairement passer. Il l'occupa dès le soir, et le lendemain, l'armée entière déboucha aux environs de Jauernick et de Bunzelwitz. Mais le but qu'on s'était proposé, se trouva manqué. M. Loudon avait prévenu le Roi, et dès la veille, une vingtaine de bataillons de son armée s'était campée à Kunzendorf. Les hauteurs de Kunzendorf font un poste où les troupes qui s'y trouvent, sont inexpugnables. Il n'y avait point de coup de main à tenter, surtout parce qu'on découvrait l'armée autrichienne en pleine marche pour se rendre dans ce camp et le remplir dans toute son étendue.
L'armée du Roi, ne pouvant agir offensivement, se déploya de la montagne de Würben au village de Tschechen, où aboutissait la droite, dont une partie était couverte par le Nonnenbusch. Rien désormais n'apportait des obstacles à la jonction des Russes et des Autrichiens. L'on prévoyait que dans peu ces deux armées se rassembleraient aux environs de Schweidnitz. Dans ces conjonctures, le Roi avait à pourv oir à la sûreté de son camp et à la sûreté de la for<136>teresse de Schweidnitz. Il pouvait prendre une position à Pülzen, où la nature a semblé faire tous les frais de ce qui peut fortifier un camp. Mais si l'armée s'y trouvait en sûreté, on risquait, d'une autre part, que MM. de Loudon et de Buturlin n'assiégeassent Schweidnitz à la vue du Roi et de toute l'armée, sans qu'il pût l'empêcher. Ce fut par cette raison que l'on préféra la position de Bunzelwitz, parce qu'elle couvrait la place et en rendait le siége impraticable.
Il restait toutefois à craindre que l'armée des deux Impératrices ne fît un détachement sur Breslau; ce qui, contraignant le Roi de quitter le voisinage de Schweidnitz, aurait donné à ses ennemis l'aisance et les moyens d'y mettre le siége. Mais il était impossible de s'opposer à toutes les entreprises que des ennemis aussi supérieurs pouvaient tenter, et il fallait abandonner quelque chose au hasard. Toutefois, pour assurer la position de l'armée prussienne, le Roi fit retrancher son camp, tant sur le front que par les flancs et sur les derrières. Ce camp devint une espèce de place de guerre, dont la montagne de Würben représentait comme la citadelle. De cette hauteur jusqu'au village de Bunzelwitz, le camp était couvert par un marais. On fortifia les têtes des villages de Bunzelwitz et de Jauernick, et l'on y établit de grandes batteries, dont le feu croisé défendait le front par lequel M. Loudon aurait pu attaquer le Roi, de sorte que ces deux villages devenaient des préalables que les Autrichiens étaient obligés d'emporter avant que d'être à portée d'entamer l'armée. Entre ces deux villages, un peu en arrière, le front de l'infanterie était couvert par de grandes redoutes, munies d'une nombreuse artillerie. On avait pratiqué des passages entre deux, pour donner l'essor à la cavalerie, si on le trouvait nécessaire. Au delà de Jauernick, et en tirant derrière le Nonnenbusch, on avait retranché quatre collines qui dominaient sur tout le terrain, et devant lesquelles coulait un fossé bourbeux et impraticable, où l'on pouvait, par le feu des petites armes, empêcher l'ennemi d'établir des ponts. Plus à la droite, un grand<137> abatis coupait le Nonnenbusch; il était défendu par des chasseurs et par des bataillons francs. Ce fossé bourbeux dont nous avons parlé, se recourbait derrière le bois, et au pied des collines sur lesquelles l'armée s'étendait. A l'extrémité de la droite commençait le flanc, qui, formant une ligne parallèle au ruisseau de Striegau, allait aboutir à un bois couvert par le défilé qui vient de Péterwitz. Dans ce bois, qui était à dos de l'armée, l'on avait établi une batterie masquée, qui communiquait derrière un abatis à une autre batterie qu'on avait placée à l'extrémité de ce même bois du côté de Neudorf, et de là reprenait un retranchement qui se joignait, à dos de l'armée, aux ouvrages qu'on avait faits sur la hauteur de Würben. Les retranchements avaient également partout seize pieds d'épaisseur, et les fossés, douze pieds de profondeur sur seize de largeur. Le front était environné de fortes palissades; les parties saillantes des ouvrages étaient minées. Devant les mines on avait creusé des trous à loup, et devant ces trous, des chevaux de frise contigus et pilotés en terre faisaient toute l'enceinte extérieure. L'armée du Roi était composée de soixante-six bataillons et de cent quarante-trois escadrons; quatre cent soixante pièces d'artillerie bordaient les différents ouvrages, et cent quatre-vingt-deux mines chargées étaient prêtes à sauter au premier signal qu'on en donnerait.
Ces travaux n'avaient pas eu le temps d'être tout à fait perfectionnés, que M. de Buturlin parut à la tête de ses Russes. Il vint se camper au pied des hauteurs de Hohenfriedeberg. Deux jours après, il changea de position. Le gros de ces troupes occupa le terrain qui va d'Oelse à Striegau. M. de Czernichew s'étendit du Streitberg vers Niklasdorf. M. de Brentano se posta sur la gauche des Russes, à Preilsdorf, et M. de Berg avec ses Cosaques se posta sur Laasen, d'où il passa le ruisseau de Striegau, et vint à dos de l'armée prussienne. Pour M. de Beck, qui venait récemment d'arriver de la Lusace, on le posta entre Oelse et le Nonnenbusch, pour assurer la communica<138>tion des deux armées impériales. La position des ennemis ainsi prise formait une espèce de ligne de circonvallation, qui entourait les deux tiers de l'armée prussienne. M. Loudon crut alors pouvoir impunément quitter ses montagnes. Il descendit dans la plaine, et déploya ses Autrichiens, en prenant de Cammerau, par Arnsdorf, jusqu'à Zirlau. Entre Cammerau et Arnsdorf, il fit travailler à un retranchement par lequel il se proposait de déboucher pour attaquer l'armée du Roi. Ce retranchement pouvait lui servir également pour l'offensive, et pour la défensive en cas de retraite. Cet ouvrage fut souvent interrompu par l'artillerie prussienne; cependant ces démonstrations parurent si sérieuses, qu'elles semblaient annoncer avec certitude la résolution que les ennemis avaient prise d'attaquer les troupes prussiennes au risque de tout ce qui pouvait en arriver. Le même jour, M. Loudon fit une tentative sur la tête du village de Jauernick. La résistance qu'il y trouva, surpassa de beaucoup l'idée qu'il en avait eue. Il fit sommer le major Favrat,138-a qui y commandait, de se rendre. Cet officier lui répondit sur le ton qu'on devait attendre d'un homme d'honneur, et M. de Loudon fut contraint de se désister de son entreprise. Comme tous ces préparatifs paraissaient si sérieux, et le moment d'une action, proche, on fit toutes les dispositions nécessaires pour une vigoureuse défense. On avait peu à craindre de jour, parce que le camp était d'une force infinie; mais il y avait beaucoup à appréhender de nuit, à cause de la grande proximité des armées. Il n'était d'ailleurs guère apparent qu'il arrivât du malheur aux Prussiens, à moins que M. de Loudon, favorisé des ténèbres et de l'obscurité, ne surprît une partie du camp où les troupes, ensevelies dans le sommeil,<139> n'eussent pas le temps d'accourir à la défense. Pour prévenir une pareille catastrophe, on faisait détendre les tentes tous les soirs, et l'armée, en bordant les retranchements, passait les nuits au bivouac. D'une autre part, le voisinage où M. de Loudon était de Schweidnitz par les postes de Cammerau, de Schönbrunn et de Bögendorf, qu'il occupait, obligea le Roi à faire un détachement intermédiaire entre Schweidnitz et l'armée, soit pour secourir cette place en cas de besoin et d'attaque, soit pour couvrir les convois de l'armée, qui tirait uniquement son pain, son fourrage et ses subsistances de cette forteresse. M. de Gabelentz139-a se porta, à cette fin, avec un détachement de quelques bataillons, au delà de Tunkendorf, où sa droite se trouvait protégée par les batteries du camp, sa gauche, par l'artillerie de Schweidnitz, et où il assura encore davantage sa position par de bons retranchements dont il couvrit son front. Le même jour, les officiers généraux reçurent la disposition de la défense du camp, et de la manière dont chacun avait à se conduire dans la partie dont il avait le commandement.
Quelque étendue qu'eût le terrain que l'armée prussienne occupait, on avait trouvé le moyen de le réduire à trois points d'attaque. Le premier était entre les villages de Bunzelwitz et de Jauernick. Le Roi se proposa de le défendre lui-même contre M. Loudon, qui avait construit son approche ou son retranchement de ce côté-là. Il était impossible aux Autrichiens de laisser ces villages fortifiés derrière eux, et de percer au centre, parce qu'ils auraient eu un feu considérable d'artillerie à essuyer sur leurs deux flancs. Il fallait donc présumer qu'ils s'attacheraient avant toute chose à emporter un de ces deux postes. Le Roi résolut de les y laisser se morfondre, et de ne lâcher sur eux sa cavalerie qu'après qu'ils auraient fait une perte considérable. On pouvait d'ailleurs rafraîchir ces villages de troupes avec<140> des corps frais d'infanterie, autant qu'on le jugerait à propos, sans compter que soixante pièces de canon des ouvrages latéraux en défendaient l'abord. Le second point d'attaque était entre le village de Tschechen et le bois sur notre flanc droit : M. de Zieten y commandait. Les Russes, qui campaient vis-à-vis de lui, se seraient probablement chargés de cette entreprise. Pour arriver aux Prussiens, ils étaient obligés de passer le ruisseau de Striegau sous le feu de la mousqueterie et du canon de nos retranchements. Ils auraient perdu leur meilleure infanterie à ce passage, sans compter les obstacles multipliés qui leur restaient à vaincre pour s'approcher des retranchements, de sorte que quelques charges de cavalerie que M. de Zieten eût fait faire à propos, auraient suffi pour les dissiper. Le troisième point d'attaque se trouvait du côté de Péterwitz et du défilé qui couvrait cette partie du camp prussien. M. de Ramin défendait cette partie, et l'attaque aurait roulé, selon les apparences, sur MM. de Czernichew et de Brentano, parce que leurs détachements se trouvaient le plus à portée. Il fut résolu de laisser paisiblement avancer l'ennemi jusqu'au défilé de Péterwitz, où il était pris en flanc par la batterie masquée du bois, qui pouvait lui lâcher des bordées entières de mitraille; après quoi M. de Platen avait ordre de lui tomber à dos avec quarante escadrons, et, pour cet effet, on lui avait pratiqué un chemin au travers du bois, par lequel il devait déboucher.
La plus grande force de ce camp consistait en ce qu'il privait les ennemis de trois armes qu'il conservait toutes aux Prussiens. Les assaillants ne pouvaient pas se servir de canons, parce que tous les environs du retranchement étant dans un terrain infiniment plus bas que celui sur lequel il était construit, leur artillerie aurait tiré sans aucun effet; ils ne pouvaient pas se servir non plus de leur cavalerie, car pour peu qu'ils l'eussent montrée, elle aurait été abîmée par le feu des batteries; et qu'auraient-ils fait du feu des petites armes? auraient-ils tiré contre des canons à coups de fusil? pou<141>vaient-ils arracher des chevaux de frise et abattre des palissades en tirant? Comme tout cela se trouvait impossible, on pouvait s'assurer d'avoir profité dans cette position de tout l'avantage que le terrain joint à la fortification peut donner à une armée sur une autre. Ce fut avec ces dispositions que les Prussiens attendirent tranquillement les entreprises de leurs ennemis.
On prit, peu après l'arrivée de M. de Buturlin, un officier russe qui s'était égaré la nuit, et qui, croyant approcher des gardes de son camp, se trouva au milieu de celles des Prussiens. Cet homme, qui n'était pas fin, dit ingénument que les généraux avaient résolu d'attaquer les retranchements du Roi le 1er de septembre. Il était vrai que MM. Buturlin et Loudon étaient convenus de cette attaque, et elle aurait eu lieu, sans les circonstances suivantes. M. de Buturlin, qui faisait à table de longues séances où le vin n'était pas épargné, avait consenti, dans un moment de gaieté et le verre à la main, à ce que M. Loudon lui avait proposé. Les dispositions des trois attaques étaient écrites; on les avait envoyées aux principaux officiers des armées qui avaient des commandements, et M. Loudon retourna, satisfait des Russes, chez lui. M. Buturlin dormit, et ayant consulté sa prudence à son réveil, il contremanda les ordres qui avaient été donnés, parce qu'il craignit, avec quelque raison, que les Autrichiens ne sacrifiassent son armée et ne le soutinssent pas, et que si l'entreprise ne réussissait point, les Russes n'en eussent le blâme et la honte; et au lieu des grands projets dont il s'était occupé le midi, il se rabattit à faire jeter quelques bombes au camp prussien, qui ne purent l'atteindre de quelques centaines de pas. Lorsque M. Loudon apprit ce changement subit, il en fut furieux; des courriers partirent pour Vienne, les généraux se témoignèrent quelque froideur, et cependant les choses en restèrent là, si l'on en excepte que M. de Loudon fit approcher de Wartha le corps de M. de Draskovics, qu'il plaça sur les hauteurs de Ludwigsdorf. Les armées passèrent le reste du temps<142> à s'entre-regarder, jusqu'au 10 de septembre, que M. Buturlin décampa et prit le chemin de Jauer, parce que les Autrichiens n'avaient pas des magasins assez considérables ni des troupeaux assez nombreux pour lui fournir le pain et la viande. M. Loudon, qui se croyait exposé s'il restait dans la plaine après le départ des Russes, se replia dans les montagnes, et reprit son ancienne position de Kunzendorf.
Le Roi détacha, le même jour, M. de Platen pour Breslau, avec le corps qu'il avait toujours commandé, sous prétexte d'amener un convoi à l'armée. Le véritable but de sa destination était de passer l'Oder, et de forcer de marches pour ruiner le grand magasin que les Russes avaient dans une petite ville du palatinat de Posnanie, nommée Kobylin, pour se rendre de là auprès du prince de Würtemberg, puisqu'on prévoyait qu'il aurait besoin de secours; et enfin, après que la campagne de Poméranie serait terminée, il devait joindre le prince Henri en Saxe. M. de Platen détruisit l'amas de Kobylin;142-a il y prit cinq mille chariots, cinq bataillons, quarante-deux officiers, et sept canons. Il s'avança de là sur Posen, où il ruina tout ce qui appartenait aux Russes; après quoi il poursuivit sa marche vers la Poméranie et vers Colberg. Cette expédition hâta la retraite de M. Buturlin, et lui fit perdre les idées qu'il pouvait avoir formées d'incursions dans la Marche électorale. Il se pressa de repasser l'Oder, pour regagner la Pologne. Le corps de M. Czernichew ne fut point de cette marche; il montait à peu près à vingt mille hommes, et il était demeuré auprès de M. Loudon, comme une marque singulière d'amitié que l'impératrice de Russie voulait donner à l'Impératrice-Reine.
Si les subsistances avaient permis à l'armée du Roi de se soutenir dans le camp de Bunzelwitz, la campagne se serait écoulée en Silésie<143> sans que les formidables apprêts des ennemis eussent produit d'événements remarquables. Mais le magasin de Schweidnitz, qui avait fourni des vivres à l'armée pendant une grande partie de cette campagne, tirait à sa fin. Les provisions qui y restaient, n'étaient que pour un mois. Depuis le départ de M. de Platen, le Roi n'osait pas affaiblir l'armée par de nouveaux détachements. Les grands dépôts se trouvaient à Breslau, et il ne fallait pas moins de dix mille hommes d'escorte pour conduire de là en sûreté des convois au camp. Ces raisons, mûrement examinées, firent résoudre à s'approcher avec l'armée de Neisse, où l'on trouverait des provisions et des fourrages en abondance, et d'où l'on pouvait donner des jalousies à l'ennemi, tant sur le comté de Glatz que sur la Moravie, afin d'attirer M. Loudon de ce côté, et d'éloigner par là les Russes et les Autrichiens de Schweidnitz. En conséquence de cet arrangement, l'armée prit premièrement le camp de Pülzen, où elle resta quelques jours. Le Roi laissa dans Schweidnitz cinq bataillons complets, les convalescents de l'armée, et cent dragons. Il recommanda à M. de Zastrow, qui commandait dans la place, d'user de précaution et de vigilance, pour prévenir toutes les entreprises que l'ennemi pourrait former dans l'absence de l'armée prussienne. Le Roi prit le 28 le camp de Siegroth, et le 29, celui de Nossen, près de Münsterberg, où il s'arrêta pour juger par la manœuvre des ennemis quel parti ils prendraient. M. Loudon détacha aussitôt pour renforcer les postes de Silberberg et de Wartha; mais son armée, où se trouvait M. de Czernichew, était si nombreuse, que vingt ou trente mille hommes de moins ne l'empêchaient pas d'agir comme il le voulait.
Le 1er d'octobre, le Roi apprit à Nossen que, par un coup de main, les Autrichiens s'étaient rendus maîtres de Schweidnitz. Quelque incroyable que parût cette nouvelle, elle se trouva néanmoins véritable. Cette entreprise avait été concertée et conduite de la manière suivante. On gardait environ cinq cents prisonniers dans cette place,<144> entre lesquels un major Roca,144-a Italien et partisan, était un des plus considérables. Ce major s'était proposé de faire tomber entre les mains des Autrichiens la place où il était détenu. Dans cette vue, il avait eu assez de souplesse et d'adresse pour s'insinuer si bien dans l'esprit du commandant, que celui-ci lui accordait plus de liberté qu'un prisonnier ne doit en avoir, surtout lorsque la ville où on le retient, se trouve environnée d'ennemis. Roca se promenait dans les ouvrages; il savait la place de toutes les gardes et de tous les détachements; il observait les diverses négligences qui se faisaient dans le service de la garnison; il vivait non seulement ouvertement avec tout le monde, mais voyait de plus assez souvent les soldats autrichiens prisonniers comme lui; enfin, il intriguait dans la ville, n'épargnait rien pour des corruptions, et il informait exactement M. Loudon de tout ce qu'il voyait, de tout ce qu'il apprenait, et de tout ce qu'il imaginait pour lui faire prendre cette ville. Ce fut sur les notions que donna ce major à M. Loudon, qu'il forma son projet pour surprendre la place, et, la nuit du dernier de septembre au 1er d'octobre, il l'exécuta comme nous l'allons dire. Il distribua vingt bataillons en quatre attaques, l'une sur la porte de Breslau, l'autre sur la porte de Striegau, la troisième sur le fort de Bögendorf, et la quatrième sur le fort de l'Eau. M. de Zastrow144-b avait été au bal; comme cependant il se doutait de quelque chose, il fit prendre sur le soir les armes à la garnison, et la distribua dans les ouvrages; mais il commit la faute de ne point donner aux officiers d'instruction sur la manière dont ils devaient se conduire, de ne point envoyer sa cavalerie à la décou<145>verte à une certaine distance, de ne point faire jeter des boules de feu pour éclairer la campagne, enfin d'être trop négligent dans tous ses devoirs. Les Autrichiens s'avançaient pendant ce temps-là, et parvinrent jusqu'aux palissades avant d'être découverts. Pour toute défense, il n'y eut que douze coups de canon de tirés, et si peu de feu des petites armes, que les ennemis purent faire ce qui leur plut. La garde de la porte de Striegau fut surprise; de là ils pénétrèrent dans les ouvrages. Dans cette confusion, les prisonniers autrichiens levèrent le masque; ils s'emparèrent de la porte intérieure de la ville, et l'ouvrirent aux premières troupes des ennemis qui s'en approchèrent; enfin, en moins d'une heure, les Autrichiens se rendirent maîtres de toute la ville. M. de Béville, qui commandait dans la redoute de l'Eau, fut le seul qui tînt ferme jusqu'à ce que toutes les ressources fussent perdues, et qu'il ne lui restât plus de moyens pour se défendre. Le hasard fit qu'un magasin à poudre sauta dans le fort de Bogendorf, qui fit perdre quelque monde aux Autrichiens; sans quoi la prise de cette ville ne leur aurait rien coûté.
Un malheur aussi imprévu dérangea toutes les mesures du Roi; il fallut abandonner ses projets, changer de plan, et ne plus penser pour le reste de la campagne qu'à conserver ce qu'on pouvait maintenir de forteresses et de pays contre la grande supériorité des ennemis. L'armée marcha à Strehlen, où elle s'établit à demeure, afin de couvrir également Neisse, Brieg, et Breslau. Le Roi avait, par précaution, fait retrancher un camp auprès de Breslau. L'intention première avait été de s'en servir pour les détachements qui s'approchaient souvent de cette capitale, et où ils auraient pu se soutenir contre l'ennemi jusqu'à l'arrivée de l'armée du Roi. Dans les circonstances où l'on se trouvait alors, l'armée aurait pu s'en servir elle-même : les Prussiens avaient une marche de moins pour y arriver que l'ennemi. Dès lors le Roi se trouvait restreint à une défensive rigoureuse; mais il ne fallait pas que M. Loudon pût s'en douter, parce que ce secret, connu,<146> lui aurait donné gain de cause sur les Prussiens. Pour mieux déguiser ses intentions, le Roi donna des ordres à l'armée pour que les troupes se préparassent au combat, qu'on rechargeât les fusils, qu'on aiguisât les lames des épées, et qu'on distribuât des munitions suffisantes à l'artillerie; enfin on ne parlait que de grands préparatifs et de grands projets. Des espions autrichiens connus, qui étaient dans l'armée, partirent sur-le-champ pour en instruire M. Loudon, et ce qui peut-être paraîtra incroyable à la postérité, c'est que cette armée autrichienne et russe, campée sur les montagnes de Kunzendorf, à trois marches des Prussiens, passa huit nuits au bivouac, comptant certainement d'être attaquée d'un moment à l'autre.
M. Czernichew pressait fortement le général autrichien de marcher sur Breslau. La raison de guerre et les raisons de politique l'exigeaient ainsi; car M. Loudon, en portant sa grande armée dans la plaine, aurait débordé les Prussiens de tous les côtés; il les aurait abîmés, et aurait eu l'honneur d'avoir terminé la guerre. Il s'excusa à M. de Czernichew de ce qu'il ne pouvait s'avancer si loin dans le pays, à cause que les vivres lui manquaient, de même que les chevaux pour le transport. M. Loudon cachait sa véritable raison de ne rien entreprendre : il craignait de s'exposer dans la plaine, parce que les Autrichiens y avaient souvent été battus. D'ailleurs, comme il ne tenait à rien, et qu'il n'avait point de protection à la cour de Vienne, il ne voulut rien hasarder; il se contenta de la réputation que la prise de Schweidnitz lui avait faite, et il continua de se tenir sur ses montagnes dans une inaction parfaite.
Nous ne devons pas omettre un fait dans cet ouvrage, qui caractérise et cette guerre, et l'esprit du temps. Le margrave Charles était chargé de la correspondance avec les ennemis. Les Prussiens avaient un cartel avec les Autrichiens, que ces derniers rompaient quand ils croyaient y trouver leur avantage. Il y avait près de deux ans qu'ils n'avaient voulu consentir à aucun échange de prisonniers. Ils payaient<147> mal et irrégulièrement les soldats et les officiers, et forçaient les premiers, par les châtiments et la rigueur, de prendre service dans leurs troupes. Des traitements si durs donnèrent lieu au margrave d'en écrire à M. Loudon, et il lui marqua, entre autres, qu'il semblait que les Autrichiens renonçaient aux usages que les chrétiens observaient ordinairement dans leurs guerres, et qu'ils adoptaient les principes des infidèles, qui traitent leurs prisonniers en esclaves, et ne les rançonnent jamais. M. Loudon y répondit que l'Impératrice se croyait dispensée de garder des engagements envers le roi de Prusse; qu'il n'était plus question de cartel; qu'elle ne lui garderait sa parole sur rien; et qu'elle en userait envers les prisonniers comme elle le jugerait à propos. M. Loudon, honteux de ce qu'on lui faisait écrire, ajouta de sa propre main, au bas de la lettre, qu'il se flattait bien qu'on reconnaîtrait, par le style de cet écrit, qu'il ne sortait pas de sa plume. Tel était l'acharnement et la haine de la cour de Vienne, dont même elle avait communiqué le poison à ses alliés. Quelle que fût l'animosité que l'Impératrice eût contre le roi de Prusse, ne devait-elle pas sentir qu'en manquant de parole à qui que ce fût, elle ne faisait du tort qu'à elle-même?
Sur la fin d'octobre, les affaires s'embrouillèrent tellement en Poméranie, que le Roi ne put se dispenser d'y envoyer de nouveaux secours. Il fit partir M. de Schenckendorff147-a avec six bataillons et dix escadrons. Nous verrons dans peu à quel usage ce détachement fut employé. Le Roi tint sa position de Strehlen jusqu'au 10 de décembre, que les troupes entrèrent dans les quartiers d'hiver. M. de Loudon avait déjà renvoyé en Saxe le détachement d'O'Donnell, et ses troupes se cantonnaient dans les montagnes. Les Russes étaient entrés dans le comté de Glatz. De la part des Prussiens, le régiment de Bernbourg fut jeté dans Neisse; M. de Wied hiverna aux environs de Grottkau avec dix bataillons et autant d'escadrons. Les environs de<148> Breslau furent occupés par vingt bataillons et quarante escadrons, et M. de Zeuner148-a marcha à Glogau, pour que cette place fût au moins durant l'hiver hors d'insulte. Outre cela, M. de Schmettau148-b partit avec quelque cavalerie pour Guben, afin d'assurer la communication de Berlin et de l'armée de Saxe.
Après avoir rapporté sans interruption ce qui se passa cette année en Silésie, nous allons jeter un coup d'œil sur les événements de la Poméranie. Le prince de Würtemberg était entré dans le camp de Colberg le 4 juin, où M. de Thadden le joignit le 7 du même mois. La position des Prussiens entourait Colberg de manière que les deux ailes du retranchement aboutissaient à la Baltique. La rivière de Rega148-c couvrait la droite du camp, et le centre, qui en était la partie la plus abordable, était défendu par de bons retranchements. D'abord M. de Werner avait été détaché à Cörlin,148-d d'où il se retira à l'approche de M. de Romanzoff, qui s'avançait à la tête de douze mille Russes. M. Romanzoff choisit sa première position au Gollenberg. Tout demeura assez tranquille jusqu'au 20 d'août, que les flottes russe et suédoise combinées parurent devant Colberg; elles s'approchèrent du port, et canonnèrent vivement sur les batteries des Prussiens, qui défendaient le port et le rivage. M. de Romanzoff prit ce temps-là pour s'approcher du prince de Würtemberg, et se campa à un quart de lieue des Prussiens. Le prince de Würtemberg n'avait rien à craindre jusque-là. Il n'avait qu'un reproche à se faire, qui était de n'avoir pas fourni les magasins d'approvisionnements aussi abondants qu'on le lui avait recommandé; il ménagea même les environs de son camp, où il savait que les Russes allaient arriver; en un mot,<149> le peu d'attention qu'il eut pour les subsistances, fut cause de tous les malheurs qui arrivèrent en Poméranie. La première suite en fut qu'il détacha M. de Werner, par ménage pour ses vivres, et peut-être encore parce qu'ils ne pouvaient pas se comporter ensemble. M. de Werner marcha à Treptow; il eut l'imprudence de faire cantonner son monde; les Russes le surprirent; il fut fait prisonnier, et près de cinq cents chevaux de son corps eurent le même sort. Les Russes, encouragés par ce succès, tentèrent, la nuit du 17 au 18 de septembre, d'enlever un bataillon franc qui était posté devant la gauche des Prussiens, dans une redoute si éloignée du camp, qu'on ne pouvait pas même l'atteindre à coups de canon. L'ennemi passa par un lieu qu'on avait cru un marais impraticable, faute de le sonder; il attaqua la redoute par la gorge, et il enleva deux cents hommes qui la défendaient. M. de Romanzoff, enflé de ces petits succès, crut qu'il ne dépendait plus que de lui d'emporter les retranchements prussiens lorsqu'il voudrait l'entreprendre; il s'approcha de la redoute Verte, qui était du côté du centre du prince de Würtemberg. Il ouvrit les tranchées, et établit des batteries comme s'il s'était agi du siége régulier d'une place; il l'attaqua en forme le 19, et l'emporta. A peine voulut-il s'y établir, que le colonel Kleist,149-a à la tête des grenadiers, l'en délogea avec perte de onze cents hommes. Cette redoute était placée, contre les règles, à trois mille pas du retranchement, dont elle était séparée par un ravin. Cependant, quoiqu'elle fût isolée, et qu'elle donnât prise sur elle, les Russes, découragés par la perte qu'ils venaient de faire, ne l'inquiétèrent plus.
M. de Platen, ayant pris le magasin de Kobylin, traversait alors la Nouvelle-Marche, d'où il se porta droit sur Cörlin. Il y prit un détachement de trois cents Russes; mais cela ne fit point d'impression sur M. Romanzoff, qui ne remua pas dans son camp. Le prince de Würtemberg désirait que M. de Platen se portât à dos de l'ennemi,<150> pour l'attaquer en même temps en front; mais par une fatalité commune à toutes les armées, ces deux généraux, différant en tout de sentiments, ne purent convenir de rien. M. de Platen tourna vers Spie, et vint se camper à la droite du prince, sur le Kautzenberg; et leur voisinage ne fit qu'augmenter leur mésintelligence.
Cependant MM. de Fermor et de Berg avaient suivi de près M. de Platen. Berg, avec dix mille tant Cosaques que dragons qu'il avait sous ses ordres, se posta à Greifenberg. D'autre part, la saison, qui devenait de jour en jour plus rude, empêchait la flotte combinée des Suédois et des Russes de tenir plus longtemps la mer; elle se retira vers ses ports nationaux, et se contenta de laisser deux frégates sur la rade de Colberg pour en bloquer le port. C'en était assez pour empêcher les convois, dont on avait un besoin pressant, d'entrer dans la ville. Le prince de Würtemberg, ne pouvant se procurer par mer de nouvelles subsistances, voulut en faire arriver par terre de Stettin. Il détacha pour cet effet M. de Platen, afin d'assurer la marche des convois. M. de Platen dirigea sa route, par Treptow, Stuchow150-a à Gollnow; il avait dans ce camp un défilé devant lui, qu'il fit passer, sans qu'on en sache la raison, à un régiment de hussards et à deux bataillons. Ces troupes furent aussitôt attaquées par M. de Fermor, qui s'y trouvait avec toute sa division, et le détachement fut battu et pris. Après ce malheur, M. de Platen se retira sur Damm, et l'ennemi détruisit le convoi qu'il devait couvrir. Le prince de Würtemberg, qui ignorait ce qui s'était passé à Gollnow, détacha encore à Treptow M. de Knobloch avec trois bataillons et cinq cents chevaux, pour couvrir le convoi qu'il supposait devoir arriver, et qui était pris. A peine M. de Knobloch fut-il arrivé à Treptow, que neuf mille Russes l'environnèrent, et le prirent, faute de munitions de guerre et de bouche, après qu'il se fut bien défendu pendant trois jours. Si le prince de Würtemberg eût eu cent mille hommes à ses ordres, il aurait trouvé<151> le moyen de les perdre en détail, par les détachements qu'il risquait, et qu'il ne pouvait pas soutenir. L'ennemi profita des fautes et des malheurs des Prussiens : à son tour il bloqua le prince de Würtemberg, de sorte que M. de Platen, qui ne put pas le rejoindre, se retira du côté de Stargard, où il fut suivi par M. de Berg.
Le Roi, informé de la déplorable situation de ses affaires en Poméranie, y envoya MM. de Schenckendorff et d'Anhalt, comme nous l'avons dit plus haut. Il n'était plus possible désormais de ravitailler les magasins de Colberg. Le dernier convoi, que les Russes venaient de prendre, avait emporté tous les chevaux que les provinces se trouvaient en état de fournir. D'ailleurs, les Russes étaient si supérieurs en nombre, ils avaient détaché tant de troupes entre Colberg et Stettin, qu'il était moralement impossible d'y faire passer un convoi : il fallait dès lors regarder la place comme perdue, et sauver les troupes du prince de Würtemberg, parce que c'était tout ce qu'il y avait de mieux à faire dans ces tristes conjonctures. Quelque diligence qu'eût faite M. de Schenckendorff, il ne put joindre M. de Platen que le 10 de novembre, entre Pyritz et Arnswalde. Ils marchèrent ensemble sur Greifenberg, où ils trouvèrent vis-à-vis d'eux M. Jacobleff, qui y avait été détaché de la grande armée. Pendant que M. de Platen le contenait, le prince de Würtemberg quitta son camp la nuit du 14 au 15, et longeant le rivage de la Baltique, il arriva à Treptow, sans avoir rencontré d'ennemis sur la route. Il se joignit ensuite au corps qui l'avait dégagé. Après leur réunion, ils tentèrent encore de déloger les Russes du voisinage de Colberg, en se portant à dos de leur armée. Mais ayant remarqué qu'ils n'obtiendraient pas leur but par cette manœuvre, ils s'avancèrent le 12 de décembre sur Spie, ils attaquèrent la redoute de Drenow, qu'ils emportèrent, et prirent les troupes qui la défendaient; ils auraient poussé plus avant, si toute l'armée russe ne se fût présentée devant eux dans le même camp que les Prussiens avaient occupé; et comme ils comprirent l'impossibilité d'attaquer<152> l'ennemi dans ses retranchements, ils se replièrent sur Greifenberg, où ayant appris que la famine avait obligé la garnison de Colberg à se rendre, ils se retirèrent à Stettin. Le prince de Würtemberg tira un cordon derrière l'Oder avec quelques troupes qu'il laissa, pour couvrir Stettin; et en même temps, M. de Thadden partit pour la Lusace, M. de Platen, pour la Saxe, et le prince de Würtemberg prit le chemin du Mecklenbourg.
Nous avons été occupé d'objets si importants, que nous n'avons pas fait mention de l'armée suédoise, et de M. de Belling,152-a qui lui fit tête avec quinze cents hussards et deux bataillons. M. d'Ehrensward avait passé la Peene le 19 juillet à la tète des Suédois. M. de Belling, qui était à Malchin, ayant appris qu'un corps de Suédois campait à Bartow, l'attaqua, et lui prit cent hommes avec trois canons; de là il fondit sur M. de Hessenstein, qui était à Ropnack, et lui enleva six cents hommes avec six canons; à une autre reprise ce M. de Hessenstein fut encore battu et perdit trois cents hommes. Ces petits avantages n'empêchaient pas cependant l'armée suédoise de s'avancer dans la Marche-Ukraine; six mille Suédois, qui venaient de Treptow-sur-la-Tollense, s'approchèrent pour attaquer M. de Belling; mais il s'embusqua, il tomba sur les ennemis à l'improviste, et leur prit près de six cents hommes. Le prince de Bevern,152-b qui voyait avancer l'ennemi malgré la vigoureuse résistance de M. de Belling, lui envoya un renfort de trois bataillons; et en même temps il fut joint par M. de<153> Stutterheim et quelques troupes de l'armée du prince Henri. Fort de ces secours, Belling tenta contre un corps de Suédois posté à Re-below, et y enleva quelque monde. Le lendemain, M. d'Ehrensward, pour prendre sa revanche, marcha à Gollnow. M. de Belling, qui s'y trouvait, ayant été averti du dessein des ennemis, s'embusqua encore, fondit sur eux, les mit en confusion, et se retira à Rebelow, d'où il se porta à Kuhblank, et les Suédois, sur Friedland. Belling marcha à leur rencontre, entama la cavalerie de Sprengtporten, qui faisait l'avant-garde de ce corps, et la battit. Il tourna sur Löcknitz, d'où ce général infatigable tomba sur les Suédois retranchés à Friedland. Il n'attaqua point le retranchement, faute d'infanterie et de canon, et se contenta d'enlever une grand'garde de quarante dragons. Il semble qu'on écrit l'histoire des Amadis en parlant des prouesses de M. de Belling, qui se bat toujours, et qu'on ne trouve jamais à la même place. Il avait son infanterie à Pasewalk, et s'était posté en avant à Ferdinandshof. Les Suédois s'avancèrent sur lui. Le Prussien culbuta leur avant-garde sur leur infanterie, les força de se retirer, et engagea le lendemain un nouveau combat, où les ennemis perdirent cinq cents hommes.
Le prince de Bevern, obligé d'envoyer des convois à Colberg, retira alors les deux bataillons qu'il avait prêtés à M. de Belling. Ce général même reçut ordre de s'approcher de Berlin, qu'un corps d'Autrichiens répandu dans la Lusace paraissait menacer d'une irruption. Il partit, à la vérité; mais comme il se trouva dans la suite que ce bruit n'avait aucun fondement, il retourna contre les Suédois, où il s'attendait à cueillir de nouveaux lauriers. Cette campagne traîna jusqu'au 6 de décembre, où M. d'Ehrensward quitta Demmin et se rapprocha de Stralsund, et il ne se passa aux bords de la Peene que quelques affaires de parti peu importantes.
Aux approches du prince de Würtemberg du Mecklenbourg, M. de Belling prit les devants. Il trouva à Malchin une garnison qu'il en<154>ferma et tint bloquée jusqu'au moment où le prince de Würtemberg survint. On aurait pu prendre ce bourg l'épée à la main; mais les troupes étaient délabrées, les régiments, fondus et accablés de fatigues, et d'ailleurs, il fallait conserver son monde pour de meilleures occasions. Par ces raisons, on se contenta de canonner vivement la ville, et on l'aurait prise; mais M. d'Ehrensward, averti du danger des siens, y accourut avec toute son armée. Il retira la garnison de Malchin, et reprit la route de Stralsund. Les troupes de part et d'autre entrèrent dans leurs quartiers d'hiver, les Suédois près de Stralsund, et les Prussiens dans le duché de Mecklenbourg, aux environs de Schwerin et de Rostock.
Nous n'avons rapporté cette campagne des Suédois que pour donner une farce après une tragédie; car on ne peut s'empêcher de s'étonner comment seize mille Suédois ont été arrêtés et contraints de se retirer toutes les années sur leurs frontières par une poignée de monde qu'on leur opposait. Il semble que ce ne fût plus cette même nation si redoutable sous Charles XII; aussi était-elle bien dégénérée depuis que la forme de son gouvernement avait changé. Ses troupes faisaient la guerre sans établir de magasins, et sans caissons pour leurs vivres, obligées par conséquent de se mettre en petits corps pour subsister. Il se présentait toujours des occasions où on les pouvait battre en détail; mais ce n'était pas là le plus grand inconvénient. La racine du mal tenait, dans leur armée, à ces factions qui divisaient les généraux et les officiers, à ces haines de partis qui les animaient plus les uns contre les autres que contre les ennemis qu'ils devaient combattre. Il est à croire qu'ils ne pourront avoir des succès à la guerre que lorsqu'ils auront aboli les abus de leur forme de gouvernement.
Nous avons dit que M. de Platen était en pleine marche pour la Saxe, et il est à propos de reprendre ce qui se passa cette année dans l'armée du prince Henri. Nous avons laissé S. A. R. au camp de Meissen<155> et des Katzenhauser, le maréchal Daun à ses camps du Windberg et de Dippoldiswalda, et l'armée des cercles entre Hof et Plauen. S. A. R., qui devait observer le maréchal Daun, et le suivre au cas qu'il marchât en Silésie, s'était proposé de ne point s'éloigner des bords de l'Elbe, pour passer cette rivière en même temps que les ennemis. En attendant, pour tenir les Autrichiens en haleine, et les réduire en quelque sorte à la défensive, le prince fit harceler ou attaquer tous les détachements que le maréchal Daun avait tant soit peu éloignés de son armée. M. de Kleist, entre autres, délogea d'auprès de Freyberg les quatre régiments de dragons saxons qui faisaient mine de vouloir s'y établir. Ce général, après les avoir poursuivis vers Dippoldiswalda, profita de l'occasion pour tomber à l'improviste à Marienberg sur le corps de M. Török, qu'il contraignit de se réfugier en Bohême. M. de Seydlitz, de son côté, donna la chasse à M. de Ried, qui abandonna sa position de Kesselsdorf, et se replia en hâte sur le camp du Windberg. Les Autrichiens souffrirent tranquillement ces petites bravades, et les traitant en bagatelles, ils ne pensèrent pas même à en prendre leur revanche.
Le maréchal Daun continua de demeurer dans l'inaction jusqu'à ce que la campagne s'ouvrit en Silésie; il se borna alors à ôter toute communication directe aux deux armées prussiennes; il détacha M. de Lacy, qui passa l'Elbe et se posta au village de Döbritz, proche de Grossenhayn. Le maréchal Daun y gagna que les courriers prussiens furent obligés de prendre de plus grands détours pour rendre leurs dépêches avec sûreté. L'inconvénient qui en résultait, n'était pas de conséquence; mais il en pouvait résulter un autre plus considérable : c'était que si le maréchal Daun avait entrepris de marcher en Silésie, S. A. R., ne pouvant passer l'Elbe que plus bas, perdait au moins une marche, et aurait trouvé dès son passage M. de Lacy vis-à-vis d'elle, qui lui aurait rendu la traversée de la Lusace difficile. Le Prince supposa un autre dessein au maréchal Daun : il crut que le mouvement<156> que M. de Lacy venait de faire, avait pour but de joindre son corps avec les Russes, ou de l'employer à quelque nouvelle incursion dans la Marche électorale. Il n'était pas possible que le Prince s'opposât à tant de choses à la fois; il se contenta d'envoyer M. de Röell156-a avec une troupe de hussards à Torgau pour observer de là les mouvements de M. de Lacy et en faire son rapport. S. A. R., pour se mettre en état de prévenir les desseins de l'ennemi sur la capitale, fit cantonner une partie de ses troupes entre Strehla et Limbach, par où elle gagna une marche d'avance, en cas qu'il fallût penser à couvrir Berlin. Ces troupes, cachées au maréchal Daun, pouvaient servira faire à la dérobée des détachements dont il était bien difficile que l'ennemi fût instruit. L'occasion ne tarda pas à s'en présenter. M. de Kleefeld avec un corps des cercles s'était avancé à Penig. Le Prince envoya M. de Kleist pour l'obliger à quitter ce poste. A peine fut-il chassé, qu'il revint, pour se faire expédier la seconde fois comme la première.
Dans ces temps, le Roi était si occupé avec les Autrichiens et les Russes, qu'à peine avec toutes ses troupes pouvait-il se soutenir contre la supériorité de ses ennemis. Le prince son frère crut que M. de Belling avait besoin de secours pour s'opposer avec plus de succès aux entreprises que les Suédois pouvaient former encore. Il était le seul qui pût y faire passer des troupes, parce que jusqu'alors le maréchal Daun se tenait tranquille. Le prince fit donc partir M. de Stutterheim le cadet avec quatre bataillons pour joindre M. de Belling, et nous venons de voir l'usage qu'il fit de ces troupes. La raison principale qui détermina S. A. R. à faire ce détachement, était d'avoir des troupes à portée de défendre la capitale, si cela était nécessaire, contre les incursions de quelques petits corps, parce que<157> la garnison de Berlin ne consistait alors qu'en deux faibles bataillons de milice.
La petite guerre continua en Saxe de la part des Prussiens. M. de Kleist battit une seconde fois un corps ennemi auprès de Freyberg, et M. de Seydlitz défit un gros corps de cavalerie près de Pretzschendorf. Dans ces entrefaites, les troupes des cercles se mirent en mouvement. M. de Serbelloni, qui les commandait, s'était avancé à Ron-nebourg, et comme de là il lui aurait été facile de tourner le flanc des Prussiens, S. A. R. envoya contre lui M. de Seydlitz avec cinq bataillons et quinze escadrons. Ce général manœuvra avec tant d'art et d'habileté, il donna tant d'appréhensions à M. de Serbelloni pour l'armée qu'il commandait, que celui-ci se crut obligé de se replier sur Hof dans l'Empire.
L'armée française faisait alors quelques progrès. Le corps du comte de Lusace avait pénétré par Eimbeck dans l'électorat de Hanovre, et menaçait la ville de Wolfenbüttel; et comme la faiblesse de la garnison faisait craindre que sa défense ne fût pas vigoureuse, S. A. R. y envoya le colonel Bohlen avec quinze cents hommes. Il voulut se jeter dans la place; mais M. de Stammer, qui y commandait pour le duc, ne voulut pas le recevoir. M. de Bohlen se retira, et deux jours après, le comte de Lusace s'en rendit maître. Dès que les Saxons eurent pris Wolfenbüttel, M. de Serbelloni détacha le général Luszinzky avec six mille hommes pour les joindre; il se porta vers la Saale, et s'empara de Halle. Le Prince lui opposa M. de Seydlitz, qui, passant par Dessau et Bernbourg, se mit en devoir de disputer aux ennemis l'entrée du duché de Magdebourg. Mais le comte de Lusace avait déjà évacué Wolfenbüttel; il s'était replié en Hesse, et M. Luszinzky, sur l'armée des cercles, de sorte que M. de Seydlitz, devenant désormais inutile dans cette partie, vint rejoindre S. A. R. Les affaires étaient à peine redressées du côté de la Basse-Saxe, que le départ de M. de Buturlin de la Silésie fit appréhender qu'il ne marchât droit à<158> Berlin, de même que les Russes l'avaient fait la campagne précédente. Pour observer les mouvements de cette armée, le Prince détacha M. de Podewils avec huit cents chevaux pour Fürstenwalde; mais l'expédition de M. de Plat en sur Kobylin ne permit pas aux Russes de suivre ce projet, en cas qu'ils y pensassent réellement, et la capitale fut rassurée.
Les Autrichiens sortirent enfin de léthargie. Le maréchal Daun, qui aurait expulsé les Prussiens de la Saxe, s'il avait voulu l'entreprendre, borna ses opérations à s'étendre dans toute cette chaîne des montagnes saxonnes qui confinent à la Bohême. C'était se contenter d'un village, lorsqu'on pouvait avoir un royaume. M. de Hadik partit avec un corps considérable de Dippoldiswalda, et s'établit à Freyberg, tandis que le maréchal fit alarmer tous les postes des Prussiens sur la Triebisch, pour empêcher S. A. R. de se porter en force contre M. de Hadik. Le mouvement que les Autrichiens venaient de faire, les portait immédiatement sur le flanc droit du camp qui occupait les Katzenhäuser. Pour obvier à cet inconvénient, le prince changea la position des troupes; il fit préparer un camp retranché au Pétersberg, et en donna le commandement à M. de Seydlitz.
Les opérations des Autrichiens se terminèrent en Silésie, comme nous l'avons dit, par la prise de Schweidnitz. M. Loudon, se sentant assez fort par les troupes russes de Czernichew, qui étaient à ses ordres, renvoya en Saxe M. Campitelli avec le corps que M. O'Donnell lui avait amené de Lusace. Ce général passa le pont de Dresde le 1er novembre, d'où il fut envoyé à Freyberg pour renforcer M. de Hadik dans les montagnes. Le maréchal Daun quitta sur cela son camp du Windberg, et s'avança en force sur le front de l'armée prussienne. La journée se passa de part et d'autre à se canonner, et à quelques affaires de détail entre des corps d'infanterie des deux armées; les Prussiens repoussèrent les ennemis, qui voulaient les déposter des passages de la Triebisch qu'ils défendaient. Pendant que le<159> maréchal Daun alarmait les Prussiens, M. de Hadik s'avançait sur les bords de la Mulde, où il s'établit depuis Nossen et Döbeln jusqu'à Rosswein. Ces postes derrière la Mulde, que les Autrichiens occupaient, sont d'un très-difficile abord. Les hauteurs étaient pour eux, dans toute l'étendue du terrain, et la rivière, dont le lit est creusé dans le roc, empêche de la passer autrement que sur les ponts de pierre qui s'y trouvent à trois endroits. S. A. R., ne se trouvant pas assez en force pour entreprendre de déloger un ennemi supérieur en nombre d'une position aussi avantageuse, se borna à bien retrancher les postes que son armée occupait, afin de s'y soutenir durant l'hiver. Les Prussiens surent si bien se faire respecter des ennemis, que tous les détachements que M. de Hadik poussa au delà de la Mulde, furent repoussés ou battus.
Le Roi, s'étant flatté que la campagne des Russes en Poméranie ne serait ni longue ni dangereuse, avait destiné M. de Platen pour la Saxe. Mais les affaires ayant pris une tournure fâcheuse, comme nous l'avons dit, M. de Platen ne put joindre l'armée de S. A. R. que le 11 de janvier. A peine fut-il arrivé à Altenbourg et à Naumbourg, pour y prendre des quartiers, que l'armée des cercles s'avança sur les lieux dont il venait de prendre possession. Il leur céda le terrain qu'il ne pouvait pas défendre; en se retirant, M. de Stojentin, colonel du régiment de Jeune-Brunswic, fut attaqué par quatre mille hommes, et il se défendit si bien, qu'il gagna Meuselwitz sans avoir fait d'autre perte que celle de ses malades, qu'il ne put emporter d'Altenbourg. Les Prussiens soutinrent leur position tout l'hiver; il y eut des alertes, que le voisinage des deux armées rendit fréquentes; mais quoi qu'il arrivât, il était si important de conserver la Saxe, dans les fâcheuses conjonctures où se trouvaient alors les affaires prussiennes, que S. A. R. risqua tout pour s'y maintenir, à quoi elle réussit, moins par la force de son armée que par ses bonnes dispositions, sa constance et sa fermeté.
<160>Pour achever le tableau général de cette année, il ne nous reste plus qu'à suivre les opérations de l'armée des alliés contre celle des Français. Nous avons laissé le prince Ferdinand à Paderborn, le Prince héréditaire à Münster, M. de Soubise au Bas-Rhin, M. de Broglie à Cassel, et le comte de Lusace aux environs d'Eisenach. M. de Soubise ouvrit la campagne en se portant sur Dortmund, tandis que M. de Broglie assembla différents corps qui menaçaient la Diemel. Le prince Ferdinand laissa M. de Sporcken sur la Diemel, avec ordre de se retirer à Lippstadt, au cas que l'ennemi vînt sur lui en force, et la grande armée des alliés s'avança vers M. de Soubise. Cette armée du Bas-Rhin avait marché sur Unna. Le Prince héréditaire s'approcha de Hamm; et le prince Ferdinand, ayant des nouvelles que M. de Soubise avait poussé en avant un corps aux ordres du prince de Condé, se fit joindre par le Prince héréditaire, attaqua cette avant-garde, et la contraignit de se replier sur son armée. Le prince trouva les Français trop bien retranchés pour risquer de s'engager avec eux, et marcha sur Dortmund, pour tourner leur position. Le soir qu'il arriva au pont de Kurl, il y fut attaqué par les Français, qu'il repoussa avec perte.
La position que les alliés venaient de prendre, aurait mis M. de Soubise en peine pour ses subsistances, si M. de Broglie, qui venait à son secours, n'eût alors débouché sur la Diemel. A l'approche des Fiançais, M. de Sporcken se retira avec quelque perte; mais au lieu de se rendre à Lippstadt, comme il en avait l'ordre, il se retira sur Hameln. M. de Soubise n'eut alors rien de plus pressé que de se joindre à M. de Broglie, et leurs deux armées se rencontrèrent à Paderborn. Le prince Ferdinand se mit aux trousses de M. de Soubise; il engagea des affaires d'arrière-garde, mais qui ne furent point décisives. M. de Broglie laissa le comte de Lusace à Paderborn pour couvrir les dépôts qu'il y avait formés, et les deux armées françaises vinrent se camper à Soest. Tandis que les armées françaises et les<161> alliés étaient en mouvement, un partisan de ceux-ci, nommé Freytag, enleva entre Cassel et Warbourg trois convois de farine destinés pour les ennemis. Cette perte dérangea les Français au point qu'ils employèrent dix jours à faire avancer des subsistances, et à rétablir l'ordre dans l'administration de leurs vivres.
Le prince Ferdinand profita de cette inaction pour s'établir solidement dans son camp entre l'Asse et la Lippe; il pourvut en même temps à la sûreté de Lippstadt, en y envoyant à la tête de six bataillons M. de Wangenheim, qui bientôt après y fut joint par M. de Spörcken. Les deux maréchaux français s'avancèrent le 15 de juillet sur le prince Ferdinand. Leur armée, étendue en demi-cercle, embrassa toute la circonférence de son camp, car ils avaient leurs deux ailes sur la Lippe. M. de Broglie força d'abord le poste de Nehlen, défendu par des grenadiers anglais, et, enflé de ce succès, il fit attaquer un petit bois devant le village de Vellinghausen, occupé par la légion britannique; mais il ne put la déloger d'un poste qu'elle soutint avec fermeté et avec constance. Vers les six heures du soir, le combat parut devenir général, et il l'aurait été, si l'obscurité de la nuit ne l'eût suspendu. Le feu recommença le lendemain, dès la pointe du jour. M. de Soubise entama la partie où commandait le Prince héréditaire. Il attaqua un village, mais la vigoureuse défense d'une redoute l'arrêta. En attendant, M. de Broglie faisait des efforts, de son côté, contre le prince Ferdinand; mais ces efforts étaient mous, tellement que le prince s'aperçut, durant le combat, d'un certain flottement dans l'infanterie française, qui dénotait de l'incertitude et du découragement. Il en profita en grand général : M. de Wangenheim l'étant venu joindre alors, il sortit de son poste avec seize bataillons, chargea brusquement les troupes de M. de Broglie, les enfonça et les réduisit à prendre la fuite. Ce coup inattendu obligea les deux maréchaux à lâcher prise; ils perdirent six mille hommes,<162> au lieu que la perte des alliés ne passa pas deux mille, parce qu'ils étaient bien postés et victorieux.
Après l'action, M. de Soubise se sépara de M. de Broglie, et s'approcha de la Ruhr, tandis que son collègue tirait vers Paderborn. Le Prince héréditaire suivit M. de Soubise, et se porta au Haarstrang, pour l'empêcher de repasser la Ruhr; le prince Ferdinand suivit M. de Broglie. Cette armée française s'étendait derrière le Wéser, de Paderborn jusqu'à Hameln. Elle commençait à se fortifier à Hoxter, et y formait un amas de munitions de guerre et de bouche, ce qui fit juger que son dessein était d'assiéger Hameln; sur quoi le prince Ferdinand y détacha M. de Luckner; et comme il ne pouvait empêcher ce siége qu'en donnant à M. de Broglie quelque inquiétude ailleurs, il détacha MM. de Wangenheim et de Wutgenau, qui pénétrèrent par le pays de Waldeck, et défirent un détachement ennemi près de Stadtberg. Cette expédition obligea M. de Broglie d'affaiblir son centre. Le prince Ferdinand n'attendait que cela pour se porter, par Delbrück et Detmold, à Reilkirchen. Les Français, surpris par ce mouvement inattendu, se mirent en marche, et arrivèrent au pied des hauteurs de Reilkirchen, si célèbres par la défaite de Varus. Ils y trouvèrent les Allemands trop solidement établis pour les attaquer impunément, et ils se replièrent sur Neheim et Steinheim. M. Luckner se rendit alors dans le Solling, où il attaqua et battit, entre Göttingue et Höxter, un corps aux ordres de M. de Belsunce. Le prince Ferdinand, qui désirait d'en venir à quelque décision, ne se trouvant pas assez en force dans la position qu'il occupait, attira le Prince héréditaire à lui. Ce prince se porta à dos de l'armée française, et obligea le maréchal de Broglie de lui opposer M. de Stainville. Les Français, pour se dégager des alliés qui les entouraient, attaquèrent la petite ville de Horn, devant la droite du prince Ferdinand; quelques brigades anglaises, qui s'avancèrent pour sou<163>tenir ce poste, leur firent abandonner leur projet. M. de Broglie, découragé par les mauvais succès, et dégoûté par les obstacles qu'il rencontrait partout, renonça au siége de Hameln, et ne pensa plus qu'à déblayer ses provisions de Höxter; il y passa le Wéser sur trois ponts. Les alliés le suivirent; mais ils ne purent point avoir de prise sur lui.
La jonction du Prince héréditaire à l'armée des alliés, qui avait favorisé les affaires de la Basse-Saxe, avait nui à celles du Bas-Rhin. Sa présence y devenant nécessaire, il fut obligé d'y retourner. Par sa marche il obligea le prince de Condé à lever le siége de Hamm. Les Français se retirèrent à Münster, où ils se joignirent à M. de Sou-bise, qui bloquait cette ville. Pour dégager Münster, le Prince héréditaire investit subitement la ville de Dorsten, et s'en rendit maître avec la garnison, qui mit bas les armes. Le prince se trouvait par cette prise dans le voisinage de Wésel, d'où il empêchait l'armée française de tirer des convois. L'embarras où cette expédition mit M. de Soubise, le détermina à lever le blocus de Munster et à se retirer par Dülmen sur Halteren.
Depuis le départ du Prince héréditaire de la Basse-Saxe, M. de Broglie, se trouvant plus à son aise, s'avança sur Eimbeck et sur la Leine; sur quoi le prince Ferdinand partagea son armée : il en laissa la moitié sur le Wéser, et avec l'autre il se mit sur la Diemel, pour tomber de là sur le corps de M. de Stainville. Ce général français pénétra les desseins du prince, se retira en hâte, et se jeta dans le camp retranché qui avait été préparé auprès de Cassel. Ce coup ayant manqué par l'activité de M. de Stainville, le prince Ferdinand prit des arrangements pour s'emparer de Münden. M. de Broglie en fut si fort effrayé, qu'il y accourut avec la moitié de son armée; mais à son approche, les alliés se replièrent sur Geismar. M. de Broglie, trouvant son monde inutile auprès de Münden, envoya quelques<164> renforts à M. de Stainville, et retourna avec le reste de ses troupes à Eimbeck.
Il n'était plus à craindre que M. de Soubise pût assiéger Münster, parce que la saison était trop avancée; et comme le détachement du Prince héréditaire devenait plus utile en Basse-Saxe qu'en Westphalie, le prince Ferdinand lui envoya des ordres pour qu'il joignît son armée sur la Diemel. Aussitôt qu'il fut arrivé, les alliés s'avancèrent vers M. de Stainville, qui se retira encore; et pour la seconde fois M. de Broglie accourut à son secours avec une partie de son monde, car il avait laissé le gros de son armée dans le Solling, depuis Holzmünden jusqu'à Lauenförde. Les alliés, voyant leur projet déconcerté, entrèrent dans la principauté de Waldeck, qui pouvait leur fournir plus de subsistances que la Hesse. M. de Broglie, ayant observé que la manœuvre des alliés ne roulait que sur des diversions pour le détourner de la suite de ses desseins, voulut faire une diversion à son tour, et il envoya le comte de Lusace avec huit ou neuf mille Saxons dans le duché de Brunswic, pour assiéger Wolfenbüttel. Après que cette ville se fut rendue sans grande résistance, le comte de Lusace se tourna sur Brunswic, dont il fit l'investissement. M. Luckner, que le prince Ferdinand avait envoyé pour secourir Wolfenbüttel, arriva trop tard; mais ayant été joint peu après par le prince Frédéric de Brunswic,164-a ce jeune prince, plein d'honneur et d'une noble ambition, pour son coup d'essai força le poste que les ennemis avaient au village d'Oelper, se jeta dans Brunswic, en fit lever le siége, et hâta l'évacuation de Wolfenbüttel. Ainsi Alexandre, au sortir de l'enfance,<165> dans l'armée de son père Philippe, battit les Athéniens avec l'aile de cavalerie qu'il commandait.
Les affaires de détachement n'empêchaient point les grandes armées d'aller leur train. M. de Broglie avait fortifié le poste de Duderstadt; il avait porté M. de Stainville à Jessen; quelques brigades gardaient Eimbeck; et M. de Chabot occupait les gorges d'Eschershausen avec un détachement de dix mille hommes. Si le prince Ferdinand avait permis aux ennemis de soutenir cette position durant l'hiver, cela leur aurait donné de trop grands avantages pour la campagne prochaine. Ce fut ce qui le détermina à percer le centre du terrain que l'armée française occupait. Dans cette intention, le Prince héréditaire et mylord Granby passèrent la Leine, et se portèrent proche d'une hauteur près d'Eimbeck, nommée la Hueffe. Le prince Ferdinand passa, de son côté, le 4, le Wéser à Tündern, et s'avança sur M. de Chabot, qui eut le bonheur de lui échapper; et les ennemis furent vivement poussés de tous les côtés. M. de Broglie crut tout perdu lorsqu'il aperçut le Prince héréditaire vis-à-vis de la Hueffe; toutefois le jour se passa à se canonner réciproquement, et les Français s'étant renforcés le lendemain, il ne fut plus temps de brusquer l'affaire; ce qui occasionna le mouvement que tous les corps des alliés firent par leur droite. Les Français prirent cette marche pour une retraite; ils voulurent harceler les Allemands; mais ils furent partout repoussés et battus. Le prince Ferdinand gagna par ce revirement les hauteurs de Wangelstedt, d'où il prenait la position de la Hueffe à dos. Cela acheva de déconcerter M. de Broglie, qui, ne pouvant plus se maintenir dans cette position, fut forcé d'évacuer Eimbeck, et de se retirer en Hesse. Ce fut par cette belle manœuvre que le prince Ferdinand finit une campagne qui le couvrait de gloire, et des deux parts, les armées entrèrent dans leurs quartiers d'hiver.
Nous avons vu, par les événements de cette campagne, que le<166> prince Ferdinand de Brunswic fut le seul des alliés qui la termina sans faire de pertes. Les Prussiens furent généralement malheureux dans toutes les provinces où ils soutenaient la guerre. Le prince Henri avait perdu toutes les montagnes de la Saxe, et il était si resserré dans le terrain qui lui restait, qu'à peine en pouvait-il tirer la subsistance journalière des troupes. La supériorité des ennemis leur avait donné les moyens d'occuper les postes les plus avantageux, et on avait lieu de tout appréhender pour l'hiver et pour la campagne prochaine. Quelque mauvaise que fût la situation de S. A. R., elle n'approchait cependant pas de celle de l'armée du Roi. La perte de Schweidnitz entraînait pour elle celle des montagnes et de la moitié de la Silésie. Le Roi ne tenait plus qu'aux forteresses de Glogau, Breslau, Brieg, Neisse et Cosel; il était maître du cours de l'Oder et des principautés situées à l'autre rive, que les Russes avaient ravagées au commencement de la campagne, et d'où il n'y avait point de subsistances à tirer; il n'en pouvait point faire arriver de Pologne, à cause de quinze mille Russes, qui, ayant tiré un cordon le long des frontières, en interdisaient le passage. L'armée était obligée de défendre son front contre les Autrichiens, et ses derrières contre les Russes. La communication de Berlin avec Breslau n'était que précaire; mais ce qui achevait surtout de rendre cette situation désespérée, c'était la perte de Colberg. Rien n'empêchait plus les Russes de faire le siége de Stettin à l'ouverture du printemps, ou bien de s'emparer de Berlin et de tout l'électorat de Brandebourg. Il ne restait au Roi que trente mille hommes en Silésie. Le prince Henri n'en avait guère davantage, et les troupes qui avaient servi en Poméranie contre les Russes, étaient si ruinées, qu'à peine le pied en était-il resté. La plupart des provinces étaient envahies ou abîmées; on ne savait plus d'où tirer les recrues, d'où prendre les chevaux et les fournitures, où trouver les subsistances, ni comment faire arriver en sûreté les munitions de guerre à l'armée.
<167>Nous verrons cependant que l'État, qui paraissait perdu, ne le fut point; qu'avec de l'industrie on rétablit l'armée, et qu'un heureux événement répara toutes les pertes qu'on venait de faire : et ceci sert d'exemple combien les apparences sont trompeuses, et que, dans les grandes affaires, il n'y a que la persévérance par laquelle les hommes puissent surmonter les périls et les dangers dont ils sont menacés.
<168>CHAPITRE XV.
De l'hiver de 1761 à 1762.
Nous avons vu, par le récit de la campagne précédente, les malheurs dont la Prusse était accablée, et ceux qui la menaçaient encore; toutefois, dans le temps le plus critique, et où le sort des armes lui paraissait le plus contraire, il lui apparaissait quelques lueurs d'espérance qui lui faisaient entrevoir des ressources, quoique incertaines.
Dans le mois d'octobre, après la perte de Schweidnitz, lorsque l'armée du Roi était à Strehlen, et que les Russes assiégeaient en Poméranie la ville de Colberg et le corps du prince de Würtemberg en même temps, le Roi reçut une ambassade du kan des Tartares. L'ambassadeur était le barbier de son maître. Cela doit paraître étrange aux esprits prévenus du cérémonial des cours, et à ceux qui ne jugent des nations étrangères qu'en comparant leurs usages aux mœurs européennes; mais cela n'est point inusité chez les peuples orientaux, où la noblesse est inconnue, et où ceux-là sont censés les premiers, qui approchent le plus près de la personne du souverain. Ce barbier, ou cet ambassadeur, présenta sa lettre de créance. Le style en était d'une<169> nuance de ridicule différente du style de la chancellerie allemande. L'objet de cette mission était de proposer au Roi l'alliance du Tartare, et de lui offrir un secours de seize mille auxiliaires, moyennant un subside dont on conviendrait. Ces propositions n'étaient pas à refuser dans la situation où les affaires du Roi se trouvaient : non seulement on les accepta, mais encore, pour gagner du temps, on chargea le barbier de projets de traités d'alliance et de subsides; on l'accabla de présents pour lui et pour son maître; et on le fit accompagner à son retour par le jeune M. de Goltz,169-a pour presser l'exécution de ces engagements, et pour conduire ce corps d'auxiliaires en Hongrie, où l'on voulait s'en servir pour faire une diversion dans les États de l'Impératrice-Reine. Le sieur Boskamp, émissaire du Roi à Bagtcheh-Seraï, fut chargé en même temps d'employer tous ses soins pour disposer le Kan à faire une incursion en Russie, pour allumer la guerre de ce côté-là, parce qu'après que les premières hostilités auraient été commises, la Porte se trouverait obligée de soutenir le Kan; ce qui était le seul moyen de l'entraîner dans des mesures pour lesquelles elle avait marqué jusqu'alors tant de répugnance. Si ce projet réussissait, il dégageait la Poméranie des Russes, et préservait la Marche électorale des risques auxquels elle était exposée. A l'égard de l'irruption de ces seize mille Tartares en Hongrie, il fallait sans doute la soutenir par un corps de troupes réglées; mais cela obligeait l'Impératrice-Reine d'envoyer le double de son monde, et par conséquent elle affaiblissait nécessairement l'armée contre laquelle les Prussiens devaient combattre au printemps.
Toutes les nouvelles qu'on recevait alors de Constantinople, faisaient espérer la prompte conclusion du traité d'alliance défensive que le Roi négociait à la Porte; toutefois il y avait loin de l'espérance à la réalité. Le grand vizir, homme d'un âge avancé, n'était pas per<170>sonnellement militaire, et appréhendait de faire un métier duquel il n'avait aucune intelligence; il craignait surtout d'exposer aux hasards de la guerre sa fortune bien établie. Par cette raison, il s'était étroitement uni avec le mufti, pour contrarier ensemble dans le divan ceux dont les avis violents conseillaient la rupture avec la maison d'Autriche; et il leur représentait que la trêve avec les Impériaux n'étant pas expirée, on ne pouvait la violer sans transgresser la loi de Mahomet. Toutefois, par une suite des contradictions dont l'esprit humain est si susceptible, la Porte fit partir de gros détachements de Janissaires pour la Hongrie. Les forces qu'elle assembla à l'entour de Belgrad, montaient à cent dix mille hommes. Les pachas firent avancer ces troupes, et en formèrent un cordon le long des frontières des provinces appartenantes à l'Impératrice-Reine. C'était beaucoup pour la Porte; mais c'était peu pour la Prusse, à laquelle il fallait des secours effectifs. Comme cependant il n'y avait d'autre espoir à fonder en Europe que sur l'assistance de cette puissance, le Roi fit tenter de nouveau tous les moyens imaginables, tant à Constantinople qu'à Bagtcheh-Seraï, pour décider ces peuples à des partis et à des résolutions vigoureuses. L'hiver, à Breslau, il arriva un nouvel émissaire du Kan : c'était un pacha. Il confirma toutes les promesses que le barbier avait faites au Roi au nom de son maître; il assura que le Kan rassemblerait un corps de quarante mille hommes au printemps, comme cela se vérifia, et qu'il agirait ensuite comme le Roi le désirait. Cela n'eut point lieu. Nous verrons bientôt que les révolutions qui arrivèrent en Russie, firent une impression si étrange sur ces Orientaux, qu'elles arrêtèrent les mesures qu'ils étaient sur le point de prendre, et suspendirent tous leurs desseins. Le pacha cependant fut renvoyé avec des présents tant pour lui que pour son maître; car tout s'achète chez ces peuples. Le Tartare avait taxé ses actions et ses services : on lui payait tant pour une réponse favorable, tant pour assembler ses troupes, tant pour des ostentations, tant pour une<171> lettre qu'on lui faisait écrire au Grand Seigneur. La différence qu'il y a de l'intérêt des Orientaux à celui des autres nations, est, ce me semble, que les premiers s'abandonnent à cette infâme passion et se déshonorent sans en rougir, et que les peuples de l'Europe en affectent au moins quelque honte.
Pendant qu'on tâchait ainsi de soulever l'Orient, les affaires s'embrouillaient de plus en plus en Angleterre. La France y avait fait passer M. de Bussy pour y négocier la paix. Sa présence n'endormait pas le ministère britannique au point qu'on s'en était flatté à la cour de Versailles. Peut-être y eut-il moins d'ardeur pour les armements que la nation préparait sur mer. Néanmoins les Anglais prirent l'île et le fort de Belle-Isle pendant ces négociations; ils s'emparèrent même de Pondichéry dans les Indes orientales, où ils ruinèrent les établissements importants que la compagnie française y possédait. La négociation de M. de Bussy n'avançait guère à Londres. M. de Choiseul, pour leurrer les Anglais, donnait à M. Stanley les espérances les plus flatteuses, qui étaient aussitôt démenties par les explications que M. de Bussy savait leur donner.
Cette escarmouche politique dura jusque vers la fin de l'année 1761, que les conférences furent reprises avec plus de chaleur. La France, dont l'intention était de duper l'Angleterre, commençait à s'apercevoir qu'elle ne réussirait pas; elle voulait ne rien perdre, et faire une paix plus avantageuse que le sort de la guerre ne lui permettait de l'espérer; et comme l'artifice de la négociation n'était pas suffisant pour mener les choses à ce point, elle jeta les yeux sur l'Espagne, que M. de Choiseul eut l'adresse d'engager dans ses intérêts. Cette alliance pouvait en imposer aux Anglais, ou, supposé qu'elle ne fît pas cet effet, l'assistance de cette couronne servait toujours à pousser la guerre avec plus de vigueur et de succès.
Le moyen dont M. de Choiseul se servit pour disposer le roi d'Espagne à embrasser les intérêts de la France, ne réussirait pas partout<172> également. C'était le projet de ce fameux pacte de famille, qui, loin d'unir ces couronnes, devait au contraire aliéner à jamais l'esprit des Espagnols de tout traité avec la France. Nous nous contenterons d'en rapporter les points principaux. Il y est dit : « que les deux branches de la maison de Bourbon seront désormais regardées comme la même; que les sujets des deux couronnes jouiront réciproquement des mêmes avantages; qu'en tout temps on fera cause commune; en conséquence de quoi le roi d'Espagne déclarera la guerre à l'Angleterre, si cette puissance refuse de lui faire raison sur de certains griefs, comme sont la coupe du bois de Campêche et quelques pirateries commises par les armateurs anglais; que l'Espagne, en même temps, attaquera le roi de Portugal; et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, que les deux branches de la maison de Bourbon étant considérées comme la même maison, leurs conquêtes et leurs pertes seront communes, de sorte que les avantages de l'une compenseront les pertes de l'autre. »
A quoi se réduisait donc le sens de ce traité? N'aurait-il pas autant valu que la France eût dit aux Espagnols : « Vous ferez la guerre, parce que cela convient à mes intérêts : j'ai fait des pertes considérables contre les Anglais; mais comme il y a apparence que vous ferez des conquêtes sur eux, et que vous prendrez le Portugal, vous rendrez tous ces pays que vous prendrez, à leurs possesseurs, pour obliger les Anglais à nous restituer les provinces qu'ils ont envahies sur nous, et que nous ne pouvons plus leur arracher? » Encore, pourquoi attaquer le roi de Portugal, qui n'avait offensé personne, sur le royaume duquel ni l'Espagne ni la France n'avaient des droits? C'était le commerce lucratif que l'Angleterre faisait en Portugal, que la France voulait ruiner. D'ailleurs, elle était persuadée que les Anglais auraient rendu la meilleure partie de leurs conquêtes pour faire restituer ce royaume au roi de Portugal. Mais est-ce une raison pour attaquer un souverain qui n'en donne aucune raison légitime? O droit public,<173> que ton étude est vaine et inutile! Ce traité, enfin, tout bizarre qu'il était, fut signé par les deux couronnes.
Les Français en tirèrent incontinent parti, et M. de Bussy eut ordre de demander, au nom du roi d'Espagne, la restitution de quelques vaisseaux que les Anglais avaient enlevés à cette couronne, et surtout qu'ils renonçassent à la coupe du bois de Campêche. Cette proposition fut comme la pomme de discorde qui divisa et brouilla tout le ministère britannique. Deux hommes se trouvaient à la tête de ce gouvernement, différents de caractère et opposés en tout. L'un était Pitt : une âme élevée, un esprit capable de grands projets, de la fermeté dans l'exécution, un attachement inflexible à ses opinions, parce qu'il les croyait avantageuses à sa patrie, qu'il aimait, faisaient son caractère. L'autre, c'était Bute; il avait été gouverneur du Roi, et le gouvernait encore. Plus ambitieux qu'habile, il voulait dominer à l'ombre de l'autorité souveraine. Il avait pour principe que la trame de l'honneur devait être d'une tissure grossière pour tout homme d'État. Il crut qu'en procurant la paix à tout prix à sa nation, il en deviendrait l'idole : il se trompa, et le peuple l'eut en exécration. Ces deux Anglais envisagèrent la proposition de l'Espagne avec des yeux tout différents. Pitt, convaincu que l'Espagne voulait la guerre, et que par conséquent la rupture était inévitable, voulait qu'on prît cette puissance au dépourvu, parce qu'elle n'avait pas achevé de faire ses préparatifs; et il opinait pour qu'on lui fît la guerre, parce que c'était le cas de se battre, et non pas de négocier. Bute, craignant que ces nouveaux ennemis ne rendissent la paix plus difficile à conclure, représenta qu'en suivant les avis de son adversaire, on engagerait le gouvernement de plus belle dans des dépenses exorbitantes et dans de nouveaux risques, dont on ne pouvait point prévoir la fin; que s'il condamnait le sentiment du sieur Pitt, c'était surtout parce que, dans les conjonctures où l'Angleterre se trouvait, il était plus facile de négocier à Madrid que de trouver à Londres de nouveaux<174> fonds pour la guerre. L'avis de M. Bute prévalut dans le conseil du Roi sur celui de son antagoniste. M. Pitt en ressentit un chagrin si vif, que, plein d'indignation, il se démit de ses charges. Son exemple fut suivi peu après par les ducs de Newcastle et de Devonshire, qui renoncèrent également à leurs emplois. M. Bute profita de leurs dépouilles : il prit la place du conseil qu'il voulut, et il forma une nouvelle administration, composée des lords Halifax, Egremont et Grenville, qui fut nommée le triumvirat; mais Bute en était l'âme.
Peu après, les événements prouvèrent que M. Pitt avait jugé des intentions de l'Espagne en homme d'État; car M. Bute perdit son temps à négocier, et il fallut avoir recours aux armes. Les Anglais furent obligés d'assister le roi de Portugal de leurs troupes, et les avantages que leurs flottes remportèrent sur mer, furent encore dus au sieur Pitt, qui avait fait les projets de ces expéditions durant son ministère. A peine M. de Bute fut-il en place, que la froideur qui commençait à régner entre la Prusse et l'Angleterre, s'accrut considérablement. Le sieur Bute refusa les subsides que la nation avait payés jusqu'alors au Roi; il se flattait par là de réduire ce prince, par nécessité, à consentir aux propositions de paix que le ministère britannique jugerait à propos de lui prescrire. Cet Anglais croyait que l'argent fait tout, et qu'il n'y avait d'argent qu'en Angleterre. Mais qu'on voie à quoi tiennent les affaires du monde et les projets des hommes. L'impératrice de Russie meurt; sa mort trompe tous les politiques de l'Europe, et renverse tant de plans et de desseins arrangés avec tant de soin et laborieusement combinés. Cette princesse, dont la santé avait été chancelante les dernières années, fut subitement emportée par un crachement de sang, le 5 de janvier 1762. Par sa mort, le trône était dévolu au grand-duc son neveu, qui s'y plaça et régna sous le nom de Pierre III.
Le Roi avait cultivé l'amitié de ce prince dans le temps où il n'était encore que duc de Holstein, et, par une sensibilité rare parmi les<175> hommes, plus rare encore chez les souverains, il en avait conservé un cœur reconnaissant; il en avait même donné des marques dans cette guerre, car ce fut lui qui contribua le plus à la retraite du maréchal Apraxin en l'année 1757, lorsqu'après avoir battu le maréchal Lehwaldt, il se replia en Pologne. Durant tous ces troubles, ce prince s'était même abstenu d'aller au conseil, où il avait place, pour ne point participer aux mesures que l'Impératrice prenait contre la Prusse, et qu'il désapprouvait. Le Roi lui écrivit une lettre de félicitation sur son avénement au trône, dans laquelle il lui témoigna sans déguisement l'envie qu'il avait de vivre en bonne harmonie avec lui, et l'estime qu'il conserverait toujours pour sa personne.
M. Keith, ministre d'Angleterre à la cour de Russie, ne tarda pas à informer le Roi des espérances qu'il pouvait fonder sur les bonnes intentions du nouveau monarque. Peu après, M. Gudowitsch, favori de l'Empereur, fut envoyé en Allemagne sous prétexte de complimenter son beau-frère le prince de Zerbst; mais ses instructions secrètes lui prescrivaient de prendre, à son retour, par Breslau, où le Roi avait son quartier, pour l'assurer des sentiments d'estime et d'amitié de l'Empereur. L'occasion était trop belle pour la laisser échapper. Le Roi s'ouvrit cordialement à M. Gudowitsch : il lui déduisit sans peine qu'il n'y avait aucun sujet réel de guerre entre les deux États, que les troubles présents n'étaient qu'une suite des artifices de la cour de Vienne, qui ne travaillait que pour ses intérêts, et que rien n'était plus aisé que de rétablir la bonne intelligence entre les deux cours par une paix solide; en même temps il ajouta, comme par manière d'acquit, qu'il se promettait de l'équité de l'Empereur qu'il n'exigerait pour la paix aucunes conditions contraires à la gloire d'un souverain, auxquelles le Roi ne pourrait jamais souscrire. Toutefois, comme la conjoncture était favorable pour sonder quel parti on pourrait tirer des bonnes dispositions de l'Empereur, le Roi dit, comme si cela lui échappait, que, bien loin de conserver le moindre ressenti<176>ment de ce qui s'était passé, il ne désirait rien avec plus d'empressement que de former avec l'Empereur les liens de la plus parfaite union. Cette déclaration fut accompagnée d'une lettre pour l'Empereur, conçue à peu près dans les mêmes termes, afin que ce prince ajoutât d'autant plus de foi au rapport que M. Gudowitsch lui ferait des sentiments du Roi pour lui. A peine M. Gudowitsch fut-il parti pour Pétersbourg, que M. de Goltz176-a le suivit en qualité d'envoyé extraordinaire, pour complimenter l'Empereur sur son avénement au trône, mais surtout pour presser la négociation de la paix, et en hâter la conclusion avant l'ouverture de la campagne.
On n'était cependant pas sans appréhensions; car sur quel fondement pouvait-on supposer que la négociation de Pétersbourg prendrait une bonne tournure? Les cours de Vienne et de Versailles avaient garanti le royaume de Prusse à la défunte Impératrice; les Russes en étaient en paisible possession; un jeune prince parvenu au trône renoncera-t-il de lui-même à une conquête qui lui est garantie par ses alliés? L'intérêt, ou la gloire qu'une acquisition répand sur le commencement d'un règne, ne le retiendront-ils pas? pour qui, pourquoi, par quel motif y renoncera-t-il? Toutes ces questions difficiles à résoudre remplissaient les esprits d'incertitude sur l'avenir.
L'événement tourna mieux qu'on ne pouvait l'espérer; tant il est difficile de démêler les causes secondes, et de connaître les différents ressorts qui déterminent la volonté des hommes. Il se trouva que Pierre III avait le cœur excellent, et des sentiments plus nobles et plus relevés qu'on ne les trouve d'ordinaire chez les souverains. Il<177> se prêta à tous les désirs du Roi; il alla même au delà de ce qu'on pomait attendre. De son propre mouvement il rappela de l'armée autrichienne M. de Czernichew177-a avec son corps; il n'exigea du Roi aucune cession, quoiqu'il fût autorisé à le faire, sans qu'on pût y trouver à redire; il hâta la négociation de la paix, et ne demanda pour tout retour que l'amitié et l'alliance du Roi. Un procédé aussi noble, aussi généreux, aussi peu commun, non seulement doit être transmis à la postérité, mais devrait être gravé en lettres d'or dans les cabinets de tous les rois.
Les vues de l'Empereur se portèrent alors particulièrement sur le Danemark. Il ressentait les torts que ces rois avaient faits à ses ancêtres; il avait, outre cela, des injustices personnelles à venger, car du vivant de l'impératrice Élisabeth, les Danois avaient à plusieurs reprises tenté de le dépouiller de la partie du Holstein qu'il possédait encore, à quoi il s'était toujours opposé avec fermeté. L'esprit aigri par tant d'offenses, il méditait d'en tirer une vengeance éclatante; et s'il terminait la guerre contre la Prusse, ce n'était que pour la recommencer avec d'autant plus de vivacité contre le Danemark.
Le Roi n'agissait point avec l'Empereur comme de souverain à souverain, mais avec cette cordialité que l'amitié exige, et qui en fait la plus grande douceur. Les vertus de Pierre III faisaient une exception aux règles de la politique : il en fallait bien faire de même pour lui. Le Roi tâchait de le prévenir dans tout ce qui pouvait lui être agréable; et comme il parut désirer de revoir le comte de Schwerin,177-b<178> aide de camp du Roi, qui, ayant été fait prisonnier par les Russes à la bataille de Zorndorf, avait eu le bonheur de mériter ses bonnes grâces à Pétersbourg, le comte de Schwerin entreprit incontinent ce voyage, et ne contribua pas peu, pendant son séjour, à la signature des traités de paix et d'alliance.
Le sieur Bute, qui, par mépris pour les autres nations, ignorait ce qui se passait en Europe et encore plus la façon de penser du nouvel empereur de Russie, rempli des idées de la paix générale qu'il voulait faire à toute force, chargea le prince Galizin, ministre de Russie à Londres, de marquer à sa cour que, quelque cession que l'Empereur exigeât de la Prusse, l'Angleterre se faisait fort de la lui faire obtenir, pourvu qu'il ne se hâtât pas de prendre un parti précipité, et qu'il continuât encore de tenir le roi de Prusse en échec, en laissant le corps de M. de Czernichew auprès des Autrichiens. L'Empereur, indigné de telles propositions, y répondit comme un ministre prussien l'aurait pu faire. Il envoya la copie de la dépêche du prince Galizin au Roi, pour lui découvrir à quel point l'Angleterre le trahissait. Ce ne fut pas la seule perfidie que ce ministre anglais fit au Roi.
Si nous ménageons peu les termes, c'est que des actions infâmes doivent être peintes dans l'histoire avec les traits difformes et affreux qui leur conviennent, ne fût-ce que pour en inspirer l'horreur à la postérité. On sait qu'un usage pernicieux a introduit dans la politique de certaines fourberies autorisées par une pratique commune : à la bonne heure, qu'on adoucisse les termes en les rapportant. Mais manquer de foi à son allié, mais tramer des complots contre lui, qu'à peine ses ennemis pourraient former, mais travailler avec ardeur à sa perte, le trahir, le vendre, l'assassiner, pour ainsi dire, de pareils at<179>tentats, des actions aussi noires, aussi abominables, doivent être rendues dans toute leur atrocité, pour épouvanter, par le jugement que la postérité en portera, tous ceux qui seraient capables d'en commettre de pareilles.
Bute, dont nous avons parlé, non content de vouloir embrouiller les affaires de la Prusse à Pétersbourg, négociait en même temps à la cour de Vienne. Il voulait à l'insu du Roi faire sa paix avec la maison d'Autriche. Libéral des provinces prussiennes, peu scrupuleux de sacrifier les intérêts du Roi, il offrait ses dépouilles à l'Impératrice-Reine, comme s'il était le maître d'en disposer. Dans cette occasion, le hasard servit encore mieux le Roi que n'auraient pu faire les plus fines intrigues. Le comte Kaunitz prit ces ouvertures de travers; il soupçonna que le dessein de l'Angleterre était de commettre la cour de Vienne avec celle de Versailles, et il répondit au sieur Bute avec toute la hauteur et toute la morgue d'un ministre autrichien; il rejeta avec dédain et avec un mépris insultant des propositions qu'il jugeait être captieuses, en ajoutant que l'Impératrice-Reine était assez puissante pour se faire raison de ses prétentions, et qu'il était contre sa dignité d'accepter une paix, quelle qu'elle pût être, dont l'Angleterre se rendrait la médiatrice. Ainsi avorta ce projet, à la honte de celui qui l'avait formé.
Malgré tant d'événements heureux et de trames découvertes, le Roi n'était cependant pas exempt d'inquiétudes. Les lettres de Pétersbourg faisaient trembler pour la personne de l'Empereur; elles annonçaient toutes un germe de conspiration qui était prêt à éclore. Les personnes qu'on soupçonnait de ce complot, en étaient les moins coupables. Les véritables auteurs tramaient dans le silence, et se dérobaient avec soin à la connaissance du public. A peine l'Empereur parvint-il au trône, qu'il fit des innovations continuelles dans l'intérieur de ses États; il s'appropria les terres du clergé, selon le projet que Pierre Ier en avait fait; mais il s'en fallait bien que Pierre III fût<180> aussi affermi, et aussi respecté de cette nation. Le clergé était d'autant plus puissant dans cet empire, que les peuples abrutis y croupissaient dans la plus profonde ignorance. Attaquer ces archimandrites et ces popes, c'était se faire des ennemis irréconciliables, parce que tout prêtre est attaché à ses revenus plus qu'aux opinions qu'il annonce. L'Empereur aurait sans doute pu attendre pour faire cette réforme, et encore aurait-il fallu y toucher d'une main délicate. Outre cette affaire, qui faisait crier, on lui reprochait encore de tenir les gardes Ismaïloff et Preobrashenskii sous une discipline trop rigoureuse, et de vouloir faire la guerre au Danemark, ce qui répugnait d'autant plus aux Russes, qu'ils disaient ouvertement que leur nation n'y était point intéressée. Des personnes malintentionnées répandaient ces griefs dans le public, pour rendre odieuse la personne de l'Empereur. L'amitié, la reconnaissance, l'estime que le Roi avait pour les excellentes qualités de ce prince, le portèrent à lui écrire et à entamer cette matière scabreuse. Il y avait à ménager l'extrême délicatesse que tous les souverains ont de vouloir qu'on croie leur autorité affermie; et il fallait s'expliquer avec une réserve infinie au sujet de ce qui touchait les Danois. Pour le dissuader d'entreprendre d'abord la guerre contre le Danemark, le Roi lui détaillait toutes les raisons pour en renvoyer l'exécution à l'année prochaine; il insistait, sur toutes choses, sur ce qu'avant que l'Empereur sortît de ses États et s'engageât dans une guerre étrangère, il devait se faire couronner à Moscou, pour rendre par son sacre sa personne d'autant plus inviolable aux yeux de sa nation, à plus forte raison parce que ses prédécesseurs avaient tous religieusement observé cette cérémonie. Il faisait ensuite mention des révolutions arrivées en Russie durant l'absence de Pierre Ier; mais il ne faisait que glisser sur cette matière, et il finissait en conjurant l'Empereur, d'une manière affectueuse, de ne point négliger des précautions essentielles pour la sûreté de sa personne, en lui protestant que l'intérêt sincère qu'il prenait à sa conservation,<181> était le seul motif qui lui avait fait prendre la plume. Cette lettre fit peu d'impression sur l'Empereur; il y répondit en propres termes : « Ma gloire exige que je tire raison des outrages que les Danois ont faits à ma personne, surtout à mes ancêtres. Il ne sera pas dit que les Russes font une guerre pour mes intérêts où je ne me trouve pas à leur tête; d'ailleurs, la cérémonie de mon couronnement exige une trop grande dépense; cet argent sera mieux employé contre les Danois. A l'égard de l'intérêt que vous prenez à ma conservation, je vous prie de ne vous en point inquiéter : les soldats m'appellent leur père; ils disent qu'ils aiment mieux être gouvernés par un homme que par une femme; je me promène seul, à pied, dans les rues de Pétersbourg; si quelqu'un me voulait du mal, il y a longtemps qu'il aurait exécuté son dessein; mais je fais du bien à tout le monde, et je me confie uniquement à la garde de Dieu; avec cela je n'ai rien à craindre. » Cette réponse n'empêcha pas que le Roi ne continuât à travailler pour éclairer ce prince sur les dangers qui le menaçaient. MM. de Goltz et de Schwerin eurent ordre de mettre cette matière sur le tapis dans des conversations familières qu'ils avaient avec ce monarque; mais ce fut en pure perte qu'on lui dit que dans un pays où régnaient des mœurs aussi féroces qu'en Russie, un souverain ne pouvait prendre assez de précautions pour la sûreté de sa personne. « Écoutez, répondit-il enfin, si vous êtes de mes amis, ne touchez plus cette matière, qui m'est odieuse. » Il fallut alors garder le silence, et abandonner ce pauvre prince à la sécurité qui le perdit.
Les dieux pour perdre Troie aveuglèrent nos jeux.Virgile,Énéide
, livre II.Ces choses n'empêchèrent pas que les négociations pour la paix et pour l'alliance n'allassent grand train. Dès le commencement de juin, l'Empereur envoya au Roi le comte de Schwerin avec le traité de paix et d'alliance signé, et avec un ordre au comte de Czernichew,<182> qui était à Thorn, de se mettre incessamment en marche pour joindre l'armée du Roi et faire conjointement avec elle la guerre aux Autrichiens. Les Suédois, qui se trouvaient, après ce revirement de système, abandonnés de leur plus puissant appui, furent obligés de faire la paix, de crainte du mal qui leur en pouvait arriver, s'ils tardaient davantage. Le Roi reçut une lettre d'apparat de la reine sa sœur, dictée par le sénat de Stockholm. Il y répondit dans le sens que la Reine pouvait le désirer, en lui témoignant le plaisir qu'il ressentait de voir se terminer une guerre entre de si proches parents; que, par amitié pour la reine sa sœur, il voulait bien oublier les procédés irréguliers et étranges de la nation suédoise, sans en conserver de ressentiment; que s'il faisait la paix, c'était uniquement pour elle, à condition toutefois que les choses seraient remises exactement sur le pied où elles avaient été avant le commencement de ces troubles. Comme la crainte pressait les Suédois à conclure cette négociation, elle fut. promptement terminée. Les plénipotentiaires des deux cours s'assemblèrent à Hambourg, et ils signèrent les préliminaires avant la fin du mois de juin.182-a
D'autre part, l'empereur de Russie poussait vivement son projet contre le Danemark. Il avait à la vérité résolu cette guerre; mais pour mettre dans cette rupture toutes les formalités de la justice, enfin pour qu'il parût que l'obstination des Danois l'avait forcé de rompre avec eux, il proposa l'assemblée d'un congrès à Berlin, où les ministres des deux partis devaient tâcher d'accommoder leurs différends sous la médiation prussienne. M. de Saldern, plénipotentiaire de l'Empereur, était chargé de demander aux Danois la restitution de tout le Holstein, qui avait anciennement appartenu aux ancêtres de Sa Majesté Impériale. Ce prince était bien persuadé que les Danois ne consentiraient jamais à des conditions aussi honteuses, et c'était le prétexte dont il voulait se servir pour se déclarer contre eux. Soixante<183> mille Russes, qui devaient être joints par six mille Prussiens, étaient destinés pour cette expédition.
Le roi de Danemark, qui voyait cet orage s'amasser et prêt à fondre sur lui, avait donné le commandement de ses troupes à un officier de réputation : c'était M. de Saint-Germain. Il venait de quitter le service de France, pour quelque mécontentement que le maréchal de Broglie lui avait donné. M. de Saint-Germain se trouvait alors à la tête d'une armée indisciplinée, qui manquait d'officiers généraux capables de commander, d'ingénieurs, d'artilleurs, de train de vivres, en un mot, de tout. Il suppléa lui seul à ce qui lui manquait. Comme la caisse de guerre était mal pourvue, il rançonna la ville de Hambourg, qui lui fournit les sommes dont il avait besoin. Les ministres danois excusèrent cet étrange procédé sur la nécessité, qui n'a point de loi. M. de Saint-Germain s'approcha ensuite de Lübeck, dont il comptait s'emparer aussitôt que la guerre serait déclarée; et pour en éloigner le théâtre des frontières de son maître, il s'avança dans le Mecklenbourg avec une partie de ses troupes, et se campa, entre des marais et des étangs, dans un emplacement avantageux où probablement il aurait pu disputer aux Russes quelque temps l'entrée du Hol-stein. Nous l'abandonnerons au milieu de ses préparatifs, dont il serait superflu de faire un plus long détail, parce que cette guerre, que le Danemark craignait avec tant de raison, n'eut pas lieu, et qu'une nouvelle révolution fit tout changer à Pétersbourg.
De toutes les puissances de l'Europe, la plus consternée des événements arrivés en Russie fut la cour de Vienne. Jamais l'Impératrice-Reine n'avait porté ses espérances plus haut qu'à la fin de la dernière campagne. Tout lui présageait la subversion de la Prusse, la conquête de la Silésie, et l'accomplissement de tous ses projets. Sa persuasion était si forte, et sa sécurité, si entière, que croyant pouvoir finir la guerre en se passant d'une partie de ses troupes, elle fit une épargne déplacée en ordonnant une réforme de vingt mille hommes. Alors<184> mourut l'impératrice de Russie; peu après, le corps de M. de Czernichew quitta l'armée de Loudon pour se retirer en Pologne. La cour de Vienne voulut alors, mais trop tard, rassembler de nouveau ces vingt mille hommes qu'elle avait réformés; mais ils s'étaient dispersés dans le monde, et le temps ne permettait point de les remplacer. Sur cela survint la nouvelle de la paix conclue entre la Prusse et la Russie; bientôt, celle du traité d'alliance signé entre ces deux couronnes; enfin, celle de la jonction du corps de Czernichew à l'année du Roi. Pour comble de disgrâce, une maladie épidémique faisait de grands ravages dans l'armée de Loudon. C'était une espèce de lèpre, dont les progrès étaient si rapides, qu'ils éclaircissaient son camp, et peuplaient ses hôpitaux.
Pour peu qu'on résume ceci, on trouve, de compte fait, vingt mille hommes de congédiés des Autrichiens, et vingt mille Russes de moins, qui font quarante mille hommes; et ces vingt mille Russes de plus à l'armée du Roi font entre les deux armées une différence de soixante mille hommes en faveur des Prussiens. Si le Roi avait gagné de suite trois batailles rangées, elles ne lui auraient pas procuré un plus grand avantage.
La mort de l'impératrice de Russie, et les combinaisons nouvelles de politique qu'elle produisit en Europe, firent une impression toute différente sur la Porte. Tant de promptes révolutions, ces haines si vives entre les États, qui se changeaient subitement en des liaisons étroites entre les souverains, tout cela parut inconcevable à la politique orientale, et remplit les Turcs d'étonnement et de méfiance. Il faut avouer qu'ils en avaient quelque lieu; car ils avaient été importunés par les pressantes sollicitations du ministre prussien pour les porter à la rupture avec la Russie, et tout d'un coup ce ministre, changeant de langage, leur offrait les bons offices du Roi son maître pour aplanir certains différends qu'ils avaient pour leurs limites avec la cour de Pétersbourg, et ce ministre n'insistait plus que pour les<185> animer à rompre la trêve qui durait encore avec l'Impératrice-Reine. Cela donnait lieu aux Turcs de raisonner ainsi : Certainement, ces Prussiens sont la nation la plus inconstante et la plus légère de l'univers : tantôt ils voulaient nous brouiller avec la Russie, aujourd'hui ils veulent nous raccommoder avec elle; et s'ils nous incitent à présent à déclarer la guerre à la reine de Hongrie, qui nous répondra que dans six mois ils ne seront pas en alliance avec elle, de même qu'ils le sont à présent avec les Russes? Gardons-nous d'entrer trop promptement dans les mesures qu'ils nous proposent, ou notre facilité nous rendra le jouet de leur inconséquence et la risée des nations européennes.
Leurs réflexions ne s'en tenaient pas là; et comme ils avaient d'ailleurs conçu quelque ombrage de l'alliance que le Roi venait de faire avec la Russie, pour dissiper ces soupçons, Sa Majesté, par l'interposition de ses bons offices, parvint à terminer les différends qu'il y avait entre le kan de la Crimée et les Russes au sujet du fort Sainte-Anne; elle porta de plus l'empereur Pierre III à faire déclarer par son ministre à Constantinople qu'il ne se mêlerait en aucune manière des discussions que la Porte pourrait avoir avec la maison d'Autriche, et qu'au cas que les Turcs lui fissent la guerre, l'Impératrice-Reine n'aurait aucun secours à attendre de sa part. Cette déclaration formelle fit une grande impression sur les Turcs; elle ébranla même le Grand Seigneur, qui, selon toutes les apparences, aurait pris un parti décisif, si de nouvelles révolutions, que nous rapporterons en leur lieu, n'eussent renouvelé ses incertitudes et réveillé ses méfiances.
En rapprochant tous les événements que nous venons de rapporter, ils nous représentent la Prusse aux abois à la fin de la dernière campagne, qui, perdue au jugement de tous les politiques, se relève par la mort d'une femme, et se soutient par le secours de la puissance qui avait été la plus animée à sa perte. Ce fut ainsi que madame Masham, par ses intrigues contre mylady Marlborough, sauva la<186> France dans la guerre de succession. A quoi tiennent les choses humaines! Les plus vils ressorts influent sur le destin des empires, et le changent. Tels sont les jeux du hasard, qui, se riant de la vaine prudence des mortels, relève les espérances des uns pour renverser celles des autres.
<187>CHAPITRE XVI.
Campagne de 1762.
La campagne précédente, comme nous l'avons rapporté, avait été généralement funeste aux armes prussiennes. Le prince Henri avait perdu les montagnes de la Saxe, le prince de Würtemberg, la ville de Colberg, et le Roi, celle de Schweidnitz. La position des troupes prussiennes en Silésie était précaire : un mauvais retranchement, qui pouvait contenir douze bataillons, au faubourg de Breslau, faisait leur principale défense. Deux postes d'avertissement les garantissaient contre les surprises de l'ennemi : l'un, Canth, où M. de Dalwig187-a avait le commandement; l'autre, Rothensirben, aux ordres de M. de Prittwitz. M. de Wied occupait les environs de Grottkau, d'où il avait détaché M. de Möhring à Strehlen. M. de Möhring faisait ses reconnaissances vers Frankenstein, M. de Prittwitz, vers Reichenbach, et M. de Dalwig, du côté de la montagne de Zobten et du Pitschenberg. Glogau était couvert par six bataillons, que M. de Zeuner<188> commandait; et pour M. de Thadden, il occupait Guben, et formait, avec la cavalerie de M. de Schmettau, un cordon jusqu'à Lubben, par où il garantissait la communication de Berlin, d'où l'armée tirait ses approvisionnements. Du côté des Autrichiens, le cordon commençait à Jagerndorf, d'où il tirait sur Neustadt, Weidenau, Johannesberg, Wartha, Silberberg, Bögendorf, la montagne de Zobten, Striegau et Hohenfriedeberg. Le gros de leur infanterie cantonnait dans les montagnes, et les Russes avaient leurs quartiers dans le comté de Glatz. Il y eut quelques expéditions de partis durant l'hiver, mais qui ne furent d'aucune conséquence. Le colonel Alton, qui passait l'hiver à Reichenbach, voulut surprendre le quartier de M. de Prittwitz à Rothensirben. Prittwitz en eut vent; il s'embusqua avec sa troupe sur le chemin par lequel l'Autrichien devait passer, le battit, et lui enleva cent hommes.
La révolution arrivée en Russie et les bonnes dispositions de Pierre III pour les Prussiens donnèrent lieu à la séparation du corps de Czernichew de l'armée impériale. M. de Czernichew quitta le comté de Glatz, passa l'Oder à Auras, et retourna en Pologne. Cette révolution donna lieu également à la paix qui se négociait avec les Suédois; et comme dès lors on en prévoyait l'heureuse issue, le Roi se trouvait par là le maître de disposer de toutes les troupes qu'il avait employées contre cette couronne. M. de Belling avec vingt escadrons, et M. de Billerbeck avec six bataillons, furent destinés à renforcer l'armée de Saxe. Le prince de Bevern, le prince de Würtemberg et M. de Werner reçurent ordre de joindre l'armée de Silésie aussitôt que les conjonctures leur permettraient de quitter la Poméranie.
Le Roi se proposait d'ouvrir cette campagne par une diversion qu'il prétendait faire en Hongrie. Selon ce projet, M. de Werner devait joindre les Tartares du côté de Bude, et soutenir les incursions qu'ils auraient faites tant dans ces environs qu'en Autriche même; ce qui faciliterait les opérations du Roi en Silésie, où il fallait reprendre<189> Schweidnitz, et, après avoir terminé ce siége, renforcer l'armée de S. A. R. le prince Henri, pour qu'elle pût tenter tous les moyens pour reprendre Dresde. Mais ces projets furent changés depuis, à cause du traité d'alliance qui se conclut avec la Russie.
On pensa, dès le 15 de mars, à rapprocher les divers corps qui devaient composer l'armée : pour cet effet, M. de Schenckendorff quitta la Saxe, et releva MM. de Schmettau et de Thadden à Guben; il fut suivi par le corps de Platen, qui alors se trouvait aux ordres de M. de Krockow. Tous ces détachements arrivèrent successivement à Breslau, savoir : MM. de Schmettau, de Thadden, de Zeuner, le 15 d'avril; M. de Krockow avec vingt-cinq bataillons et trente-cinq escadrons, le 6 de mai; et M. de Lossow,189-a qui avait couvert la Haute-Silésie contre les Cosaques, releva avec ses hussards et Bosniaques M. de Dalwig à Canth; le prince de Würtemberg joignit l'armée le 12 de mai avec cinq bataillons et six escadrons.
Il paraîtra surprenant sans doute que les Autrichiens aient souffert avec tant de flegme et de sang-froid la jonction de tous ces corps prussiens, sans y apporter le moindre obstacle; mais leur consternation et leur découragement étaient prodigieux, tant à cause de la défection des Russes, sur lesquels ils avaient beaucoup compté, que de la réduction de leurs troupes, que la cour de Vienne avait faite si fort à contre-temps durant l'hiver. Outre cela, une espèce de lèpre, qui régnait dans leur armée, mettait la moitié de leurs régiments hors de combat. Les officiers, en leur particulier, regardaient les affaires comme perdues; d'ailleurs, le commandement de l'armée de Silésie avait été conféré au maréchal Daun, et M. de Loudon, se trouvant sur le point de lui remettre l'armée, ne témoignait pas d'empressement<190> de travailler pour son successeur, ni de risquer sa réputation pour un homme qu'il détestait dans le fond du cœur. Si l'on considère ces différentes raisons avec attention, on trouvera moins surprenant que le Roi ait rassemblé ses forces divisées avec aussi peu d'opposition de la part des ennemis.
Pendant que l'armée se rassemblait aux environs de Breslau, l'empereur de Russie manda au Roi qu'il avait donné ordre à M. de Czernichew de quitter Thorn, et de venir se joindre en Silésie aux troupes prussiennes. Cet heureux événement, qui influait si fort dans les projets pour la campagne, donna lieu de les changer en partie. Il fut résolu qu'on assemblerait un gros corps à Cosel, soit pour se joindre en Hongrie aux Tartares, au cas qu'ils y vinssent encore, soit pour inquiéter les frontières de la Moravie, et obliger le maréchal Daun d'y envoyer de gros détachements. C'était là le point essentiel pour le but qu'on se proposait, parce que, avec quatre-vingt mille hommes, le maréchal Daun pouvait si exactement garnir ses montagnes et le poste de Kunzendorf, qu'il aurait été de toute impossibilité de l'attaquer ou de le tourner. Il avait actuellement soixante-dix mille hommes sous ses ordres, distribués de la sorte : dix mille en garnison à Schweidnitz, et huit mille destinés à garnir les gorges de Silberberg et de Wartha. Il s'agissait donc de l'affaiblir encore de quinze mille hommes, pour aller à jeu sûr, et pour se trouver en état de tourner tous les postes qu'il pouvait prendre dans les montagnes, et par conséquent de faire une campagne heureuse et brillante.
L'armée du Roi montait à soixante-six mille combattants; M. de Czernichew lui amenait vingt mille Russes : ainsi il pouvait détacher vingt mille hommes en Haute-Silésie, et il demeurait encore supérieur aux Impériaux. Toutes les manœuvres que le Roi projetait pour cette campagne, étaient calculées à tourner les ennemis dans leurs positions, et sa plus grande attention se portait à leur en dérober la connaissance. Comme cela était aussi essentiel qu'important, on for<191>tifia les détachements de la cavalerie, pour leur donner de la supériorité sur celle des Autrichiens, et pour leur procurer le moyen, en les battant souvent, de les intimider, de les empêcher d'aller à la découverte et de s'aventurer au delà de leurs grand'gardes.
Ce fut le 12 de mai191-a que le maréchal Daun arriva en Silésie. Il eut à peine pris le commandement de l'armée, qu'il la fit camper; il appuya sa droite sur la montagne de Zobten; sa ligne tirait vers Do-manze, et il posta M. d'Ellrichshausen au Pitschenberg, où il faisait la clôture de la gauche. Le Roi, ne jugeant pas à propos de faire camper son armée vis-à-vis de l'ennemi, resserra les cantonnements de ses troupes aux deux bords de la Lohe, et établit le quartier général à Bettlern; avec cela, douze bataillons et vingt escadrons occupaient les retranchements de Breslau. M. de Reitzenstein fut détaché avec quinze cents chevaux à Neumarkt, pour couvrir le chemin de Glogau, et pour observer les côtés de Striegau et de Jauer. Le corps de Canth, sous M. de Lossow, fut fortifié de manière que, outre mille volontaires de Courbière, il montait à cinq mille quatre cents chevaux. Le corps de MM. de Lentulus et de Prittwitz, qui campait sur l'Ohlau, non loin de Borau, faisait quatre mille cinq cents chevaux et mille volontaires.
Cette position de l'armée du Roi peut paraître hasardeuse à quiconque ne l'examine que superficiellement : mais elle ne l'était pas en effet; car ces gros détachements de cavalerie avancés vers l'ennemi formaient comme une espèce de circonvallation autour de l'armée impériale, dont les postes des Prussiens étaient si proches, qu'aucun de leurs mouvements ne pouvait échapper à la connaissance du Roi. D'ailleurs, le maréchal Daun avait deux marches à faire pour arriver à la Lohe, et le Roi n'avait besoin que de six heures pour rassembler son armée. Et quel projet les Autrichiens pouvaient-ils former? quelle attaque pouvaient-ils méditer? Il n'y avait point de position de prise :<192> il était libre au Roi de former son armée en deçà ou au delà de la Lobe, et il serait tombé à l'improviste sur le corps des ennemis, pour les charger au moment qu'ils s'y seraient le moins attendus. Il faut ajouter à ce que nous venons de dire, que les Autrichiens craignaient la plaine : ils savaient que s'ils risquaient d'y descendre, le retour aux montagnes pourrait leur devenir difficile; de sorte qu'effectivement l'armée prussienne était commodément et en sûreté.
Ce fut durant ces cantonnements que M. de Schwerin retourna de Pétersbourg avec les traités de paix et d'alliance conclus avec la Russie. La paix fut solennellement proclamée, et l'on ne fit point mystère de l'alliance aux Autrichiens. Cependant le Roi retarda les opérations de la grande armée jusqu'à l'arrivée de M. de Czernichew. Cela ne l'empêcha pas de faire d'avance filer des troupes vers la Haute-Silésie. Déjà M. de Werner se trouvait à Cosel avec environ dix mille hommes; il était instruit du projet qu'on avait d'attirer les forces de l'armée impériale dans la Haute-Silésie pour donner de la jalousie à l'ennemi et lui causer des inquiétudes; il s'approcha de Ratibor, d'où il poussa M. de Hordt à Teschen avec douze cents hommes. Hordt y enleva un détachement d'un capitaine et de soixante hommes, et répandit ses hussards jusqu'au delà du passage de la Jablunka. Dès que le maréchal Daun fut informé de cette incursion, il envoya M. de Beck pour s'opposer aux entreprises des Prussiens. Beck s'avança à Ratibor; c'était répondre exactement aux intentions du Roi. M. de Werner replia aussitôt ses troupes au delà de l'Oder, et s'en revint à Cosel. Le prince de Bevern arriva vers ce temps à Breslau; il amenait quatre bataillons et mille hussards provinciaux avec lui; on joignit les hussards de Möhring et dix escadrons de dragons à son infanterie, avec laquelle il partit pour Cosel, où il rassembla son petit corps d'armée.
Ces détachements qui partaient pour la Haute-Silésie, n'empêchèrent pas que la cavalerie du Roi ne commençât à prendre de<193> l'ascendant sur celle de l'ennemi. M. de Prittwitz surprit un détachement autrichien près de Panthenau, au Johannesberg, et lui enleva cent hommes. M. de Reitzenstein, qui était à Neumarkt, battit le général Gurcy, qui tenta de le surprendre, et il lui prit trois officiers et soixante-dix dragons. Peu après, les mille hussards provinciaux que le prince de Bevern avait amenés, et qui étaient postés devant Neisse, à Heidersdorf, furent attaqués par M. Draskovics, qui, de Patschkau, où il était, ayant eu avis de leur arrivée, tenta de les surprendre. Le succès ne répondit point à son attente : son détachement fut malmené, et il fut fait prisonnier lui-même avec cent soixante-dix des siens, tant dragons que hussards. Ces coups, qui se suivirent de près, commencèrent à rendre la cavalerie impériale circonspecte; elle devint bientôt timide. L'avant-garde de M. de Czernichew consistait en deux mille Cosaques; elle joignit l'armée du Roi quelques jours plus tôt que les Russes. Le Roi partagea ces deux pulks entre MM. de Lossow et de Reitzenstein. Ce dernier s'avança de Neumarkt au pied du Pitschenberg, par où l'armée du maréchal Daun se trouvait presque bloquée. Il ne pouvait plus envoyer sa cavalerie sur ses devants; et on lui laissait ses derrières libres, parce qu'on ne voulait pas se découvrir et l'avertir des desseins que l'on formait contre lui. Cependant, depuis l'arrivée des Cosaques, il ne se passa presque pas de jour qu'il n'y eût quelque grand'garde de l'ennemi d'enlevée à la face de tout le camp. Enfin, l'ennemi n'envoya plus à la découverte : personne n'avait le cœur de faire une reconnaissance devant la chaîne des vedettes, et la cavalerie, demeurant au piquet, ne hasarda plus de se montrer dans la plaine.
Nous laisserons là pour un moment les affaires de la Silésie, pour rapporter ce qui se passait en Saxe, parce que, cette année, le prince Henri fut le premier qui ouvrit la campagne. De là nous passerons en Westphalie et au Bas-Rhin, pour rendre compte des opérations du prince Ferdinand de Brunswic; après quoi nous pourrons pour<194>suivre sans interruption la suite des événements qui se passèrent en Silésie.
Le commandement de l'armée impériale en Saxe avait été décerné cette année à M. de Serbelloni : il occupait non seulement le fond de Plauen, le Windberg et Dippoldiswalda; il s'étendait encore de là sur toute la crête des montagnes qui va de Freyberg, par Chemnitz, à Waldheim. Il avait retranché avec soin tous les passages de la Mulde devant son front : il se fiait sur ces arrangements, et se figurait qu'il était impossible qu'on pût le déloger d'une position aussi forte et aussi bien défendue. Ces difficultés n'arrêtèrent pas le prince Henri. S. A. R. résolut de percer son cordon par le centre, tant pour gagner du terrain que pour lui donner des jalousies sur la Bohême; car on ne pouvait reprendre Dresde qu'en attirant le gros de l'armée autrichienne en Bohême. Le Prince suspendit l'exécution de ce projet jusqu'à l'arrivée du brigadier Billerbeck,194-a qui venait de la Poméranie pour le joindre. Pour dérober en même temps à l'ennemi jusqu'au soupçon du projet qu'on méditait contre lui, le Prince fit faire différents mouvements à ses troupes; il fit quelques démonstrations vers le duché d'Altenbourg et du côté de Penig, pour persuader aux ennemis qu'il avait quelque dessein, et qu'il projetait quelque entreprise dans cette partie de la Saxe.
Dans ces entrefaites, M. de Billerbeck joignit M. de Stutterheim le cadet à Lommatzsch. Ce fut le signal auquel toutes les troupes destinées au passage de la Mulde se mirent en mouvement. Elles s'assemblèrent le 11 au soir, chaque corps au lieu qui lui était assigné. La force de tout le corps destiné à cette expédition consistait en vingt et un bataillons et en trente-cinq escadrons. Ces troupes furent partagées en quatre détachements. Celui de M. de Seydlitz s'assembla derrière Mockerwitz; celui de M. de Canitz, derrière le village de Zscher<195>nitz, et M. de Stutterheim l'aîné, qui avait campé au Pétersberg, s'avança à Zschockwitz; pour les hussards et les troupes légères de M, de Kleist, il les forma entre Zweinig et Hasslau. Ces quatre colonnes, par une marche couverte, s'approchèrent la nuit des bords de la Mulde, et s'embusquèrent derrière un ravin, qui dérobait à l'ennemi et leur approche, et leurs desseins. S. A. R. avait choisi les emplacements de ses batteries; on y avait mené le canon; on l'avait masqué de broussailles, de sorte qu'au premier signal il pouvait être exécuté contre les redoutes des Impériaux.
Le détachement de l'ennemi que le Prince se proposait d'attaquer, était commandé par M. de Zedtwitz, général des Autrichiens; il pouvait recevoir des secours des troupes qui cantonnaient à Freyberg, à Chemnitz et à Waldheim. Sa troupe était forte de quatre mille hommes; il avait garni les redoutes des gorges et des montagnes d'infanterie et d'artillerie, sous la protection desquelles il avait répandu ses Croates et ses pandours en divers détachements le long de la Mulde. Ces troupes passaient régulièrement les nuits au bivouac; on avait même observé qu'elles rentraient tous les matins à la pointe du jour vers quatre heures dans leurs tentes. Le Prince avait déterminé, sur ces remarques, que l'attaque de son corps ne devait se faire qu'à sept heures du matin.
Les chasseurs prussiens, qui étaient postés à Zeschwitz, soit par l'effet du hasard, soit par impatience, se mirent à escarmoucher avant le temps marqué. Quoiqu'il ne fût que six heures du matin, cela détermina S. A. R. à anticiper l'attaque. Les quatre colonnes passèrent aussitôt la Mulde, au signal qui leur fut donné, sous la protection de quarante pièces d'artillerie. M. de Seydlitz, qui menait la cavalerie par le gué de Technitz, trouva au village de Mastenau des Croates en son chemin, qui se sauvèrent dans une redoute voisine. M. de Kleist, qui passait la Mulde plus bas, prit en même temps l'ennemi à dos, tandis que les colonnes de l'infanterie gagnaient la hauteur. Ces mou<196>vements compassés étonnèrent les Autrichiens, et ils abandonnèrent leurs forts. Pendant ce temps-là, M. de Kleist avec ses hussards donna sur les cuirassiers de de Ville, et les mit en fuite. Comme il les avait poussés, sa poursuite lui donna de l'avance sur l'infanterie de l'ennemi, qui était en pleine retraite. Il l'attaqua de front, pendant que l'infanterie prussienne la talonnait de près, de sorte que la confusion et le désordre s'y mit; et il n'échappa de tout ce corps des Impériaux que ceux qui de bonne heure avaient eu la prudence de se sain er à Waldheim. M. de Zedtwitz et deux mille hommes de son détachement tombèrent entre les mains du vainqueur.
Le même jour, S. A. R. fit marquer le camp de ses troupes au village de Knobelsdorf, et fit avancer MM. de Hülsen et de Forcade, qui prirent la position de Schlettau et des Katzenhauser. Le 13, l'armée du prince marcha sur Oederan; elle aperçut à quelque distance de sa marche des troupes autrichiennes qui venaient de Waldheim, auxquelles s'étaient joints les fuyards de la veille. M. de Kleist chargea leur arrière-garde, qu'il mit en déroute; de là il donna sur le régiment de Luzani, et lui prit cinq cents hommes.
M. de Maguire, qui commandait à Freyberg, apprenant ce qui s'était passé à Rosswein,196-a ne voulut pas s'exposer à un sort pareil. Il évacua le Zinnwald, Nossen et Freyberg, et se retira à Dippoldiswalda. S. A. R. prit aussitôt le camp de Freyberg. Elle poussa son avant-garde à Bobritzsch, et M. de Seydlitz nettoya tous les bords de la Wilde Weisseritz. Le Prince prit, le 16, le camp de Pretzschendorf, d'où il poussa un détachement à Reichsstadt. Il établit des postes de Satisdorf à Frauenstein, pour garder tous les passages par lesquels l'ennemi aurait pu former quelque entreprise sur les troupes. MM. de Hülsen et de Forcade s'avancèrent en même temps que le Prince, et prirent une position entre Wilsdruf et Constappel; ils garnirent les<197> villages de Braunsdorf, Hartha et Weisdropp de troupes légères, afin d'assurer la communication du camp du Landsberg avec celui de Pretzschendorf.
Pendant que les Prussiens poussaient ainsi leurs avantages contre les troupes impériales, l'armée des cercles, aux ordres du prince de Stolberg, s'avançait vers Tschopa. S. A. R., qui ne pouvait souffrir d'ennemi si proche de ses derrières, se vit dans la nécessité d'envoyer quelque détachement de ce côté-là. Elle opposa M. de Bandemer197-a aux cercles, avec mille chevaux, soutenus de quatre bataillons. M. de Ban-demer occupa les bords de la Flöha; il envoya M. de Röder à la découverte. Cet officier fut assailli par tout ce qu'il y avait de cavalerie dans l'armée de l'Empire; il se serait néanmoins retiré sans perte considérable, si M. de Bandemer ne se fût avisé très-imprudemment de passer le défilé de la Flöha pour le secourir. Cette troupe, qui bouchait le passage, augmenta la confusion et l'embarras de celle de M. de Röder, qui était dans la disposition de se retirer. Les Prussiens avaient à combattre contre un nombre supérieur au leur du quadruple, et le nombre, pour cette fois, triompha de la valeur : ils perdirent, en se retirant, quatre canons et environ cinq cents hommes. Ce contre-temps obligea S. A. R. à changer de mesures. Elle fit partir M. de Canitz de Pretzschendorf avec des troupes fraîches, et il se posta à Oederan, où il n'était qu'à deux milles de l'ennemi, campé à Chemnitz. L'armée du prince Henri occupait un grand front; pour obvier aux inconvénients qui résultaient des fréquents détachements qu'il était obligé de faire, il fit travailler à fortifier tous les lieux qu'il occupait; on pratiqua des inondations à ceux qui en étaient susceptibles; on fit des abatis dans les forêts, et l'on retrancha les terrains où il n'y avait ni marais, ni ruisseau, ni bois, dont on pût tirer parti.
<198>M. de Serbelloni, las de l'inaction dans laquelle il avait langui jusqu'alors, résolut d'exécuter un projet qui devait le combler de gloire. Il commença par se faire joindre par M. de Stampach, qui avec un corps de sept mille hommes s'était tenu jusqu'alors dans la gorge de Zittau. Avec ce renfort, M. de Serbelloni partit de Dippoldiswalda, pour surprendre les troupes légères de S. A. R., qui campaient à Reichsstadt. Mais MM. de Kleist et d'Egloffstein se replièrent à son approche sur le camp de Pretzschendorf. Le bataillon de Heer,198-a nouvellement levé, perdit quelque monde en se retirant. Cette grande expédition se termina par une canonnade, qui dura toute la journée. Dès le lendemain, S. A. R. renvoya MM. de Kleist et d'Egloffstein occuper le même poste. Comme cependant ce détachement n'était ni nécessaire ni essentiel à Reichsstadt, on le retira quelques jours après.
M. de Belling, que la signature de la paix avec les Suédois avait retenu jusqu'alors dans le Mecklenbourg, ne put joindre l'armée de Saxe que le 18 de juin. Ce renfort mit S. A. R. en état de pouvoir tenter quelque entreprise contre l'armée des cercles. Il était nécessaire et même indispensable pour l'armée de Saxe qu'elle se débarrassât d'un ennemi qu'elle avait à dos, et dont le voisinage, dans de certaines conjonctures fâcheuses, pouvait devenir funeste. M. de Seydlitz fut chargé de la conduite de cette entreprise. Il se porta sur Penig; le prince de Stolberg, qui avait vingt et un bataillons et trente et un escadrons dans son armée, se replia sur Annaberg. Sa retraite de Chemnitz donna la liberté à M. de Canitz de se joindre à Zwickau à M, de Seydlitz. Les troupes des cercles quittèrent la Saxe, et perdirent beaucoup de monde en se retirant à Baireuth. Pendant ce temps, M. de Kleist agissait du côté de Marienberg, dont il délogea le colonel Torôk, qu'il rejeta en Bohême; après quoi il rejoignit l'armée.
Tandis que le prince de Stolberg se réfugiait dans le sein de l'Em<199>pire, M. de Serbelloni méditait un projet plus important encore que le précédent. Il se proposait de battre M. de Hülsen, en se glissant le long de l'Elbe pour tourner sa position. Afin de mieux cacher son dessein, il fit alarmer un matin tous les postes avancés du camp de Pretzschendorf. Une colonne de sept mille hommes se présenta sur la droite du village de Hennersdorf, faisant mine de vouloir tenter le passage de la Steinbrückmühle; une autre colonne se mit en bataille vis-à-vis de Frauenstein.
Durant ces ostentations, M. de Ried, qui commandait un détachement de douze bataillons à Bennerich, ayant été renforcé la nuit précédente par seize bataillons et par vingt-cinq compagnies de grenadiers, se forma le matin en trois corps sur les hauteurs de Bennerich. La première colonne se porta sur le village de Grumbach, dont elle délogea un bataillon franc, qui se jeta dans la redoute du Pfarrholz; mais l'ardeur des Autrichiens fut tempérée par le feu des batteries du Landsberg. La seconde colonne des ennemis s'avança vers Kobach; et la troisième, qui était celle de la droite, délogea un bataillon prussien du village de Weisdropp. Cette dernière colonne fut arrêtée par le feu de la redoute de Constappel, que défendait le bataillon de Car-lowitz. Après une résistance vigoureuse de la part des Prussiens, l'ennemi fut forcé de se retirer, et les secours que S. A. R. envoya de Pretzschendorf au Landsberg, n'arrivèrent qu'après que l'action était finie. L'ennemi se contenta de faire des attaques molles et mal soutenues; il sacrifia inutilement dans cette occasion des troupes dont il aurait pu tirer un meilleur parti, s'il avait su les conduire avec plus d'audace.
Pendant que la fortune balançait en Saxe les destins des Prussiens et des Impériaux, elle se déclara entièrement dans l'Empire en faveur des alliés et du prince Ferdinand. Les Français s'étaient bornés cette année à n'avoir qu'une armée en Allemagne, avec une réserve pour couvrir le Bas-Rhin. Cette réserve, dont le prince de Condé avait le<200> commandement, était forte de quarante-six bataillons et de trente-huit escadrons. L'armée sous les ordres de MM. de Soubise et d'Estrées consistait en cent onze bataillons et en cent vingt et un escadrons. Ces maréchaux se proposaient de pénétrer avec leurs forces dans l'électorat de Hanovre. Le projet du prince Ferdinand était tout contraire au leur, car il se préparait à chasser les Fiançais de la liesse. Il partagea d'abord son armée à l'exemple des Français : il détacha vingt bataillons et vingt et un escadrons avec le Prince héréditaire pour s'opposer au prince de Condé, et il se réserva soixante-deux bataillons, soixante et un escadrons et cinq mille hommes de troupes légères pour l'exécution de son projet.
Le prince de Condé ouvrit la campagne au Bas-Rhin. Il passa ce fleuve le 10 de juin, rassembla ses troupes à Bochum, et fit mine de vouloir se porter sur Dortmund. Tous les mouvements des Français et des alliés dans cette partie de l'Allemagne ne furent relatifs qu'au passage de la Lippe, que les deux partis se disputaient réciproquement. Pendant ces préludes, le prince Ferdinand rassembla son armée sur la hauteur de Brakel, d'où il se porta sur la Diemel, et prit le château de Sabbabourg; il occupait en même temps les bois de Geismar et de Liebenau, pour se rendre le maître des débouchés de la Diemel. L'armée française, qui s'était rassemblée à Cassel, marcha le 22 sur Grebenstein, d'où elle détacha le comte de Lusace vers Gottingue. M. Luckner fut aussitôt envoyé par le prince Ferdinand sur la Leine, pour observer les mouvements des Saxons. Le prince Ferdinand résolut sur cela d'attaquer les Français, afin de les réduire à la défensive dès le commencement de la campagne. M. Luckner fut, pour cet effet, obligé de se rapprocher de Sabbabourg avec une partie de son monde. Il fut destiné pour attaquer la droite de l'ennemi. Mylord Granby eut ordre d'entamer la gauche, et le prince Ferdinand se proposa de se présenter en même temps avec le gros de son armée devant le front des maréchaux.
<201>Dès le 24, tous les alliés passèrent la Diemel, pour former ces différentes attaques. Les Français prirent ce mouvement pour un fourrage général, et n'en marquèrent aucune inquiétude. Cependant le corps de M. de Castries, qui couvrait la droite de M. de Soubise, fut aussitôt renversé, et les alliés assaillirent le camp même. M. de Soubise, sur ce qu'il se voyait attaqué de front, en flanc et à dos, résolut la retraite. M. de Stainville se jeta avec l'élite des troupes françaises dans le bois de Wilhelmsthal, pour la favoriser, et ce fut là que s'engagea entre lui et mylord Granby un combat qui décida de la journée. Tout le corps de M. de Stainville fut enveloppé et défait. Cependant MM. de Sporcken et de Luckner donnèrent lieu, par leur inaction, à ce que le maréchal de Soubise pût se retirer à Hohenkirchen, ce qui fit manquer le coup que le prince Ferdinand méditait sur Cassel.
La nuit même, l'ennemi passa la Fulde, et assit son camp sur les hauteurs qui vont de Münden à Cassel. Les alliés se campèrent vis-à-vis des Français, et s'emparèrent, par différents détachements, de quelques châteaux qui leur étaient avantageux. Le maréchal de Soubise, qui craignit pour Ziegenhayn, y fit marcher MM. de Guerchy et de Rochambeau pour faire la navette de cette place à Melsungen, et pousser des partis sur les derrières des alliés. Le prince Ferdinand envoya contre eux mylord Granby, qui les battit auprès du château de Homberg.
A mesure que les alliés étendaient leur droite, les Français étendaient leur gauche. Cependant les deux maréchaux, s'apercevant qu'ils dégarnissaient trop leur position, rappelèrent le comte de Lusace de Gottingue, pour remplir les vides de leurs campements, et ils le placèrent avec son corps à Lutterberg. Le prince Ferdinand, observant que les Saxons étaient presque isolés dans ce poste, chargea M. de Gilsa de les y attaquer. Ce général, à la tête de seize bataillons, passa à gué la Fulde. Au commencement de l'action, les Saxons se défendirent; mais sur ce qu'ils s'aperçurent qu'une de leurs redoutes<202> était emportée, ils lâchèrent le pied et s'enfuirent à vau-de-route. Le maréchal d'Estrées survint à leur secours, et les empêcha d'être entièrement défaits. M. de Gilsa repassa prudemment la Fulde, pour ne point se compromettre avec le nombre des ennemis, qui s'augmentait et s'accroissait à chaque moment. Ces tentatives différentes firent juger au prince Ferdinand que le moyen le plus aisé et le plus sûr pour vaincre les Français était de les obliger à s'étendre davantage, et, plein de cet objet, il détacha M. Luckner du côté de Hersfeld. Ce partisan prit Fulde, Amonebourg, et nombre de petits châteaux situés sur la grande route de Cassel à Francfort. Cette expédition, promptement exécutée, fit ressentir des effets fâcheux aux maréchaux français, parce qu'elle rendit leur situation gênante à l'égard de leurs subsistances, qu'ils tiraient en grande partie du Main.
M. de Soubise se flatta de rétablir ses affaires en portant quarante bataillons sur l'Éder pour occuper le poste de Schwalm. M. de Luckner, soutenu par mylord Granby, contraignit ce corps à repasser la Fulde. Sur cela, M. de Soubise arriva lui-même; il passa l'Éder, et s'établit au Heiligenberg. Comme on ne pouvait pas attaquer les Français dans cette position, le prince Ferdinand laissa mylord Granby au Falkenberg, et se porta avec son armée au confluent de l'Éder et de la Fulde. Dans l'embarras où les généraux français se trouvèrent par cette manœuvre, ils n'imaginèrent d'autre ressource que d'attirer à eux la réserve du Bas-Rhin. Le prince de Condé, en conséquence des ordres que les maréchaux lui donnèrent, laissa M. Le Voyer avec un détachement sur la basse Lippe, et ayant inutilement tenté de prendre Hamm en marche, il traversa la Wettéravie, et déboucha, par Giessen, sur l'Ohm. Son but était de se porter sur la haute Éder, pour y reprendre le projet dans lequel M. de Soubise avait échoué. Le Prince héréditaire, qui jusqu'alors avait observé le prince de Condé, partit aussitôt que lui, et ayant laissé quelques troupes pour observer M. Le Voyer, il traversa la principauté de Waldeck et gagna<203> les bords de l'Ohm, avant que la réserve française du Bas-Rhin pût y arriver.
Pendant ces mouvements des réserves, le prince Ferdinand aurait désiré d'attaquer le maréchal de Soubise avant que le prince de Condé le pût joindre. Il se proposa d'alarmer le front de l'ennemi, et de porter toutefois ses plus grandes forces contre M. de Guerchy, qui campait au delà de la Fulde, proche de Melsungen. Le prince Frédéric de Brunswic fut détaché avec six bataillons et douze escadrons, pour faire le tour de la Werra et s'emparer de Wanfried et d'Eschwege, par où il se trouvait à dos des ennemis. On se disposa pour faire l'attaque générale le 8 d'août; mais une pluie abondante qui survint, et qui gonfla les eaux de la Fulde, empêcha que les troupes ne pussent passer les gués, ni se rendre en même temps aux points qui leur étaient marqués. Cette entreprise aboutit à une canonnade, qui dura trois jours.
Le prince de Condé, pendant ce temps-là, prit le château d'Ulrichstein; après avoir tenté le passage de l'Ohm à différentes reprises, mais toujours en vain, il essaya de pousser un détachement à Hers-feld, pour tendre de là la main aux deux maréchaux qui commandaient l'armée française. Pour seconder les desseins du prince de Condé, le maréchal de Soubise chargea M. de Stainville de bombarder le château de Friedewald; ce qui, ayant réussi, rouvrit la communication jusqu'alors interrompue de l'armée française au Main. Cette armée française était alors tellement disposée en Hesse, qu'elle formait comme un grand demi-cercle, dont l'un des bouts, passant par Marbourg et Giessen, tenait à la Lahn, et l'autre, qui enfermait Hersfeld, Melsungen, Cassel et Münden, aboutissait à la Fulde.
Le prince Ferdinand brûlait d'ardeur d'en venir à une décision; il voulait frapper un coup qui pût lui procurer la supériorité sur les Français pour le reste de la campagne. Dans cette vue, il renforça le Prince héréditaire de quinze bataillons et de vingt escadrons. Le pro<204>jet que les alliés avaient formé, était d'enlever le corps de M. de Lévis. Le Prince héréditaire y aurait réussi, si M. Luckner fût arrivé à temps; cependant peu de Français lui échappèrent. Après cette expédition, il poussa le prince de Condé des bords de l'Ohm au delà de Giessen, à un vieux retranchement des Romains qu'on appelle le Polgraben; mais cela se termina par une canonnade. Toutefois M. de Soubise, ne pouvant se soutenir plus longtemps en Hesse sans s'exposer aux plus grands hasards, évacua Göttingue, jeta quatorze bataillons dans Cassel, et se retira, par Hersfeld, sur Fulde. Le prince Ferdinand le côtoya de près; en même temps, il détacha derrière lui le prince Frédéric de Brunswic pour bloquer Cassel. Les Français reculèrent jusqu'au Main, parce que la grande armée ne pouvait autrement que par cette marche se rejoindre à la réserve du prince de Condé.
Ce prince, qui se repliait par Butzbach et Friedberg sur Francfort, était vivement talonné par le Prince héréditaire. L'armée des alliés ayant établi son camp à Schotten, sur la Nidda, le Prince héréditaire reçut des ordres pour occuper Fritzlar. Il était en marche pour Assenheim; ayant été averti par le sieur Luckner que Friedberg et les hauteurs de Nauheim étaient occupées par l'ennemi, il y marcha en hâte; il attaqua les Français, qu'il délogea de la hauteur; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'au lieu de combattre avec un détachement, il avait affaire à l'avant-garde de l'armée de Soubise. Cette armée s'avance sur plusieurs colonnes; on l'attaque à son tour, il se défend vaillamment; mais ayant eu le malheur d'être dangereusement blessé, ses troupes plièrent, et ne purent plus se rallier.
Ce désastre obligea le prince Ferdinand à changer de dessein et de position. Il transporta son camp à la Horlof, vis-à-vis de Friedberg, et y resta jusqu'au 7 de septembre. Mais ayant eu vent que les Français filaient à la sourdine vers Butzbach, il jugea que pour exécuter son grand projet, qui consistait à reprendre Cassel, il devait empêcher à tout prix les ennemis d'entrer par la Haute-Hesse et le Waldeck dans<205> la partie basse de la Hesse. Pour cet effet, il se mit en marche avec l'armée, afin de gagner les hauteurs qui s'élèvent derrière l'Ohm et la Lahn. Les généraux français le harcelèrent dans sa marche, pour donner au prince de Condé le temps de passer la Lahn à Marbourg, et de gagner les hauteurs de Wetter. Cependant, malgré les pluies et les fréquentes affaires d'arrière-garde, le prince Ferdinand gagna Wetter le premier. Le prince de Condé, se voyant prévenu, évita tout engagement, et repassa la Lahn. Les alliés s'y établirent, et poussèrent leur gauche, par Kirchhayn, vers Hombourg-sur-l'Ohm. M. de Soubise, qui voulait dégager Ziegenhayn et Cassel, tenta de s'ouvrir le chemin qui mène à Ziegenhayn. Il engagea pour cet effet un combat à la Brückenmühle,205-a qui devint opiniâtre, et où il perdit beaucoup de monde, ayant été repoussé vigoureusement et à plusieurs reprises. Les deux armées demeurèrent tout le reste de la campagne dans la même position. Durant leur inaction, le prince Frédéric de Brunswic ouvrit la tranchée devant Cassel. Le siége commença le 15 d'octobre, et fut poussé jusqu'au 1er de novembre, que la ville se rendit par capitulation. Telle fut la fin glorieuse de cette campagne des alliés, où le prince Ferdinand eut occasion de déployer tous ses talents, et de prouver qu'un bon général à la tête d'une armée est de plus grande conséquence qu'une multitude de combattants.
Nous nous sommes hâté de rapporter en abrégé les opérations de l'armée des alliés, avec d'autant plus de raison, que, pour cette année, la guerre d'Allemagne s'étant éloignée des confins de la Saxe et des États du Roi, les mouvements du prince Ferdinand n'eurent aucune relation avec ceux des armées prussiennes. Nous allons reprendre à présent le fil de la campagne de Silésie, et la chaîne des événements nous conduira nécessairement en Saxe, où nous terminerons la narration des faits de cette campagne par le récit des exploits de S. A. R. le prince Henri.
<206>Vous vous rappellerez sans doute avec quel soin on avait tâché d'intimider la cavalerie impériale, et à quel point on y avait déjà réussi. C'était un des points préalables pour cette campagne : l'autre, qui était tout aussi essentiel, n'était pas négligé; car le prince de Bevern s'était déjà avancé à Troppau, d'où il poussa M. de Werner à Grätz. Ce général y fit cent cinquante prisonniers, ce qui contraignit M. de Beck à passer la Mora, et à se retirer à Freudenthal. Nous en laisserons là cette diversion, pour en venir aux Russes. Ce corps passa l'Oder le 30 de juin, et se rendit le même jour à Lissa. Le Roi avait détaché d'avance M. de Wied avec vingt-quatre bataillons au delà du ruisseau de Schweidnitz, sous prétexte de couvrir la marche des Russes, mais en effet pour avoir à l'autre bord de ce ruisseau un corps qui devenait nécessaire pour coopérer au projet qu'avait formé le Roi contre les ennemis. Ces troupes se tinrent dans des cantonnements extrêmement resserrés, pour que les Impériaux n'en pussent point prendre ombrage.
L'armée du Roi commença ses opérations le 1er de juillet. La grande armée vint se camper à Sagschütz, tandis que M. de Wied la côtoyait de nuit, et s'avançait à l'autre bord du ruisseau en cantonnements resserrés. Il n'avait rien à craindre des Autrichiens, ni ne pouvait être découvert par eux, parce que M. de Reitzenstein était devant lui avec quatre mille chevaux, et bloquait M. d'Ellrichshausen au Pitschenberg. Pour peu que le maréchal Daun s'opiniâtrât à garder son camp de Domanze, M. de Wied l'aurait tourné : il aurait passé le ruisseau de Striegau à Péterwitz, et longé le Nonnenbusch, d'où il aurait gagné le camp de Kunzendorf, qui, se trouvant à dos du maréchal Daun, l'aurait mis dans la nécessité de repasser Bögendorf, et de se rejeter dans les montagnes, soit vers Hohengiersdorf, soit vers Leutmannsdorf. Mais le maréchal Daun, trop prudent pour attendre cette extrémité, quitta, la nuit même, la montagne de Zobten et le Pitschenberg, et plaça son camp sur les montagnes entre<207> Bögendorf, Kunzendorf et le Zeiskenberg. L'armée du Roi le suivit sur le pied, et reprit son ancienne position de Bunzelwitz. Les troupes légères s'approchèrent au coup de pistolet des grand'gardes impériales. M. de Reitzenstein occupa les hauteurs de Striegau, et M. de Wied, qu'il couvrait, mit son corps en cantonnement dans cette ville et dans les villages les plus proches.
L'emplacement que le maréchal Daun avait pris, rendait son armée inattaquable par le front; on pouvait toutefois le tourner par sa droite et par sa gauche. Comme c'aurait été trop donner au hasard que de le tourner entre Silberberg et Bögendorf, parce que M. de Hadik se trouvait à Wartha, et que les montagnes de ce côté sont plus âpres et plus difficiles, on préféra de faire cette manœuvre sur sa gauche, en le prenant à revers par Hohenfriedeberg, Reichenau et l'Engelsberg. Ce projet s'exécuta de la manière suivante : M. de Zieten garnit le camp de Bunzelwitz avec la seconde ligne, et il y garda, pour contenir l'ennemi en respect, tous les cuirassiers de l'armée, qui devenaient inutiles dans les montagnes; tandis que le Roi se mit en marche le soir avec sa première ligne, et joignit MM. de Reitzenstein et de Wied, qui lui servirent d'avant-garde. Dès la pointe du jour, cette avant-garde se trouva proche de Reichenau, où elle donna sur des postes avancés de Brentano, qui furent menés grand train jusqu'au pied de l'Engelsberg, où campait leur général. Brentano avait posté son infanterie sur la cime de trois rochers couverts par un bon défilé. M. de Wied, plein d'ardeur, l'attaqua peut-être trop à la chaude; ces rochers se trouvèrent d'un si difficile abord, que les troupes ne purent les gravir. Les Prussiens firent de vains efforts; ils furent repoussés, et perdirent en morts, pris et blessés douze cents hommes. Le gros des troupes se campa à Reichenau; mais M. de Wied poursuivit sa marche par les gorges de Landeshut. Le but de cette expédition était d'enlever le grand magasin des Impériaux à Braunau. M. Brentano, qui s'en douta, abandonna<208> l'Engelsberg, et partit à tire-d'aile, pour se rendre la nuit même à Friedland.
Le maréchal Daun, privé de ce détachement, qui couvrait ses derrières, craignit d'être pris à revers par les Prussiens; et sur cela, il abandonna sa position de Kunzendorf, et se retira à Dittmannsdorf, d'où sa gauche s'étendait à Bärsdorf. Outre cela, il plaça un corps à Tannhausen, qui lui couvrait ce flanc, et un autre sur sa droite, à Burkersdorf, moyennant lequel il entretenait sa communication avec la forteresse de Schweidnitz. M. de Zieten suivit immédiatement l'ennemi, et occupa les hauteurs de Kunzendorf et de Fürstenstein. Le corps que le Roi avait mené dans les montagnes, le joignit, et se posta de Seitendorf à Bögendorf, dans le même camp que le maréchal Daun avait occupé en l'année 1760. Des détachements occupèrent les défilés de Waldenbourg et de Gottesberg, et M. de Manteuffel prit poste avec six mille hommes sur le plateau de Hohengiersdorf, au pied duquel, du côté de la vallée de Schweidnitz, on campa M. de Knobloch avec sa brigade. Pour M. de Wied, qui poursuivait sa marche, il rencontra le corps de Brentano à Friedland; il l'accueillit par une vive canonnade, après laquelle M. de Reitzenstein attaqua l'ennemi. Les dragons de Finck208-a eurent dans cette occasion l'honneur de battre trois régiments de cuirassiers impériaux, sur lesquels ils firent cent quatre-vingts prisonniers. Brentano se sauva en Bohême, et se posta entre Dittersbach et Hauptmannsdorf, dans un camp que l'ennemi avait fait fortifier d'avance pour assurer le dépôt de ses vivres.
M. de Wied fut renforcé le lendemain par quatre bataillons et trois régiments de cavalerie; mais quand même l'armée entière serait marchée contre Braunau, elle n'aurait rien pu y entreprendre, parce que ces gorges de rochers sont intraitables, qu'on les défend avec peu<209> de monde, et qu'on ne saurait les tourner. Le maréchal Daun y avait envoyé de Wartha M. de Hadik avec dix mille hommes de secours. Puisque ces montagnes, que l'ennemi tenait, le mettaient hors d'atteinte, M. de Wied dirigea sa marche sur Trautenau; de là il lâcha en Bohême tous ses Cosaques, soutenus de quelques dragons. Ces barbares se répandirent dans tout ce royaume, y semant l'épouvante. Dès le second jour de leur entrée, une de leurs troupes se présenta aux portes de Prague. La terreur que leur présence inspira, fut si terrible, que M. de Serbelloni fut sur le point de quitter la Saxe avec son armée, pour s'opposer en personne aux désordres que les Cosaques commettaient. Il est vrai que leurs procédés étaient cruels : ils saccageaient, pillaient, brûlaient les lieux qu'ils trouvaient sur leur passage.
Cette irruption n'aurait pas été infructueuse, si on avait pu la prolonger. Mais, d'une part, ces troupes indisciplinables ne s'occupaient qu'à faire du butin et à le mettre en sûreté; d'où il arrivait que, revenant par bandes, sans ordre de leur conducteur, elles sauvaient leur capture pour la vendre en Pologne, de sorte qu'au bout de huit jours la Bohême se vit délivrée sans coup férir de cette engeance détestable. On aurait pu les employer à une seconde incursion, si, d'autre part, les affaires n'avaient subitement changé de face. M. de Wied, qui couvrit leur retraite, assurait en même temps sa communication avec la grande armée. Ses détachements, distribués par échelons, gardaient les gorges des montagnes. M. de Gabelentz gardait derrière lui le défilé de Schatzlar; le prince de Bernbourg,209-a plus proche de l'armée, gardait celui de Liebau, d'où il communiquait à Conradswaldau avec M. de Salenmon,209-b qui y tenait un poste intermédiaire. Tous ces déta<210>chements avaient d'autant moins à craindre de la part des ennemis, que l'appréhension de perdre le magasin de Braunau absorbait leur attention au point que, pour plus de sûreté, ils le faisaient transporter à Scharfeneck dans le comté de Glatz.
Nous venons de voir que cette diversion des Cosaques en Bohème ne produisit aucun effet réel; il n'y avait plus de projets à former sur le magasin de Braunau, que les Impériaux transportaient ailleurs, de sorte que toute la gauche de l'ennemi ne présentait plus de champ fécond en expéditions. Comme l'objet principal de cette campagne était de reprendre Schweidnitz, le Roi se proposa d'agir sur la droite des Autrichiens, et de déposter les détachements qu'ils avaient à Bur-kersdorf et à Leutmannsdorf, pour leur couper toute communication avec Schweidnitz. Ce projet, qui avait tous les degrés de probabilité suffisants pour paraître immanquable, devint, le lendemain, incertain et presque chimérique par un de ces événements inattendus et subits qui renversent les mesures des hommes. Une révolution avait changé la face de la Russie. M. de Czernichew en donna la première nouvelle au Roi. Il vint une après-midi lui dire, la larme à l'œil, que Pierre III venait d'être détrôné par l'Impératrice son épouse; qu'il avait reçu l'ordre du sénat de faire prêter serment par son corps à sa nouvelle souveraine, et de quitter incessamment l'armée prussienne pour se retirer en Pologne. Dans la situation où le Roi se trouvait, au milieu des opérations d'une campagne dont les entreprises étaient fondées sur l'assistance des Russes, cette nouvelle lui fut un coup de foudre. Quelque cruel que fût ce coup, il fallait prendre son parti, parce que le mal était sans remède, et recourir à ses propres ressources, puisque les étrangères venaient à manquer.
Voici cependant la manière dont cette funeste révolution se fit. Il y avait longtemps qu'une certaine froideur régnait entre l'Empereur et son épouse. Elle avait pris naissance à l'occasion d'une intrigue<211> de galanterie que cette princesse avait entretenue avec un comte Po-niatowski. Cette froideur pensa devenir une rupture ouverte depuis l'avénement de Pierre au trône, à cause que l'Impératrice s'était attribué de certaines prérogatives dans les églises grecques, qui n'appartiennent qu'à la personne même du souverain. L'Empereur, jaloux de son autorité, l'apprit et en fut vivement irrité. Dans les premiers moments de son emportement, il voulut faire enfermer son épouse dans un couvent. Il s'ouvrit de ce dessein au duc de Holstein son oncle. Ce prince, d'un génie faible et borné, en dissuada l'Empereur, et lui conseilla de borner son ressentiment à une réprimande sévère qu'il ferait à l'Impératrice. Pierre III eut l'imprudence de menacer du couvent une princesse qu'il fallait y mettre sans l'avertir, ou qu'il fallait ménager davantage. L'Impératrice cacha la colère et le désir de vengeance dont elle était animée, par des dehors d'abattement et des larmes feintes. Dès ce moment, elle conçut le dessein d'usurper le trône et de se défaire de son époux.
Le gouverneur du grand-duc son fils, le comte Panin, fut le premier complice qu'elle s'associa. Ce seigneur, dont l'ambition n'avait point de bornes, voulait être le premier personnage de l'État : plein de ressentiment de ce que l'Empereur ne l'avait pas placé d'une manière plus convenable à son mérite, il envisagea cette conjuration comme un chemin qui le conduirait aux premières dignités de l'Empire, et il en embrassa le parti avec enthousiasme. M. de Panin s'ouvrit de ce dessein à la princesse Daschkoff, avec laquelle il était lié. Cette femme, d'un caractère romanesque, entra avec d'autant plus de facilité dans ses vues, qu'elle était jalouse de ce que l'Empereur lui préférait sa sœur, la comtesse de Woronzoff, dont il avait fait sa maîtresse. Cette offense imaginaire l'excita à une vengeance réelle. Elle travailla avec chaleur à grossir le parti. Elle gagna bientôt quelques officiers aux gardes, gens sans fortune, sans mérite, qui, cherchant leurs avantages particuliers dans les troubles publics, étaient pleins<212> d'activité, et capables de tout entreprendre. Ils corrompirent à leur tour quelques soldats des gardes à la sourdine.
Cependant la conjuration n'était pas encore en état d'éclore, parce que les conjurés, voulant agir à coup sûr, se proposaient d'augmenter leur nombre. Un hasard en précipita l'exécution. L'Empereur était sur son départ pour se mettre à la tête de l'armée qui devait porter la guerre en Danemark. Il se trouvait depuis quelques semaines à son château d'Oranienbaum, où il se proposait, avant de quitter la Russie, de donner quelques fêtes à la noblesse. Il avait invité l'Impératrice à un opéra suivi d'un bal paré, dont les apprêts s'étaient faits avec faste et magnificence.
Le même jour, un soldat des gardes, que les conjurés avaient tenté de corrompre, dénonça ce qu'il savait du complot à M. de Korff, gouverneur de Pétersbourg. Ce général envoya sur-le-champ ce procès-verbal à l'Empereur, qui n'en tint aucun compte. Dès que l'Impératrice fut, le soir, de retour à Péterhof, où elle avait invité l'Empereur le lendemain pour une fête, elle y trouva la princesse Daschkoff, qui lui apprit que leur secret était découvert, en y ajoutant : « Madame, il n'y a point de temps à perdre. Ou il faut monter sur le trône, ou sur l'échafaud. » L'alternative était violente. L'Impératrice ne balança pas dans ce choix. Elle partit sur-le-champ incognito pour Pétersbourg, où elle se rendit aux casernes des gardes. Tous ceux qui étaient de la conjuration, officiers et soldats, se rangèrent autour d'elle. Elle convoqua aussitôt les autres soldats, qui s'assemblèrent sur une place près de l'église de Kasan. Là, fondant en larmes, elle leur dit que l'Empereur, la rejetant, elle et son fils, voulait l'enfermer dans un couvent, pour épouser celle avec laquelle il vivait en adultère; qu'étant étrangère et sans appui, elle implorait leur protection pour une mère désolée et pour un enfant opprimé qui se jetait entre leurs bras. Puis, poursuivant, elle ajouta : « Soldats, notre cause est la même : il s'agit non seulement de m'enfermer, mais aussi de casser<213> et disperser tous ces braves gens qui m'environnent. On veut les remplacer par des étrangers, par des Holsteinois, dont l'Empereur est sans cesse entouré, qu'il vous préfère, à qui il se confie, et, que dis-je? qui sont déjà réellement ses gardes. Soldats, prenez-y garde, ou vous perdez vos droits, vos honneurs et vos prérogatives, que le grand Pierre, connaisseur du mérite et de la valeur, vous avait accordés. Mais cela n'en restera pas là. Je prévois des changements plus funestes encore : bientôt vous serez forcés d'abandonner vos autels et votre culte; on vous forcera d'adopter une religion nouvelle et étrangère, et vous serez entraînés avec violence, pour remplir cette nouvelle église que l'Empereur fait dédier exprès pour qu'elle devienne le sanctuaire de ce culte profane et des nouvelles opinions. Mes amis, il n'y a point de temps à perdre. Joignez-vous incessamment à vos compagnons; sauvez votre Impératrice, son fils, vos priviléges, et la religion que vous avez reçue de vos ancêtres, afin que cet empire florissant ne vous reproche pas de l'avoir abandonné, et que l'on ne puisse pas dire que c'est en vain que j'ai imploré votre assistance. »
Cette harangue fut appuyée par des largesses répandues avec libéralité et profusion, et par l'eau-de-vie qu'on distribua aux troupes en abondance. Cet arrangement, le plus à la portée d'un peuple grossier et féroce, fut le plus persuasif. Toutefois les gardes Preobrashenskii commencèrent à murmurer. Mais les clameurs de la multitude, sur laquelle l'eau-de-vie commençait d'agir, entraîna les autres. Tous prêtèrent le serment de fidélité à l'Impératrice, après quoi ils la proclamèrent souveraine de toutes les Russies.
Cette scène, qui se passait à Pétersbourg, était encore ignorée à Oranienbaum. L'Empereur, qui ne se doutait de rien, se mit en route le lendemain pour jouir de la fête que l'Impératrice lui préparait à Péterhof. Mais quelle fut sa surprise de n'y point trouver son épouse, et de ne pouvoir apprendre par aucun des domestiques de la cour ce<214> que cette princesse était devenue! Bientôt le bruit de la révolution commença à se répandre. Cependant le mal n'était pas sans remède. Le maréchal de Münnich, qui se trouva auprès de l'Empereur, lui conseilla de se décider promptement; qu'il n'y avait point de temps à perdre en délibérations, mais qu'il fallait agir avec promptitude et résolution. « Vous n'avez que deux partis à prendre, lui dit ce vieillard vénérable. Mettez-vous à la tête des soldats russes et holsteinois qui gardent votre personne. Marchons avec eux droit à Pétersbourg. Je sacrifierai le peu de sang qui me reste, pour vous rétablir sur le trône. Croyez-vous que des rebelles tiendront contre leur maître légitime qui s'avance contre eux? Le crime est timide. Nous les disperserons sans peine, et vous triompherez des usurpateurs. Mais si ce parti vous paraît trop hasardeux, partez sans délai pour Kronschlot, allez avec votre flotte en Prusse, rassemblez-y votre armée, et revenez à sa tête punir des conjurés et des rebelles qui méritent les derniers châtiments. »
Tout sages qu'étaient ces conseils, ils ne furent point suivis. L'Empereur, qui ne s'était jamais trouvé dans le cas de prendre des résolutions hardies, fut surpris et consterné de l'événement qui le menaçait. Il changea sans cesse d'avis, et ne put se déterminer à rien. Il fallait fuir ou combattre. Il eut la faiblesse de vouloir négocier : il perdit le temps, et avec le temps l'espérance. Le lendemain, ce prince suivit, mais trop tard, un des avis que le maréchal Münnich lui avait donnés. Il s'embarqua avec sa cour pour Kronschlot. Le gouverneur, que les conjurés avaient eu le temps de mettre dans leur intérêt, menaça de tirer sur la barque de l'Empereur, s'il approchait davantage. Ce malheureux prince se vit obligé de retourner à Péterhof, où ses affaires furent sans ressource. L'Impératrice vint l'assiéger. Elle était à cheval à la tête des gardes, suivie d'une nombreuse artillerie. Elle envoya à son époux infortuné un acte d'abdication qu'on le força de signer. On prétend qu'il y eut une entrevue entre l'Impératrice et<215> lui, dont cependant tout le monde ignore les circonstances. Ce qu'il y a de constaté, c'est que l'Empereur fut conduit à une terre du comte de Rasumoffsky; qu'un des conjurés, nommé Orloff, lui donna du poison, et sur ce que ce barbare s'aperçut que l'Empereur faisait des efforts pour le rendre, il l'étouffa entre deux matelas. Telle fut la fin tragique de ce prince, qui, ayant les vertus d'un citoyen, manqua de quelques qualités qu'on exige des monarques.
La perte de Pierre III fut un coup douloureux et sensible pour le Roi, qui estimait son admirable caractère, et qui l'aimait d'un cœur pénétré de reconnaissance. Sa fin causa d'autant plus de regrets, qu'ayant fait du bien à tout le monde, il n'avait pas mérité un sort aussi déplorable. On ne devait pas se flatter, d'ailleurs, de retrouver dans l'Impératrice des sentiments aussi favorables que l'avaient été ceux de son époux; bien loin de là, les nouvelles qui venaient de la Prusse ou de la Poméranie, annonçaient toutes que les troupes russes se préparaient à recommencer les hostilités. Il parut un ukase, ou édit, dans lequel le Roi était traité d'ennemi héréditaire et irréconciliable de la Russie. Déjà les commissaires de l'Impératrice s'étaient saisis derechef des revenus de la Prusse royale; enfin toutes les apparences annonçaient qu'on était à la veille d'une nouvelle rupture; mais, comme il arrive souvent, ces apparences se trouvèrent trompeuses. Les démarches de l'Impératrice roulaient sur de fausses suppositions : elle appréhendait que le Roi, en apprenant la détention de Pierre III, n'obligeât le corps de Czernichew à se déclarer pour l'Empereur, ou qu'en cas de refus, il ne le désarmât. Pour ne point être prise au dépourvu, l'Impératrice se saisit de la Prusse pour lui être garante de la conduite du Roi; elle donna en même temps des ordres à ses généraux de se tenir prêts à recommencer les hostilités aussitôt qu'elle le jugerait à propos. Voici en quoi ses suppositions étaient fausses. Si le Roi s'était déclaré pour l'Empereur, lorsque sa plus cruelle ennemie le tenait en prison, il hâtait sa mort; mais ce qu'il<216> y avait de plus fort que cela, c'est que le crime était consommé, et que ce prince, ayant perdu la vie, n'était plus secourable. Le Roi ne s'opposa point au départ de M. de Czernichew : la seule complaisance qu'il exigea de lui, fut de le différer de trois jours; à quoi ce général se prêta de bonne grâce.
Ces trois jours étaient précieux; il fallait les mettre à profit pour frapper quelque coup décisif. La présence des Russes en imposait aux Autrichiens, et ils ignoraient encore la révolution qui venait d'arriver; il fallait reprendre Schweidnitz, ou se résoudre à prendre des quartiers le long de l'Oder, comme l'année passée. Si cette campagne s'écoulait infructueusement, les efforts qu'on venait de faire pour reconquérir la moitié de la Silésie, se trouvaient perdus, et les apparences de la paix s'évanouissaient entièrement. Ces raisons déterminèrent le Roi de donner quelque chose au hasard, et d'agir avec plus de témérité et d'audace qu'il n'aurait fait dans des conjonctures plus favorables.
L'entreprise que les Prussiens pouvaient former, roulait sur l'attaque de deux postes redoutables et difficiles. Celui de Burkersdorf défend la gorge qui, par les montagnes, vient de Königsberg et verse à Ohmsdorf à la plaine. Des deux côtés de ce défilé s'élèvent des monts âpres et escarpés, fortifiés par des redoutes casematées, palissadées, et entourées d'abatis; trois des plus voisines de Hohengiersdorf communiquaient par un retranchement qui les joignait; de là reprenait un autre retranchement, qui fermait le fond de la gorge, et allait, en remontant, aboutir au sommet d'une montagne située du côté de Leutmannsdorf. M. d'Okelly défendait ces ouvrages avec quatre mille hommes. Le poste de Leutmannsdorf, quoique moins fortifié par l'art, présente un front de difficile abord, plein et entrecoupé de ravins et de chemins creux, et fournissant tous les obstacles que la nature brute peut produire dans un terrain pour sa défense. Ce poste était également défendu par quatre mille Autrichiens.
<217>Pour mettre l'armée en état d'attaquer ces postes, il fallut faire premièrement un revirement de toutes les troupes. M. de Gabelentz prit le camp de Trautliebersdorf, pour masquer le départ de la Bohême de M. de Wied. M. de Möllendorff quitta le camp de Seitendorf, et suivit la route de M. de Wied. Tous deux descendirent des montagnes dans la plaine à Freybourg; ils firent le tour de Schweidnitz, qui était bloqué par la cavalerie du Roi. M. de Wied se rendit de nuit à Faulbrück, où il cantonna ses troupes. Il était couvert par M. de Röell, que le Roi, durant toute la campagne, avait placé avec mille chevaux dans cette partie pour observer l'ennemi, de sorte que les Autrichiens n'eurent aucun indice qui leur dénotât l'approche des Prussiens. Pour M. de Möllendorff, qui passa, la nuit, par Bunzelwitz et Kreissau, il se porta le lendemain matin sur la gauche de Polnisch-Weistritz, tandis que M. de Knobloch, qui venait avec sa brigade et dix escadrons du pied des montagnes de Hohengiersdorf, se porta sur la droite du village. Par la jonction de ces deux généraux, le Roi coupait au corps de Burkersdorf, et par conséquent à l'armée autrichienne, sa communication avec Schweidnitz. Le corps de M. de Wied était destiné à l'attaque de Leutmannsdorf; ceux de MM. de Knobloch et de Möllendorff, à celle de Burkersdorf.
Afin de ne rien omettre des mesures qui furent prises pour cette entreprise, nous remarquerons que M. de Manteuffel avait été posté d'avance sur le plateau de Hohengiersdorf, où les fortes batteries qu'on y avait établies, servaient à prendre à revers les retranchements les plus voisins de ce poste, occupé par M. d'Okelly. Pour plus de sûreté encore, on avait détaché le prince de Würtemberg avec vingt escadrons, pour observer durant l'action les postes des Autrichiens de Silberberg et de Wartha, et pour que de là l'ennemi ne pût point prendre à dos M. de Wied, durant qu'il attaquerait les Autrichiens à Leutmannsdorf. Le maréchal Daun méritait encore une attention : il fallait le contenir durant l'attaque, pour l'empêcher d'envoyer des<218> secours aux postes qu'on attaquait. A cette fin, M. de Gabelentz fut chargé de faire quelques démonstrations vers Braunau, pour attirer sur lui l'attention de l'ennemi. M. de Ramin eut ordre d'escarmoucher avec les postes des Impériaux vers Tannhausen. La grande armée devait détendre ses tentes et se mettre en ordre de bataille, et il fut commis à M. de Manteuffel de faire harceler les pandours qui étaient entre son camp et la droite des Autrichiens. Ces diverses attentions qu'on donna au maréchal Daun, l'empêchant de pénétrer le projet des Prussiens, leur donnèrent celui d'exécuter leur dessein.
A l'égard des attaques mêmes, il fallait que celle de M. de Wied précédât celle de M. de Möllendorff, parce que ce général, en tournant la position de Burkersdorf, devait nécessairement prêter le flanc aux Autrichiens postés à Leutmannsdorf, et que, si M. de Wied avait le malheur d'être repoussé, le corps de M. de Möllendorff serait exposé à être ruiné entièrement.
La nuit du 20 au 21, M. de Möllendorff s'empara du château d'Ohmsdorf, où il fit prisonniers cinquante soldats ennemis. On avait besoin de ce château pour s'approcher de plus près du pied des montagnes, où l'on ouvrit le soir même la tranchée; on y construisit des batteries pour quarante obusiers et pour douze canons de douze livres. Les obusiers devaient servir à bombarder les redoutes, et les canons, à enfiler la gorge par laquelle M. d'Okelly aurait pu recevoir des secours de l'armée impériale. Ce général se croyait dans un poste inattaquable; il était dans la plus grande sécurité : il n'attribua les mouvements des Prussiens qu'au dessein d'assiéger Schweidnitz, et il envisageait toutes leurs démarches comme des préparatifs à cette entreprise.
Le 21, dès la pointe du jour, M. de Wied se logea sur un monticule vis-à-vis et proche du poste de Leutmannsdorf; il y établit une batterie de trente grosses pièces de canon, soutenue par une ligne<219> de quatorze bataillons. Sous la protection de ce feu, M. de Lottum219-a avec sa brigade se glissa par la droite dans un chemin creux qui le menait à dos de l'ennemi. Ce mouvement fut secondé par une manœuvre semblable qui se fit à la gauche. Le prince de Bernbourg couvrit sa marche de ravins et de broussailles, et se porta sur le flanc droit des Impériaux. L'ennemi, pris à dos et en flanc par les Prussiens, ne leur opposa qu'une faible résistance; M. de Wied s'avança en même temps sur leur front, et le retranchement fut emporté du premier coup de collier. Les vainqueurs poussèrent de là les vaincus tout de suite jusqu'à Heinrichau, Heidelberg et Hausdorf. Brentano, que le maréchal Daun avait cependant envoyé au secours de ce poste, malgré toutes les jalousies qu'on lui avait données, Brentano, dis-je, arriva trop tard, et fut entraîné dans la fuite par ceux des Autrichiens qui venaient d'être battus à Leutmannsdorf.
Dès que M. de Wied fut maître des hauteurs, les batteries prussiennes d'Ohmsdorf commencèrent à tirer sur l'ennemi; quinze cents chevaux que M. d'Okelly avait placés devant son infanterie, dans un fond, et qui, ne s'attendant à rien moins qu'à être attaqués, avaient mis pied à terre, se trouvant inopinément foudroyés et bombardés par des batteries qui leur étaient dérobées à la vue, se culbutèrent sur leur propre infanterie, la mirent en confusion, et l'entraînèrent pêle-mêle avec eux jusque vers l'armée du maréchal Daun. Par la fuite de ces troupes, les redoutes de ce poste ne restèrent que faiblement garnies. Aussitôt M. de Möllendorff se jeta par sa gauche dans le bois qui communique avec ceux de Leutmannsdorf, et tournant M. d'Okelly par les montagnes, il délogea l'ennemi après une médiocre résistance. L'infanterie prussienne mit le feu aux palissades<220> d'une redoute où les Autrichiens tenaient encore, ce qui les contraignit enfin de l'abandonner. Cependant M. d'Okelly se soutenait, indépendamment de cette attaque, sur le plateau qui est à la droite du chemin de Polnisch-Weistritz à Königsberg. Pour l'obliger à quitter encore ce reste de sa position, M. de Möllendorff établit une batterie sur la montagne qu'il avait emportée, et l'on approcha les quarante obusiers du pied de la montagne dont on n'avait pas délogé l'ennemi; M. de Manteuffel prit en même temps à revers ces retranchements, qui étaient voisins de son poste de Hohengiersdorf. Ces canonnades par devant, par derrière et en flanc contraignirent enfin l'ennemi à se retirer. Toutes ces différentes attaques valurent deux mille prisonniers aux Prussiens. La garnison de Schweidnitz fit à la vérité une sortie durant l'action; mais la cavalerie qu'on lui opposa, et quelques volées de canon qu'on lui tira en même temps, la firent rentrer dans la place avec quelque précipitation.
Par la manœuvre qu'on venait d'exécuter, M. de Wied, qui se trouvait proche de Heidelberg, coupait en quelque manière l'armée impériale du comté de Glatz. Le maréchal Daun, convaincu de la nécessité où il se trouvait de changer de position, décampa le soir même; il appuya sa droite sur la Eule, la plus haute montagne des environs, d'où son front de bataille s'étendait, par Wüstenwaltersdorf et Tannhausen, à Jauernick. La réserve de l'armée, sous les ordres de M. Loudon, couvrit la gauche de cette armée, et prit sa position entre Wüstengiersdorf et Braunau.
M. de Wied prit un camp vis-à-vis de la droite des Impériaux, et occupa cette chaîne de montagnes qui va de Taschendorf à Heidelberg. M. de Manteuffel fut poussé avec son corps à Bärsdorf, où il joignait M. de Wied par sa gauche, et M. de Ramin par sa droite. Ce dernier continua avec sa brigade à demeurer immobile sur la montagne de Seitendorf. Outre ces divers camps, l'armée continuait d'avoir des postes à Gottesberg, à Waldenbourg; et M. de Salenmon,<221> qui avait un poste d'avertissement, occupait les gorges de Landeshut, pour observer les mouvements que l'ennemi pourrait faire dans cette partie. Tous ces corps, quoique campés sur des hauteurs escarpées, eurent ordre de se retrancher : on remua la terre, on palissada les ouvrages, on fit des abatis dans les lieux convenables, enfin on s'établit si solidement, qu'aucun de ces corps qui occupaient les montagnes, n'eût à craindre ni attaque ni surprise de la part de l'ennemi. Ces précautions, superflues en d'autres circonstances, étaient nécessaires alors, parce que le Roi était obligé de s'affaiblir de vingt-quatre bataillons pour entreprendre le siége de Schweidnitz, et qu'il fallait se préparer à se voir dans le cas de faire de fréquents détachements, qui n'auraient pu se tirer qu'avec risque de l'armée, si sa position n'avait pas été rendue inattaquable. Ce qu'il y eut de singulier pendant cette opération, fut que, le même jour que le maréchal Daun quitta son camp de Dittmannsdorf pour se poster sur la Eule et à Wüstenwaltersdorf, les Russes quittèrent les Prussiens et partirent pour la Pologne, sans que les Impériaux eussent la moindre nouvelle de leur séparation.
Cependant les vingt-quatre bataillons et les trente escadrons destinés pour le siége de Schweidnitz s'assemblaient au pied des hauteurs de Kunzendorf. On envoya au prince de Würtemberg, qui était encore au Kleutschberg, la plus grande partie de la cavalerie, dont on ne pouvait tirer parti ni dans les montagnes ni pour le siége, et l'on fit des préparatifs sérieux pour attaquer une place défendue par une garnison de onze mille hommes et un des premiers ingénieurs de l'Europe. La diversion dont on s'était flatté de la part du Tartare, n'était plus à espérer. Le kan de la Crimée se promenait à la vérité avec cinq ou six mille hommes sur les frontières de la Pologne; mais tant de changements subits arrivés en Russie avaient tellement désorienté Tartares et Turcs, qu'ils ne pouvaient pas se décider sur le parti qu'ils avaient à prendre. Ces motifs achevèrent de déter<222>miner le Roi à rappeler le prince de Bevern de la Moravie, où il était encore.
Pour être en quelque manière sûr de la prise de Schweidnitz, il fallait que tout concourût à ce but. Le Roi n'avait pas un homme de trop pour entreprendre ce projet, et dès que cette entreprise se trouverait terminée, il était maître d'employer ses troupes ailleurs. Pour se persuader de la nécessité de cette réunion de l'armée, il n'y a qu'à compter le nombre des différents corps auxquels l'armée prussienne devait s'opposer. Nous trouvons l'armée du maréchal Daun, et les corps de Loudon, de Hadik, de Brentano, de Beck, d'Ellrichshausen, outre les détachements de Silberberg et de Wartha. Tout cela faisait ensemble soixante-dix mille combattants. Quoique l'armée du Roi ne fût guère plus faible, il fallait toutefois en décompter les troupes destinées au siége de Schweidnitz, et surtout réfléchir à l'étendue de terrain, infiniment plus grande que celle de l'ennemi, que les Prussiens occupaient. Le Roi était d'ailleurs obligé de s'attendre aux efforts que les Impériaux feraient pour délivrer Schweidnitz, auxquels il fallait être en état de s'opposer avec promptitude. Ainsi, nonobstant que M. de Werner eût remporté nombre d'avantages sur M. de Beek en Moravie, il fut obligé de se retirer, et joignit le prince de Würtemberg le 1er d'août, dans le camp de Péterswaldau. Le prince de Bevern, qui le suivait, arriva en même temps à Neisse, d'où il couvrit le convoi des munitions de guerre qu'on assemblait pour le siége de Schweidnitz.
M. de Tauentzien, à qui la direction de ce siége fut confiée, partit alors avec un convoi pareil de Breslau pour se rendre aux environs de cette place. Il investit la ville le 4 d'août; la tranchée s'ouvrit le 7 : elle prenait de la briqueterie, et tournait vers Würben pour embrasser le polygone de Jauernick, sur lequel se dirigeait l'attaque. Le même jour, le commandant fit une sortie, mais qui ne répondit pas à son attente. M. de Reitzenstein donna avec ses dragons sur cette in<223>fanterie, et la reconduisit jusqu'aux barrières de la place. Le Roi fut dès lors de l'opinion que si le maréchal Daun tentait de secourir cette forteresse, il déboucherait sûrement par Silberberg, Wartha et Lan-genbielau. C'était la voie la plus commode; il aurait essuyé toutes sortes d'inconvénients en prenant le chemin de Landeshut. Il avait retiré son magasin de Braunau, ce qui lui rendait les transports de ses vivres difficiles dans cette partie. Cette route est la plus détournée, ce qui donnait au Roi la facilité de le prévenir. Enfin, en débouchant par Silberberg, il couvrait en même temps Glatz, pouvait faire usage des détachements qui occupaient les gorges, et était toujours sûr de sa retraite, parce qu'il avait deux postes bien fortifiés à dos. Convaincu par l'évidence de ce raisonnement, le Roi transporta son quartier général à Péterswaldau; il fut joint par la brigade de Möllendorff.
Le camp que le Roi prit,223-a touchait, pour ainsi dire, à la gauche de M. de Wied. La brigade de Nimschoffsky fut placée sur une montagne des gorges de Steinseifersdorf, par où elle couvrait la brigade de Knobloch, qui faisait l'extrémité du camp de Taschendorf. L'infanterie du Roi s'étendait derrière le ravin de Péterswaldau, et sa cavalerie occupait le terrain qui, devant Peiskersdorf, va vers Faulbrück. Le prince de Bevern arriva le lendemain de Neisse par une marche forcée, et son camp lui fut assigné au delà de Reichenbach, sur les hauteurs de Mittel-Peilau, vers Gnadenfrey.
La position de cette petite armée faisait comme un angle, dont une ligne, descendant de Steinseifersdorf, se prolongeait sur la direction de Reichenbach, d'où l'autre, reprenant par les collines de Peilau, allait aboutir à un escarpement assez considérable; la ville de Reichenbach, située entre ces deux camps, faisait précisément la pointe de l'angle. Cette position avait tous les avantages qu'on pouvait désirer : elle couvrait M. de Wied par le camp de Péterswaldau, que, sans cette précaution, l'ennemi aurait pu tourner; et le corps du<224> prince de Bevern empêchait les Autrichiens, en débouchant des montagnes, de se portera la montagne de Zobten, d'où ils pouvaient soutenir Schweidnitz, et par conséquent faire lever le siége de la ville; de sorte que l'ennemi, de ce côté-là, était réduit, ou à faire un détour par Nimptsch, ce qui donnait aux Prussiens le temps de le prévenir à Koltschen, ou à attaquer le poste de Peilau, qui était bon, et où le prince de Bevern pouvait se soutenir avec honneur. D'ailleurs, en supposant que les Impériaux eussent pris la route de Landeshut pour secourir Schweidnitz, ils ne pouvaient descendre dans la plaine qu'après deux grandes marches; au lieu que les troupes du Roi pouvaient se transporter en six heures de Péterswaldau à Freybourg, où l'on avait préparé un camp pour couvrir, en cas de besoin, le siége de Schweidnitz de ce côté. Si le Roi n'occupa point les hauteurs du Hutberg et du Kleutschberg, c'est que ces terrains ne répondaient pas à ses deux objets principaux, savoir, de couvrir le flanc de M. de Wied et le siége. Le Hutberg et le Kleutschberg sont devant la gorge de Bielau, où l'ennemi avait un poste fortifié, et qui, tenant à la Eule, lui donnait la facilité d'en déboucher avec toute l'armée derrière la position qu'on aurait prise, ce qui pouvait amener les suites les plus fâcheuses. Comme, d'ailleurs, ces collines se trouvaient trop éloignées de la position des troupes prussiennes pour leur nuire, il était bien certain que les Autrichiens, en les occupant, n'y pouvaient trouver aucune sorte d'avantage.
A peine le prince de Bevern eut-il joint le corps du Roi, que M. de Beck, qui le suivait en l'observant, parut sur le Kleutschberg; il ne trouva pas cependant à propos d'y séjourner longtemps, et il se retira à Silberberg. Les hussards de Mohring donnèrent sur son arrière-garde, et lui enlevèrent un lieutenant-colonel, quelque monde, et du bagage. Nous avons déjà dit que les Autrichiens avaient un poste retranché clans la gorge des montagnes qui s'ouvre au village de Lan-genbielau. Ce village, dont les Prussiens occupaient les deux tiers,<225> était garni par les volontaires de Hordt, et servait de poste d'avertissement; on avait poussé, au delà, des détachements de hussards sur le Hutberg et le Spitzberg. On prévoyait cependant que l'ennemi, en débouchant des montagnes, choisirait cet emplacement pour son camp, et comme on avait résolu de le lui abandonner, on n'y avait placé que de légers détachements, préparés à se retirer au premier signal.
Tout ce qu'on avait prévu arriva pour cette fois. Le 16 d'août, le maréchal Daun déboucha dans ces vallées sur différentes colonnes. Son avant-garde escarmoucha avec le détachement de Langenbielau, qui se retira en bon ordre sur l'armée du Roi. Le maréchal Daun, à la tête de quarante bataillons et d'autant d'escadrons, prit son camp, qu'il étendit depuis le Hutberg jusque vers Heidersdorf. M. Beck occupa en même temps le Kleutschberg avec douze bataillons et vingt escadrons. Comme les Impériaux avaient considérablement dégarni leurs postes des montagnes pour rassembler cette armée, on ne courait aucun risque en en faisant autant, de sorte que le Roi attira à lui les brigades de Ramin et de Saldern,225-a avec lesquelles son corps, y compris celui du prince de Bevern, faisait vingt-huit bataillons et quatre-vingts escadrons; cependant la vérité du fait exige que nous ajoutions que ces deux brigades n'arrivèrent, le soir, qu'après la fin de l'action.
Le Roi avait fait d'avance ses dispositions pour la défense réciproque de ces deux camps; il était convenu avec le prince de Bevern qu'ils se porteraient mutuellement du secours. On avait élargi les chemins et préparé les communications : la disposition portait que celui des deux corps qui serait assailli par l'ennemi, se bornerait à la simple défense de son camp, tandis que l'autre volerait à son secours, et agirait offensivement. Le terrain se prêtait à merveille à cette manœuvre : car, en supposant que le corps de Péterswaldau fût attaqué,<226> le prince de Bevern se portait naturellement sur le flanc droit et à dos de l'ennemi; et au cas que le corps de Peilau fût assailli, le Roi faisait une manœuvre pareille avec ses troupes sur la gauche des Impériaux. Vers le midi, on s'aperçut que le dessein du maréchal Daun était d'attaquer le prince de Bevern. Toutes ses forces se portaient sur la droite, vis-à-vis du camp de Peilau; au lieu que s'il eût voulu s'engager avec le corps de Péterswaldau, il devait renforcer sa gauche, et s'étendre aux gorges des montagnes. Il n'y avait point d'infanterie dans cette partie-là. Tout ce qui se présentait vers la droite du Roi, ne consistait qu'en quelques escadrons de hussards, qui ne pouvaient attirer aucune attention sur eux.
Le Roi, qui était certain qu'on aurait ce jour même ou la nuit suivante une affaire avec l'ennemi, tenait son infanterie sous les armes, sa cavalerie sellée et bridée, et son artillerie légère près de cette cavalerie. Il alla faire une reconnaissance à ses postes avancés; à peine y fut-il, qu'on vit détendre les tentes du prince de Bevern, et qu'on entendit son canon. Le major Owstien, qui se trouvait sous la main avec un détachement de cinq cents hussards, fut envoyé incessamment pour joindre le corps de Peilau, et le prince de Würtemberg se mit à la tête de cinq régiments de cavalerie avec la brigade d'artillerie légère. M. de Möllendorff eut ordre d'y marcher avec sa brigade. Le Roi prit le régiment de Werner avec lui, pour arriver plus promptement sur le champ de bataille. M. de Zieten prit, en attendant, le commandement du corps de Péterswaldau, pour empêcher que malheur n'arrivât de ce côté.
Lorsque le Roi eut passé Reichenbach, il découvrit toute la disposition dans laquelle les ennemis attaquaient le prince de Bevern. M. de Lacy avait dépassé le village de Peilau avec six bataillons, qu'il tenait couverts derrière une colline sur laquelle il avait établi une batterie de vingt pièces de canon. Dix autres bataillons se présentaient du côté de Gnadenfrey; ils avaient pareillement formé une<227> grande batterie devant eux. Leur dessein était d'attirer sur eux l'attention du prince de Bevern, pour qu'il ne s'aperçût pas de la manœuvre de M. de Beck, qui se glissait par les bois pour lui tomber à dos. M. O'Donnell avait débouché en même temps avec quarante-six escadrons du village de Peilau, pour couvrir le flanc gauche de M. de Lacy. La cavalerie de Lentulus, qui était du corps du prince de Bevern, et les hussards d'Owstien avaient déjà rejeté à trois reprises les cuirassiers impériaux dans ce village. Sur ces entrefaites arriva le prince de Würtemberg; il se forma incontinent sur le flanc de l'ennemi. M. O'Donnell n'avait aucune bonne position à prendre. S'il faisait front au prince de Bevern, il prêtait le flanc au prince de Würtemberg; et s'il faisait face au corps de ce prince, il donnait à M. Lentulus prise sur sa droite, et de plus il avait à dos le feu du canon du prince de Bevern. Dans cet embarras qui agitait M. O'Donnell et que ses cuirassiers ressentaient, il reçut une bordée de quinze pièces de six livres de l'artillerie légère, dont on avait formé une batterie à la hâte. Cela acheva de répandre la confusion parmi son monde. Le régiment de Werner, soutenu de celui de Czettritz, chargea en même temps cette cavalerie impériale, et après un choc vigoureux, il la rejeta au delà du village de Peilau. La fuite de cette cavalerie dégarnissait le flanc de M. de Lacy, qui craignit pour son infanterie, et se hâta de faire sa retraite. M. de Beck, qui s'était déjà engagé avec le prince de Bevern, quitta prise. La brigade de M. de Möllendorff arriva, mais trop tard, car l'ennemi se retirait déjà de tous côtés.
Cette affaire coûta quinze cents cavaliers aux Autrichiens; les Prussiens n'y perdirent que quatre cents hommes du régiment du margrave Henri,227-a qui se signala dans cette action, ayant lui seul fait<228> tête à tout le corps de M. de Beck. Le maréchal Daun, mécontent d'avoir manqué son coup, ne jugea pas à propos de demeurer plus longtemps sur le Hutberg; craignant peut-être pour ses postes des montagnes, qu'il avait dégarnis, il se retira le lendemain au soir, par Wartha et Glatz, à Scharfeneck, où il demeura jusqu'à la fin de la campagne sans donner aucun signe de vie.
Le Roi suivit les Autrichiens : mais comme ce pays montueux et rempli de défilés et de ruisseaux n'est guère propre pour les poursuites, on ne leur fit aucun mal dans leur retraite; on se contenta de pousser M. de Werner à Habendorf pour observer de là les postes de Silberberg et de Wartha. Tous ces mouvements des troupes avaient nui au siége de Schweidnitz, qui n'était pas aussi avancé qu'il aurait dû l'être. M. de Guasco, qui en était gouverneur, commençait néanmoins à mal augurer de sa défense depuis l'échec que le maréchal Daun venait de recevoir; il fit, pour cette raison, une tentative pour obtenir une bonne capitulation et la sortie libre de sa garnison. Durant que cette négociation s'entamait, M. Loudon faisait adroitement tomber entre les mains des Prussiens des émissaires chargés de lettres pour le gouverneur, qui contenaient toutes de grands projets que l'armée impériale voulait exécuter pour sa délivrance. Mais quelque envie que le Roi eût de prendre cette ville promptement, deux raisons l'empêchaient de consentir à la capitulation que M. de Guasco lui offrait. La première raison venait de ce que M. Loudon avait écrit, l'année précédente, en termes positifs au margrave Charles, chargé de la correspondance de l'armée, touchant l'exécution du cartel, que sa cour se croyait dispensée de tenir sa parole et de remplir ses engagements vis-à-vis du roi de Prusse, tant pour l'échange des prisonniers que pour quelque objet que ce fût. On fit valoir cette réponse à M. de Guasco, et on lui répondit que la parole qu'il offrait pour lui et pour sa garnison, de ne point servir d'une année contre les troupes du Roi, ne pouvait point être acceptée, après la déclaration formelle<229> de la cour de Vienne contenue dans la lettre impertinente de M. Loudon. La raison la plus solide, et qu'on dissimulait, était que c'aurait été commettre une faute capitale que de laisser sortir dix mille hommes d'une place qu'on allait prendre en se donnant un peu de patience, parce que, si l'on rendait cette garnison aux Impériaux, leur armée se trouverait de dix mille hommes plus forte, et celle du Roi, affaiblie au moins par quatre mille hommes qu'il fallait mettre en garnison dans cette place; ce qui rendait en tout l'armée prussienne de quatorze mille hommes inférieure à celle de l'ennemi. On rompit cette négociation, et le siége continua d'aller son train ordinaire.
Le Roi s'y rendit en personne le 20 de septembre, pour que les opérations se poussassent avec plus de vigueur. Lefebvre faisait de la part des Prussiens les fonctions d'ingénieur en chef; il avait en tête un des premiers ingénieurs du temps, nommé Gribeauval, qui défendait la place. Lefebvre voulut crever les mines des assiégés, en faisant usage de la nouvelle invention du globe de compression. Gribeauval lui en éventa deux; cela lui fit perdre la tramontane, et le Roi fut obligé de se mêler du détail du siége et de la direction des travaux. On prolongea aussitôt la troisième parallèle; on y plaça une batterie à brèche; on établit des ricochets à la tuilerie; l'on fit encore une autre batterie sur le Kuhberg, qui battait les ouvrages attaqués à revers; on fit sauter quelques rameaux des mines des assiégés. La garnison fit deux sorties, et délogea les Prussiens d'un entonnoir couronné d'où ils voulaient déboucher par de nouveaux rameaux. Ces chicanes prolongèrent la durée du siége, parce qu'il fallait faire une guerre souterraine. Toutefois la plupart des canons de la place étaient, ou évasés, ou démontés; les vivres commençaient à devenir rares, et l'ennemi se serait rendu par inanition, si une bombe, en tombant devant le magasin à poudre du fort de Jauernick, dont le hasard voulut que la porte fût ouverte, n'eût mis le feu aux poudres, et bouleversé une partie du fort, outre que trois cents grenadiers des en<230>nemis y périrent. Cet accident, qui ouvrait la place, obligea le gouverneur à battre la chamade. La ville capitula le 9. M. de Guasco avec sa garnison, forte de neuf mille hommes, se rendit prisonnier de guerre; lui et tout son monde furent envoyés en Prusse. M. de Knobloch reçut le gouvernement de cette place, et M. de Wied partit pour la Saxe avec un gros détachement, pour y renforcer le prince Henri.
Ainsi se termina la campagne de Silésie, moins bien qu'on n'eût pu le présumer au commencement, mais mieux qu'on ne pouvait l'espérer après la dernière révolution de la Russie. Le Roi donna le commandement des troupes en Silésie au prince de Bevern; il envoya MM. de Ramin, Möllendorff et Lentulus avec leurs brigades en Lusace pour occuper les environs de Görlitz, et pour causer aux Autrichiens des jalousies sur Zittau et sur la Bohême, afin de faciliter les opérations du prince Henri. L'armée de Silésie entra en cantonnements près du camp retranché qu'elle avait tenu toute la campagne, et que l'on se contenta, pendant l'hiver, de garder par des détachements, qu'on relevait tous les huit jours; après quoi Sa Majesté se rendit elle-même en Saxe. Tandis que M. de Wied est occupé à traverser la Lusace, nous reprendrons le fil de la campagne de S. A. R., que nous suivrons jusqu'à l'arrivée de ce secours.
Nous avons laissé ce prince occupé à déranger les projets de M. Serbelloni, et M. de Seydlitz aux mains avec les troupes des cercles, qu'il poussa du Voigtland jusqu'au margraviat de Baireuth. S. A. R. voulut tirer raison des insultes que les ennemis avaient tenté de faire à ses postes. Comme toutefois elle ne pouvait les brusquer dans les postes formidables où ils étaient solidement établis, elle se proposa de prendre sa revanche par le moyen des diversions qu'elle comptait faire en Bohême. Dans cette vue, M. de Kleist230-a franchit le Basberg, et<231> sema la terreur dans le cercle de Saatz. Cette alarme parvint bientôt à M. de Serbelloni, qui envoya M. Blonquet, à la tête de quatre mille hommes, au secours de la Bohême. Ce général fit retrancher le chemin d'Einsiedel, où il plaça quelque monde, et s'établit à Dux avec le gros de sa troupe. D'autre part, l'armée des cercles s'était rapprochée d'Oelsnitz, d'où elle voulait prendre le chemin de Schneeberg et longer les frontières de la Saxe dans l'intention de se joindre à M. Blonquet. M. de Kleist, qui était à peine revenu de la Bohême, fut obligé d'y retourner pour faire avorter ce dessein; il rassembla près de Porschenstein le détachement qui devait servir sous ses ordres; il força le retranchement d'Einsiedel, et y prit quatre cents hommes et un canon. De là il donna sur les dragons de Batthyani, qui venaient au secours des troupes qu'il avait battues, et les mit en déroute; ensuite il poursuivit M. Blonquet, qui à son approche se retira de Dux à Teplitz. Il l'y laissa, et vola vers le Basberg, où il se mit sur le flanc de l'armée des cercles, qui se replia sur-le-champ sur Annaberg, puis sur Hof, et enfin sur Baireuth.
Le prince Henri résolut sur cela d'envoyer en Bohême un corps plus considérable, et de profiter de l'absence des troupes des cercles pour frapper un coup d'éclat. Son dessein était de chasser l'ennemi de Teplitz, et de se rendre maître d'Altenberg, pour tourner par ce moyen le poste de Dippoldiswalda; et il aurait forcé les Impériaux à l'abandonner. M. de Seydlitz, qui fut chargé de l'exécution de ce projet, se contenta de laisser après son départ M. de Schulenbourg, avec cinq cents chevaux, vis-à-vis du prince de Stolberg et de l'armée de l'Empire pour les observer, et avec son détachement il entra en Bohême, où ayant fait une marche forcée, il arriva le 31 à Kommotau. M. de Kleist y pénétra le 1er d'août par le village de Göhren. Tous les postes d'avertissement de l'ennemi furent mis en fuite. M. de Seydlitz reconnut le même jour le camp de Teplitz, et fit ses préparatifs pour l'attaquer. Le lendemain, il voulut occuper une hauteur que les Im<232>périaux avaient négligé de garnir; il arriva, par une singularité à laquelle il ne pouvait pas s'attendre, que les Prussiens gravirent cette colline de leur côté, et les ennemis d'un autre. Les Autrichiens, qui l'occupèrent les premiers, gagnèrent par là l'avantage du terrain, qui les favorisa. M. de Lôwenstein, qui les commandait, reçut des renforts durant l'action, et les Prussiens furent repoussés avec perte de quatre cents hommes et de deux canons. M. de Seydlitz n'avait employé que quatre bataillons à cette attaque; les ennemis en avaient douze : il fallut céder au nombre. Ce corps, qui ne put point remplir le but de sa destination, se retira en Saxe, et se retrancha à Porschenstein. Quoique l'attente de S. A. R. ne fût pas remplie, et que ce coup eût manqué, toutes ces entreprises successives empêchèrent232-a la jonction de l'armée de l'Empire à celle des Impériaux tout le mois d'août.
Le prince de Stolberg, qui n'avait que cinq cents chevaux en tête, ne trouvant plus d'obstacle assez considérable pour l'empêcher d'agir, marcha avec son armée de Baireuth à Kaaden, où le colonel Török le joignit. Du côté des Prussiens, M. de Belling avait naguère joint l'armée de Saxe; il fut aussitôt mis en œuvre, et envoyé dans le Voigtland, d'où ce général profita de l'absence du prince de Stolberg, et fit une incursion en Bohême, dans l'intention de l'y rappeler. Il arrive soudain devant les portes d'Éger, fait tirer quelques coups de canon contre la ville, et il s'en faut peu que la faible garnison qui défend la place, ne se rende à ses hussards. Mais S. A. R. eut bientôt besoin de son corps ailleurs, et il fut obligé de passer en Lusace pour s'opposer à M. Luszinzky, qui rôdait avec son corps du côté d'Elsterwerda et de Senftenberg, et auquel on prêtait de plus grands desseins
Quelque peu de progrès que les Prussiens eussent faits jusqu'alors, ils n'en avaient pas moins irrité la cour de Vienne, qui, mécontente au suprême degré des incursions qui s'étaient faites en Bohême, en<233> rejetait toute la faute sur ses généraux. L'Impératrice était surtout indignée de ce que M. de Serbelloni ne faisait rien avec la nombreuse armée dont il avait le commandement. On s'en prenait à lui de ce qu'il n'avait eu ni assez d'habileté ni assez de vigilance pour couvrir le royaume de Bohême. Ce mécontentement donna lieu à son rappel, et sa cour le remplaça par M. de Hadik, que le maréchal Daun avait mis en crédit.
Le prince de Stolberg, qui durant ce temps-là continuait toujours sa marche, passa par Teplitz, par Gieshübel, et joignit l'armée impériale auprès de Dresde, à peu près dans le même temps où M. de Hadik en prit le commandement. Ce nouveau général voulut signaler son arrivée par un coup d'éclat : il ordonna qu'on fît le 27 de septembre une attaque générale sur tous les postes détachés du camp de Pretzschendorf. M. de Buttler força en effet quelques postes retranchés dans le bois du Tharand, défendus par des bataillons francs, tandis que le prince de Löwenstein, dont le corps venait de la Bohême, força M. de Kleist à se replier sur Sayda. Le lendemain, S. A. R. fit chasser M. de Buttler des postes dont il s'était emparé, et M. de Seydlitz contraignit trois mille Autrichiens à quitter le fond de Frauenstein, où ils s'étaient logés la veille.
Les avantages qu'on gagnait de ce côté-là, n'empêchèrent pas que M. de Löwenstein ne poussât encore les troupes de M. de Kleist, et qu'il ne s'établît avec ses Autrichiens à Sayda. Cette position qu'il venait de prendre, exposait la boulangerie prussienne de Freyberg à être enlevée, et le prince Henri se trouvait avoir en même temps un corps d'ennemis à dos. D'ailleurs, le terrain que ce prince avait à défendre était si étendu, que de quelque côté que l'ennemi se fût porté en force, il aurait eu le dessus. Ces motifs portèrent S. A. R. à quitter les environs de Pretzschendorf, et à prendre son camp à Freyberg, derrière la Mulde, ce qui s'exécuta le 30 septembre. Le même jour,<234> MM. de Forcade et de Hülsen reprirent les camps de Meissen et des Katzenhäuser. M. de Belling, qu'on avait fait revenir de la Lusace, fut détaché avec M. de Kleist au village de Hartmannsdorf, d'où ils poussèrent à Gross-Schirma, pour en défendre le gué contre M. de Lowenstein, qui s'était posté derrière le ruisseau et le village de Chemnitz.
Le camp de Freyberg, que S. A. R. avait pris, avait encore le défaut d'être trop étendu, ou, pour mieux dire, l'armée avait celui de n'être pas assez nombreuse. Enfin, on avait à défendre tous les gués de la Mulde, et surtout le flanc droit, qui fait front au village de Brand et vers la Rathsheide. Outre ce grand emplacement à défendre, il fallait assurer la communication avec les camps des Katzenhäuser et de Meissen, en occupant le poste de Nossen. MM. de Hülsen et de Forcade n'avaient à eux deux que quatorze bataillons pour soutenir les bords de la Triebisch, de sorte qu'il ne pouvait plus détacher un homme, à moins que de se dégarnir entièrement. Le prince résolut de retrancher son camp; mais il ne put rassembler assez de travailleurs, ni ramasser des instruments en aussi grand nombre qu'un travail aussi étendu semblait le demander, de sorte que les ouvrages qu'on avait projetés, ne furent qu'à peine ébauchés.
Telle était la situation des affaires, lorsque, le 14 au matin, M. de Ried parut avec dix-huit bataillons vis-à-vis de M. de Hülsen, sur les hauteurs de Seligstadt. Le centre de l'armée de M. de Hadik se porta en même temps sur Niederausche;234-a les troupes des cercles se campèrent au village de Chemnitz; M. de Campitelli se forma au village de Weissenborn, à l'extrémité de la droite de S. A. R.; et outre les corps dont nous venons de parler, M. de Kleefeld se porta avec cinq mille chevaux contre M. de Belling, pour le déloger de Hartmanns<235>dorf. Belling fit mine de se retirer : mais faisant soudain volte-face, il chargea l'ennemi avec tant de furie, qu'il le tourna en fuite, et reprit son poste. Les deux armées passèrent la nuit au bivouac.
Le lendemain, l'ennemi attaqua sérieusement tous les passages de la Mulde. Il fut repoussé par les Prussiens de tous les côtés. Immédiatement après que les assaillants se furent retirés, S. A. R. se rendit à sa droite. C'était sur le soir; il faisait déjà obscur : mais avec quelle surprise n'aperçut-elle pas la confusion qui y régnait! M. de Belling avait été chassé de son poste; M. de Bandemer, qui devait le soutenir, l'avait mal secondé. Le prince de Stolberg avait profité de ce moment pour occuper le Rathswald, par où il se trouvait sur le flanc et à dos des Prussiens. Ce dérangement considérable obligea S. A. R. d'abandonner sa position, qui, dans ces circonstances, n'était plus tenable. Elle partit à minuit, elle fit marcher son armée sur trois colonnes, et gagna le Zellesche Wald, sans que l'ennemi s'en doutât, ou fît mine de l'inquiéter. Les troupes se baraquèrent dans la forêt, pour se garantir contre le froid. Le lendemain, on prit une position plus avantageuse entre Riechberg et Voigtsberg. M. de Hadik demeura avec le gros de son armée sur le Landsberg, et les troupes des cercles, renforcées par M. Campitelli, se retranchèrent à l'entour de Freyberg, où M. de Maguire devait les joindre dans peu.
D'un autre côté, M. de Wied était en pleine marche : il s'approchait de Bautzen, et devait occuper les hauteurs de Weissig, pour s'avancer sur le Cerf blanc, par où il se trouvait à dos du poste de Bocksdorf, et pouvait bombarder la Nouvelle-Ville de Dresde. Cette diversion lui avait été prescrite pour obliger M. de Hadik à faire un gros détachement au delà de l'Elbe, afin de donner au prince Henri le temps de respirer et de pouvoir redresser ses affaires. Mais le maréchal Daun, qui avait très-bien pénétré l'intention du Roi, pour que M. de Hadik conservât la même supériorité en Saxe, avait fait côtoyer<236> M. de Wied par le prince Albert de Saxe236-a avec un détachement de douze bataillons et de quinze escadrons. Ce prince traversa Zittau, et gagna les hauteurs de Weissig avant les Prussiens. M. de Wied, ayant ainsi manqué son coup, se replia sur Radebourg; il tourna de là sur Gross-Döbritz, pour s'approcher de l'Elbe, et pour se joindre à l'armée de S. A. R. après avoir passé ce fleuve.
Pendant que ceci se passait en Lusace, le prince méditait un coup par lequel il se promettait de prendre sa revanche sur les ennemis. Il était obligé de rechasser les Impériaux et les troupes des cercles des montagnes de la Saxe, tant parce qu'il en avait besoin pour faire subsister ses troupes pendant l'hiver, que parce qu'il était important de ne pas perdre de terrain à l'approche de la paix. Outre cela, ne devait-il pas venger l'honneur des armes prussiennes, et ne pouvait-il pas appréhender avec fondement que s'il laissait le temps au prince de Stolberg d'attendre ses secours, ce prince n'entreprît lui-même une expédition contre les Prussiens? La prudence, l'honneur, l'intérêt, la politique, tout se réunissait pour qu'il prévînt les ennemis.
S. A. R. ne tarda pas à exécuter son projet. Elle se mit en marche le 28 d'octobre. Sa droite passa par les villages de Braunsdorf et de llennersdorf; sa gauche, après avoir passé le défilé de Grüna, se sépara en deux corps, dont l'un s'arrêta à Hennersdorf, et l'autre, à Gross-Schirma. Ces troupes se mirent en mouvement le 29. L'extrémité de la gauche, destinée pour attirer sur elle l'attention de l'ennemi, fut rangée par M. de Forcade sur la hauteur de Gross-Schirma. M. de Belling chassa les Impériaux du bois de la Struth, et s'y établit avec deux bataillons et dix escadrons. Cette position donna l'aisance à M. de Stutterheim l'aîné d'établir des batteries contre les redoutes<237> que l'armée des cercles avait près de Waltersdorf. La droite du prince continua sa marche, et laissa cette batterie et le bois de la Struth à gauche. M. de Kleist avec son avant-garde fut obligé de déblayer deux abatis soutenus de Croates, et d'en déloger les troupes, pour en ouvrir le chemin à la colonne de S. A. R. Cependant le prince de Stolberg et M. de Campitelli s'étaient mis en bataille autour de Freyberg. Leur droite s'appuyait à Tuttendorf; leur gauche, qui s'étendait derrière le défilé de Waltersdorf, allait aboutir au Spittelwald; outre cela, ils avaient fait construire des redoutes sur les hauteurs de Curbitz,237-a qu'ils avaient entourées d'abatis. La marche que S. A. R. prenait, la conduisit directement à dos de cette position. Aussitôt que le prince de Stolberg s'en aperçut, il fit usage de la seconde ligne pour en remplir le vide qui restait entre sa gauche et la hauteur des Drey Kreuze. A trois mille pas de cette armée, entre le Brand et Erbisdorf, on aperçut encore un corps d'à peu près six mille hommes qui se présentait sur ces hauteurs, commandé par un général Mayer.
Les Prussiens étaient déjà arrivés au Spittelwald : ils l'attaquèrent vigoureusement, et y prirent tout un bataillon impérial de Wied. MM. de Diringshofen237-b et de Manstein237-b furent postés à ce bois, entre le village de Saint-Michel et le Spittelwald, avec quatre bataillons et six escadrons, pour tenir en échec le corps de ce général Mayer. Ces précautions prises, les grenadiers prussiens passèrent la partie de ce bois la plus attenante au village de Saint-Michel, et se mirent en bataille vis-à-vis de la hauteur des Drey Kreuze. Ces grenadiers, soutenus de cuirassiers et de dragons, attaquèrent l'ennemi, et après un feu qui dura à peu près une heure et demie, ils remportèrent la vic<238>toire. M. de Seydlitz donna alors avec sa cavalerie sur les fuyards, et fit des prisonniers jusqu'aux portes de Freyberg. Les troupes des cercles abandonnèrent sur cela les redoutes du côté de Waltersdorf. M. de Stutterheim saisit ce moment pour passer ce défilé et lâcher sa cavalerie sur les fuyards, ce qui augmenta la confusion et la déroute des vaincus. M. de Buttler, qui n'avait point passé la Mulde, n'ayant été jusqu'alors que spectateur de l'action, voulut y être pour quelque chose : il envoya, mais trop tard, le régiment de Joseph Esterhazy au secours des cercles, et tout ce régiment fut fait prisonnier. Enfin, le prince de Stolberg, Campitelli, Mayer, et Buttler même, tous s'enfuirent jusqu'à Frauenstein, où à peine ils se crurent en sûreté. Ils perdirent dans cette bataille trente pièces de canon, soixante-six officiers, et près de huit mille hommes, dont quatre mille furent faits prisonniers par S. A. R. La perte des Prussiens ne monta pas à mille hommes, parce qu'ils n'éprouvèrent pas une résistance bien opiniâtre; ils n'étaient forts que de vingt-neuf bataillons et de soixante escadrons. L'ennemi qu'ils eurent à combattre, outre l'avantage que lui donnait le terrain, s'il avait su s'y défendre, avait quarante-neuf bataillons et soixante-dix-huit escadrons. Mais les succès des armées dépendent plus de l'habileté du général qui les commande, que du nombre des troupes qui les composent. Il serait superflu de faire ici le panégyrique de S. A. R. : le plus bel éloge qu'on puisse faire d'elle, est de rapporter ses actions. Les connaisseurs y remarqueront aisément ce mélange heureux de prudence et de hardiesse, si rare et si désiré, qui unit et rassemble le plus de perfections que la nature puisse accorder pour former un grand homme de guerre.
Après cette victoire, le prince fit nettoyer les bords de la Wilde Weisseritz du peu d'ennemis qui s'y présentaient. Cette petite expédition causa une si vive alarme à M. de Hadik, qu'il fit passer l'Elbe sur-le-champ aux troupes du prince Albert, et qu'il envoya un ren<239> fort considérable au prince de Stolberg, pour le mettre en état de soutenir sa position de Frauenstein. M. de Wied arriva le 1er de novembre au camp de Schlettau, pour relever M. de Hülsen, dont le corps se joignit à l'armée de S. A. R. M. de Platen fut poussé en avant, et passa la Mulde avec un corps de neuf mille hommes. M. de Belling s'avança entre Sasselbach et Burkersdorf, où il alluma, la nuit, des feux comme ceux d'une grande armée. En même temps, M. de Wied fit un détachement à Neukirch, pour alarmer le camp de Plauen. Ces mesures prises avec tant de justesse produisirent l'effet qu'on devait en attendre; car le prince de Stolberg se replia la nuit même sur Altenberg, vers les frontières de la Bohême; sur quoi M. de Belling occupa les environs de Frauenstein, et M. de Platen se campa à Porschenstein, pour couvrir le corps de M. de Kleist, qui entra en Bohême par le chemin d'Einsiedel; il ruina le magasin considérable que les Impériaux avaient à Saatz, fit des incursions jusqu'à Leitmeritz, et rentra en Saxe par le Basberg. Le Roi arriva vers ce temps à Meissen; il fit avancer M. de Wied vers Kesselsdorf. Ce général rencontra un poste d'avertissement de M. de Ried au Landsberg. MM. d'Anhalt et de Prittwitz l'attaquèrent, et y prirent quatre canons et cinq cents hommes. Ce M. d'Anhalt est le même qui avait le plus contribué à l'affaire de Langensalza et à celle de Leutmannsdorf. Cette belle action fit la clôture de la campagne. La saison, qui devenait fort rude, obligea d'assigner des quartiers de cantonnement aux troupes.
Les préliminaires de la paix furent signés vers ce temps-là entre les Français et les Anglais. Les Anglais, dont la conduite avait été si odieuse depuis que M. Bute avait eu l'administration des affaires, abandonnèrent entièrement les intérêts du Roi dans le cours de cette négociation; ils consentirent même à ce que les Français demeu<240>rassent en possession du duché de Clèves et de la principauté de Gueldre. Ce si lâche abandon obligea le Roi à chercher des moyens propres à réduire la cour de Vienne à faire une paix équitable. Les princes de l'Empire étaient las de la guerre; ils voyaient l'armée française prête à repasser le Rhin. Il parut que ce serait le temps de les réduire à la neutralité et par conséquent d'isoler tout à fait l'Impératrice-Reine. Dans cette vue, M. de Kleist fut envoyé dans l'Empire avec son corps. Il s'empara de Bamberg. De là il fut bientôt à Nuremberg, qu'il prit par capitulation. Ses hussards parurent aux portes de Ratisbonne; la diète en fut troublée dans ses délibérations. Plusieurs députés remplis d'épouvanté prirent la fuite. Le duc de Würtemberg, quoique éloigné, fut sur le point de se sauver en Alsace. Enfin cette incursion opéra un si bon effet, que les électeurs de Bavière et de Mayence, et les évêques de Bamberg et de Würzbourg demandèrent la paix, en promettant de retirer d'abord le contingent qu'ils avaient à l'armée des cercles. Le seul moyen d'éteindre l'embrasement de l'Allemagne était d'écarter les matières combustibles qui pomaient nourrir cet incendie. M. de Kleist, après la fin de cette belle expédition, ramena, au commencement de janvier, ses troupes en Saxe; on tira un cordon le long de la Triebisch et de la Mulde, qui s'étendait de Sayda à Meissen. D'autres corps furent répandus à Chemnitz, Zwickau et Géra, le long des frontières de la Bohême, et le gros de l'armée fut distribué depuis Soi au jusqu'aux extrémités de la Thuringe.
Nous croyons de n'avoir rien omis, dans le récit de cette campagne, des opérations de guerre, pour peu qu'elles fussent dignes d'être rapportées. Si nous n'avons pas parlé de la guerre du Portugal, c'est qu'un historien est embarrassé quand il n'a rien à dire. Les paysans portugais eurent l'honneur de tout ce qui s'y fit de mieux; leur activité décontenança la grave lenteur des Espagnols, qui, avec<241> toutes leurs forces, ne firent aucuns progrès. La paix de la France et de l'Angleterre, si nécessaire, si utile à l'Europe, fut cependant moins avantageuse à tant d'empires qu'à la réputation des généraux espagnols et portugais, parce qu'elle laissa à l'imagination des spéculatifs entière liberté de supposer les exploits par lesquels ces généraux se seraient illustrés, si la guerre avait continué.
<242>CHAPITRE DERNIER.
De la paix.
Les troupes étaient à peine entrées en cantonnement, que M. Fritsch, conseiller du roi de Pologne, se rendit à Meissen, où le Roi avait établi le quartier général. M. Fritsch avait des terres dans le voisinage, de sorte que son arrivée ne parut point extraordinaire. Il demanda audience au Roi, et l'obtint. Il débuta par quelques lieux communs sur les malheurs de la guerre et sur les avantages de la paix; à la suite de quoi il s'ouvrit davantage, en ajoutant que cette paix était peut-être moins éloignée qu'on ne le pensait, qu'il était même chargé de certaines commissions dont il ne tardait à s'ouvrir que pour savoir préalablement si elles ne seraient pas mal reçues.
Le Roi lui répondit que ses ennemis l'avaient forcé à faire la guerre; que c'étaient eux qui jusqu'à présent s'étaient opposés à la paix, ou l'avaient éludée sous différents prétextes; que ce n'était pas à lui qu'il fallait demander s'il désirait la fin des troubles de l'Allemagne, mais bien à ceux qui les avaient fomentés et entretenus jusqu'alors, dont l'animosité et l'acharnement avaient augmenté à raison de l'opposition et de la résistance qu'ils avaient rencontrée dans l'exécution de leurs pernicieux desseins. Alors M. Fritsch présenta au Roi<243> une lettre du Prince électoral, dont le contenu portait que ce prince, ayant à cœur la tranquillité de l'Europe, avait employé tous ses soins pour la rétablir, et que, pour cet effet, il avait fait sonder les intentions de l'Impératrice-Reine, et l'y avait trouvée toute disposée; que, ne s'agissant que du concours de Sa Majesté Prussienne pour terminer les différends des puissances belligérantes, il priait Sa Majesté de vouloir s'expliquer envers lui sur ce sujet,
Après cette lecture, le Roi rappela à M. de Fritsch toute la conduite que la cour de Vienne avait tenue pendant cette guerre; que ses anciens usages étant de faire la paix la dernière de ses alliés, comme l'histoire en fournissait tant d'exemples, il n'était point apparent qu'elle en eût à présent l'intention sincère; que cependant, pour ne point avoir à se reprocher d'avoir rejeté des ouvertures qui pourraient mener à terminer cette funeste guerre, par cette considération seule le Roi lui déclarait que, quelques raisons qu'il eût de demander des indemnisations pour les cruautés et les ravages qu'on avait commis dans les provinces de sa domination, il s'en désistait par amour de la paix, à condition toutefois qu'aucun de ses ennemis n'insisterait de son côté sur de pareilles indemnisations, parce qu'il était très-résolu de ne point perdre par un trait de plume ce qu'il avait défendu jusqu'alors, et ce qu'il était encore très-en état de défendre par l'épée; et il ajouta : « Si donc la maison d'Autriche a réellement dessein de négocier avec moi, il faut, pour prévenir toute équivoque et toute interprétation ambiguë, que nous convenions préalablement des principes que nous admettrons de part et d'autre; et je n'en vois que trois qui puissent conduire cet ouvrage à une fin désirable, savoir : qu'on fasse une paix équitable, où aucune des parties contractantes ne soit lésée; que les conditions en soient honorables pour ceux qui y concourent; et qu'elle soit cimentée par des mesures assez solides pour qu'elle puisse être durable. »
M. Fritsch comprit par la réponse du Roi qu'il devait surtout<244> guérir l'esprit de ce prince de la méfiance qu'il nourrissait contre les intentions sincères de la cour de Vienne. Pour achever de le convaincre tout à fait des bonnes dispositions où l'Impératrice se trouvait pour la paix, il lui communiqua une relation de Vienne que le sieur Saul,244-a émissaire à cette cour, venait d'envoyer au Prince électoral. Cette relation contenait des assurances que le comte Kaunitz avait données au sieur Saul du désir de l'Impératrice de terminer promptement cette guerre; mais il s'y rencontrait en même temps d'insignes mensonges. Le comte Kaunitz avait assuré l'émissaire qu'à deux reprises l'Impératrice-Reine avait offert la paix au roi de Prusse, la première fois par le canal de la France, et la seconde par celui de l'Angleterre; et que les refus du Roi justifiaient les mesures que la Reine se trouvait obligée de prendre pour la prolongation de la guerre. C'étaient là des faits notoirement faux et controuvés; car jamais il ne s'était fait d'ouverture au Roi de la part de la cour de Vienne, ni par la France, ni encore moins par l'Angleterre. Ce début paraissait de mauvais augure; car quelle espérance pouvait-on fonder sur une négociation qui s'entamait par des faussetés et des mensonges? Toutefois, comme les bagatelles nuisent souvent aux grandes choses, sans s'arrêter aux propos que le comte Kaunitz avait tenus à un émissaire saxon, il ne fallait qu'entrer dans l'examen des raisons que l'Impératrice pouvait avoir de faire la paix, pour se convaincre que leur solidité et leur grand poids devaient faire impression sur son esprit.
Cent mille Turcs sur les frontières de la Hongrie étaient un argument très-capable d'inspirer des sentiments pacifiques au conseil d'État le plus acharné à la guerre. Ajoutez à cette considération la défection des Russes et des Suédois, dont les premiers avaient même fait un bout de campagne avec les Prussiens; et quand même ce n'auraient pas été de nouveaux ennemis à appréhender, c'étaient tou<245>jours de vieux amis et par conséquent des diversions de moins contre la Prusse. Ne devait-on pas tirer en considération à Vienne la paix séparée que les plus grands souverains d'Allemagne venaient de conclure avec la Prusse? Car de quoi était composée l'armée de l'Empire, si ce n'était de leurs troupes? D'une autre part, les préliminaires entre les Français et les Anglais étaient signés, et les Fiançais s'étaient engagés à retirer incessamment leurs troupes d'Allemagne. Il ne restait donc de toutes les parties belligérantes que l'Impératrice et le roi de Prusse sur le champ de bataille, comme à peu près deux champions abandonnés de leurs seconds dans un combat à outrance. Voilà pour les raisons politiques.
Celles que l'intérieur de l'État fournissait, n'étaient pas moins fortes : c'était le découragement des mauvais succès de la dernière campagne, les difficultés infinies d'amasser des fonds pour fournir à la dépense de la guerre, la mésintelligence des généraux, les brouilleries des ministres, les dissensions domestiques de la famille impériale, la santé chancelante de l'Empereur, et peut-être encore ce dilemme, si, l'Impératrice n'ayant pu réussir, avec tant d'alliés, à rabaisser et à détruire la Prusse, il n'y avait pas moins d'apparence que jamais d'en venir à bout, lorsqu'elle était seule et privée de tant de secours.
Les raisons de guerre étaient tout aussi puissantes que celles que nous venons d'alléguer. La ville de Dresde était mal approvisionnée; les magasins de la Bohême se trouvaient en partie vides, ou ruinés par l'incursion de M. de Kleist. Cela devait faire craindre naturellement, à Varsovie aussi bien qu'à Vienne, que la ville de Dresde ne fût reprise par le Roi dès le commencement de la campagne prochaine, et par conséquent que la Bohême ne devînt, sinon le théâtre de la guerre, au moins celui des incursions des troupes prussiennes.
Toutes ces raisons persuadèrent le Roi que la cour de Vienne désirait sincèrement le rétablissement de la paix. Après avoir bien examiné ces choses et y avoir mûrement réfléchi, le Roi donna au sieur<246> Fritsch une réponse favorable, et le chargea en même temps d'une lettre pour le Prince électoral, dans laquelle il le remerciait des soins qu'il s'était donnés pour concilier les esprits, en l'assurant que, de son côté, il contribuerait avec plaisir, autant que le permettrait sa gloire, au rétablissement de la paix.
Peu de jours après, le Roi partit de Meissen : il fit la tournée de son cordon sur les frontières de la Bohême et de l'Empire, d'où il se rendit à Leipzig, pour y établir son quartier durant l'hiver. M. Fritsch s'y présenta peu de jours après l'arrivée du Roi; il y vint muni de la réponse que la cour de Vienne avait donnée aux principes que l'on voulait établir pour base de la négociation. Ce mémoire était chargé de nombre d'expressions emphatiques, énigmatiques, obscures et inintelligibles pour tout autre que pour le comte Kaunitz même. Le comte Flemming, ministre de Saxe à Vienne, avait par bonheur commenté ce texte par une longue lettre où il expliquait le sens ténébreux du style de la chancellerie autrichienne; il donnait de fortes assurances de la droiture des sentiments de l'Impératrice, et du consentement qu'elle donnait à toutes les restitutions qu'on pouvait exiger d'elle, en faveur de l'état déplorable où l'électorat de Saxe se trouvait réduit; il avertissait cependant par précaution qu'on devait s'attendre de la part des Autrichiens à quelques chicanes et à quelques circonlocutions pour la forme, parce que la dignité impériale exigeait qu'on fît tout de mauvaise grâce, et qu'on amusât le terrain par des difficultés inutiles, avant de convenir définitivement des conditions que dès lors la cour de Vienne acceptait tacitement. Après cette réponse, les parties étaient d'accord ensemble pour le fond, et la paix pouvait se conclure sur le pied que le Roi le désirait.
De son côté, bien des raisons concouraient à lui faire préférer des conditions de paix modestes et modérées à d'autres plus avantageuses. Il était d'autant moins à propos de rehausser ces conditions, dans l'état où se trouvaient les choses, qu'on n'aurait obtenu des dédommage<247>ments que par des victoires, et que l'armée se trouvait trop ruinée et trop dégénérée pour qu'on pût s'en promettre des exploits éclatants. Les bons généraux se faisaient rares, et l'on en manquait pour conduire les détachements. Les vieux officiers étaient péris dans tant d'occasions meurtrières où ils avaient combattu pour la patrie. Les jeunes officiers, à peine sevrés, étaient dans un âge si débile, qu'on ne pouvait pas s'attendre à de grands services de leur part. Ces vieux soldats respectables, ces chefs de bandes n'existaient plus, et les nouveaux dont l'armée était composée, consistaient, le grand nombre, en déserteurs, ou dans une jeunesse faible, au-dessous de dix-huit ans, incapable de soutenir les fatigues d'une rude campagne. D'ailleurs, beaucoup de régiments, ruinés à différentes reprises, avaient été formés trois fois pendant la guerre; de sorte que les troupes, dans l'état où elles étaient, ne pouvaient s'attirer la confiance de ceux qui devaient les commander. D'ailleurs, à quels secours le Roi pouvait-il s'attendre en continuant la guerre? Il se trouvait entièrement isolé et sans alliés. Les sentiments de l'impératrice de Russie à son égard étaient équivoques; les Anglais agissaient envers lui moins en amis qu'en ennemis déclarés; les Turcs, étourdis de tant de révolutions arrivées en Russie, incertains du parti qu'ils devaient prendre, déclinaient l'alliance défensive qu'on leur proposait depuis si longtemps : le kan même des Tartares venait d'obliger le résident prussien à quitter sa cour. Outre toutes ces circonstances contraires, il y avait tout à craindre que la prolongation de la guerre n'occasionnât la peste en Saxe, en Silésie et dans le Brandebourg, parce que, la plupart des champs demeurant en friche, les vivres étaient rares et à un prix excessif, et les campagnes, dépeuplées d'hommes et de bestiaux, de sorte qu'on ne voyait dans toutes ces provinces que des traces affreuses de la guerre, et des précurseurs de plus grandes calamités pour l'avenir. Dans des conjonctures aussi cruelles, on avait tout à craindre en continuant la guerre. Si nous supposons même qu'on eût commencé la<248> campagne qui était près de s'ouvrir, on n'aurait pas obtenu des ennemis, pour cela, de meilleures conditions; par un cercle vicieux, et après une défense inutile, on aurait été obligé d'en revenir à celles dont on se trouvait d'accord.
Les Autrichiens proposèrent la tenue d'un congrès; le Roi l'accepta d'abord. Ils nommèrent de leur part le sieur Collenbach ministre plénipotentiaire, et le Roi nomma de la sienne M. de Ilertzberg, son conseiller de Cabinet; on convint de plus que les conférences se tiendraient à Hubertsbourg, et, par un acte public, ce lieu, ainsi que son territoire, fut déclaré neutre. Les conférences commencèrent le 28 de décembre,248-a selon les formalités usitées.
Ainsi, dans ces temps heureux, les esprits échauffés et irrités par la guerre se calmèrent tout d'un coup du nord au sud de l'Europe. Nous avons vu les préliminaires signés entre la France et l'Angleterre. Le mauvais succès de ses armes, tant aux Indes qu'en Europe, y avait déterminé le ministère de Versailles; car, dès le printemps de cette année, les Anglais avaient conquis la Martinique, et durant l'été, ils avaient enlevé la Havane aux Espagnols, dont ils avaient entièrement abîmé la flotte. Ces malheurs, joints aux dépenses excessives de la France, et à l'impossibilité de trouver de nouvelles ressources, avaient enfin déterminé le conseil à la paix. Les Anglais, de leur côté, au lieu de faire une paix glorieuse, dont ils pouvaient dicter les conditions à leurs ennemis, gouvernés par le sieur Bute, sacrifièrent les intérêts de leurs alliés : ils avaient consenti que les Français restassent après la paix en possession des places de Wésel, de Gueldre, et de leur territoire. Non content de la manière dont ils foulaient aux pieds leurs engagements et la bonne foi des traités, le sieur Bute intriguait encore à la cour de Pétersbourg, et y semait des germes de méfiance et<249> de soupçons contre le Roi, de sorte que celui-ci, ne pouvant compter sur aucune des puissances de l'Europe, avait tout lieu d'appréhender qu'il ne lui survînt de nouvelles brouilleries avec la Russie.
Cependant, dans cette agitation générale des affaires, où souvent les partis se prenaient sans poids et sans mesure, il arriva, sans doute contre l'intention du ministère britannique, qu'il rendit un service important à la Prusse : voici comment. A peine les préliminaires furent-ils signés, que, par un esprit d'épargne, ce ministère cassa toutes les troupes légères qui avaient servi dans l'armée du prince Ferdinand. De ce nombre fut la légion britannique, et ce corps, fort de trois mille hommes, passa au service du Roi; il fut joint par huit cents dragons prussiens de Bauer, et par autant de volontaires de Brunswic que le Roi avait engagés. Ce détachement, qui formait entre cinq et six mille hommes, eut ordre de se porter incessamment sur les frontières du duché de Clèves. Ce mouvement donna une étrange appréhension aux Français. Ils s'imaginèrent que le Roi projetait de faire une diversion, soit en Flandre, ou dans le Brabant. Ils communiquèrent leurs soupçons aux Autrichiens, qui firent sur-le-champ partir dix mille hommes pour gagner les bords du Rhin. Le ministère hanovrien, à son tour, se figura que, le cœur ulcéré de la conduite perfide des Anglais, le Roi s'en vengerait sur l'électorat de Hanovre. En Angleterre, on crut que le Roi en voulait à l'évêché de Münster, pour s'assurer, par sa possession, de la restitution des duchés de Clèves et de Gueldre; et comme le sieur Bute était en train de donner en toute occasion des marques de sa mauvaise volonté aux Prussiens, il fit doubler la garnison de Münster, avec défense d'y laisser entrer aucun Prussien. Ainsi un événement simple et naturel échauffa tout d'un coup l'imagination des ministres, et fit extravaguer la moitié de l'Europe.
Cette démence tourna cependant à l'avantage du Roi. Ce prince<250> n'avait pensé ni à ces diversions ni à la ville de Münster; l'unique dessein qu'il avait, était de surprendre la garnison de Wésel, pour s'en remettre en possession. Cependant les Français, fortement frappés de l'idée qu'une nouvelle guerre pouvait se rallumer en Flandre, et craignant d'y être enveloppés, proposèrent, par le duc de Nivernois, au ministre du Roi à Londres un traité de neutralité pour la Flandre, moyennant lequel ils le remettraient en possession des provinces qu'ils lui avaient envahies. Cette proposition fut aussitôt acceptée que faite; mais l'éloignement des lieux et la difficulté du trajet d'Angleterre dans cette saison rude, donna lieu à ce que la paix de Hubertsbourg fut signée avant que l'autre traité parvînt à maturité. Nous allons donc reprendre le fil des négociations en Saxe, où se réglèrent effectivement tous les intérêts de la Prusse qui étaient à discuter.
Dès que les plénipotentiaires se furent assemblés à Hubertsbourg, le sieur de Collenbach dicta un mémoire dont la substance était à peu près telle : « Le sieur de Collenbach, autorisé par ses pleins pouvoirs, déclare que Sa Majesté l'Impératrice-Reine, pour convaincre tout le monde qu'elle désire sincèrement de voir la paix rétablie, ne balance point à faire les premières propositions; et comme de part et d'autre l'on est convenu de rétablir la paix sur des principes justes, honorables et durables, pour qu'aucune des parties contractantes ne fasse des pertes réelles, ces trois qualités exigent les conditions suivantes : 1o Que la cour de Saxe soit comprise dans cette paix sur un pied convenable et réciproque. 2o Qu'on ait de justes égards pour les États de l'Empire, nommément ceux de Franconie, ainsi que pour le duc de Mecklenbourg et le prince de Zerbst. 3o Qu'on se prête à ce que la paix puisse être rétablie dans l'Empire d'une manière honorable à l'Empereur. 4o Qu'il y ait une amnistie générale, dans laquelle l'empire romain soit compris. 5o Qu'en conséquence de la convention<251> passée entre le Roi et l'Électeur palatin au sujet de la succession de Juliers et de Berg, ce traité reprenne sa force après la paix, et soit renouvelé selon l'ancien pied. 6o Que, pour rendre cette paix durable, le comté de Glatz, dont la situation couvre la Bohême, reste à l'Impératrice-Reine; en faveur de quoi cette princesse s'engage d'acquitter les dettes hypothéquées sur la Silésie, à proportion de la valeur de ce comté, et de renoncer au titre de duchesse de Silésie, en incorporant les principautés de Troppau et de Jägerndorf à la Moravie. 7o Qu'afin d'écarter toute tentation d'agrandissement et tout ce qui pourrait exciter de nouvelles idées d'ambition, l'Impératrice s'engage à disposer l'Empereur pour qu'il détache la Toscane de la succession primogéniale de sa maison, à condition toutefois que le Roi prenne les mêmes engagements pour la succession des margraviats de Baireuth et d'Ansbach, possédés jusqu'en ces temps en seconde géniture. 8o Que les affaires du commerce demeurent in statu quo. 9o Qu'en faveur des provinces que l'Impératrice restitue au Roi, ce prince veuille accorder sa voix pour l'élection de l'archiduc Joseph en qualité de roi des Romains; et, 10o, pour l'expectative à la succession féodale du duché de Modène en faveur de l'archiduc puîné, qui épousera l'héritière de ce duché. 11o Que le Roi accorde à l'Impératrice la libre navigation sur l'Elbe. 12o Et qu'enfin on renouvelle les paix de Breslau et de Dresde au sujet du maintien de la religion romaine, de l'acquittement des dettes de la Silésie, et des garanties mutuelles, que le Roi voudra bien étendre au delà des bornes de ce traité; qu'on se rende des deux parts tous les prisonniers de guerre; et qu'on renonce à toutes les contributions arriérées. »
Ces propositions, dont plusieurs étaient captieuses, furent examinées avec toute l'attention que méritait l'importance de la matière; on éplucha les articles contraires par le sens et par les paroles aux principes fondamentaux dont on était convenu pour rétablir la paix;<252> il fut surtout facile de prouver que la cession d'une province, quelques couleurs qu'on lui donnât, était toutefois une perte très-réelle, qu'un sens forcé ou un terme interprété d'une manière équivoque ne pouvait en aucune façon faire changer de nature; on y substitua l'article suivant : Que la restitution entière des États appartenants aux puissances belligérantes servirait de base au traité qu'on voulait faire; par conséquent qu'on promettait de rendre au roi de Pologne son électorat de Saxe et les provinces y appartenantes, dès qu'on restituerait aux Prussiens les provinces qu'on leur avait envahies.
On demanda ensuite l'explication de certains termes vagues contenus dans le mémoire autrichien, parce qu'il fallait des définitions pour les comprendre. Que pouvaient signifier les justes égards qu'on demandait au Roi pour les princes de l'Empire? Comme cette phrase était sujette à une interprétation arbitraire, il fallut nécessairement la réduire en proposition claire et intelligible. On fit observer en même temps aux Autrichiens que les différends que le Roi avait eus avec les princes de l'Empire venant à cesser par cette paix, il était superflu de stipuler quelque condition particulière à leur égard, à moins que, par le même article et par une réciprocité parfaite, il ne plût à l'Impératrice-Reine de contracter les mêmes obligations envers les alliés du Roi, lesquels on nomma, savoir : l'impératrice de Russie, le roi d'Angleterre, électeur de Hanovre, le landgrave de Hesse, et le duc de Brunswic.
On proposa, au lieu du troisième article, l'amnistie du passé et le renouvellement de la paix de Westphalie. C'était pour donner un ridicule aux alliés de la cour de Vienne, parce que cette paix avait servi de prétexte à la France et à la Suède pour se déclarer contre le Roi; et, en la renouvelant, c'était extorquer à l'Impératrice un aveu tacite de l'injustice de ce prétexte. L'article sixième, contenant la cession du comté de Glatz, fut nettement rejeté, comme contraire aux principes<253> fondamentaux dont on était convenu. On déclina l'article septième, en exposant l'indécence qu'il y a qu'une puissance étrangère se mêle des lois et des arrangements domestiques qu'une autre puissance abroge ou établit dans sa famille; et pour donner un tour plus hon-nête à ce refus, on y ajouta que le Roi ne prétendant avoir aucune influence dans les arrangements que l'Empereur trouverait à propos d'établir dans la succession de sa famille, le Roi se flattait de même que ni l'Empereur ni l'Impératrice ne voudraient s'ingérer à disposer des héritages qui revenaient légitimement et de droit à la branche aînée de la maison de Brandebourg. On répondit à l'article du commerce qu'il était à la vérité dur de renoncer à des droits acquis par les traités de Breslau et de Dresde; cependant qu'on n'était pas éloigné de se relâcher sur quelques points, pour montrer par cette complaisance le désir qu'on avait d'avancer l'ouvrage de la paix. A l'égard de l'élection de l'archiduc Joseph pour la dignité de roi des Romains, et de la succession féodale du duché de Modène, le Roi, qui ne pouvait empêcher ni l'un ni l'autre, prit le parti d'accorder sa voix de bonne grâce, pour s'en faire un mérite, et ces articles ne furent point chicanés du tout.
On rejeta en revanche la prétention des Autrichiens sur la libre navigation de l'Elbe, comme étant contraire au droit d'échelle dont la ville de Magdebourg est en possession de temps immémorial. On convint facilement des autres articles, hors celui par lequel les Autrichiens demandaient des garanties plus étendues et moins restreintes que celles qu'on leur avait données par la paix de Breslau. Cette proposition fut éludée en flattant le faible des Autrichiens, cette vanité démesurée qu'ils déguisent quelquefois, mais qui perce toujours; et cela se fit en exagérant la vaste étendue et le nombre de royaumes et de provinces qui composent leur empire, comparés au peu d'étendue des États et des petites provinces qui sont sous la domination prus<254>sienne; d'où l'on concluait que le Roi ayant, en comparaison de l'Impératrice-Reine, le double de garanties à sa charge, il se trouverait prégravé dans un traité où les avantages et les obligations doivent être égaux. La véritable cause qui fît rejeter ces garanties, fut que le Roi craignait de se lier les mains à l'égard des Turcs, ce qui serait arrivé si la Hongrie avait été comprise dans le nombre des provinces qu'il garantissait à l'Impératrice-Reine. A ces articles susmentionnés on en ajouta un nouveau, qui contenait l'échange réciproque des sujets prisonniers que les puissances contractantes avaient forcés durant la guerre à prendre service dans leurs troupes.
Ce contre-projet fut envoyé à Vienne par le sieur Collenbach. La réponse en revint assez promptement, et les Autrichiens se relâchèrent sur la plupart des articles; ils n'insistèrent proprement que sur deux points, la cession du comté de Glatz, et le traité provisionnel à conclure, qui réglerait la succession des margraviats de Franconie. On eut donc à combattre des arguments déjà à demi réfutés. Et comme les Autrichiens soutenaient que la forteresse de Glatz n'était qu'une place défensive entre leurs mains, et qu'elle était offensive entre celles des Prussiens; et qu'ils offraient de dédommager le Roi par la partie de la principauté de Neisse dont ils étaient en possession, et de payer l'excédant en argent comptant, pour amortir les dettes hypothéquées sur la Silésie : on se contenta de rétorquer contre eux les mêmes raisons; on leur prouva, par le local du terrain, qu'il y a sur cette frontière de la Bohême plusieurs postes qui en défendent l'entrée au prince qui possède Glatz, comme sont ceux de Bergicht, Politz, Opotschna, Nachod, Wisoka et Neustadt, sans compter Kônigingratz, le moindre desquels, bien défendu, arrêterait une armée comme celle de Xerxès, parce qu'ils valent bien les Thermopyles; au lieu qu'en Silésie et en deçà de Glatz, dans les plaines de Frankenstein et de Reichenbach, il n'est aucun poste où une armée puisse disputer<255> l'entrée à l'ennemi; d'où il résulte évidemment que Glatz, entre les mains des Autrichiens, devient une place offensive, qu'il leur fournit les trois débouchés de Johannesberg, de Wartha et de Silberberg pour descendre librement dans la Basse-Silésie, par où ils peuvent, dès le commencement d'une rupture, établir la guerre au cœur de cette province; au lieu que Glatz, entre les mains du roi de Prusse, ne peut être qu'une place défensive, parce qu'elle ne saurait donner de libre entrée dans le royaume de Bohême; et comme cette discussion devenait toute militaire, le Roi en provoqua aux lumières du maréchal Daun, qui ne pourrait disconvenir de la réalité de ce qu'il avançait. Cependant, pour amalgamer la pilule, on cloua un compliment obligeant à cette préface; et le Roi ajouta que s'il ne s'agissait que de la cession d'une province pour gagner l'amitié d'une princesse d'un aussi rare mérite que l'Impératrice, le Roi croirait l'avoir payée à bon marché par un tel sacrifice; mais qu'une ville d'aussi grande conséquence que Glatz ne pouvait se céder que par un entier oubli des devoirs qu'un souverain doit à sa postérité; surtout la situation du Roi ne le mettant pas dans le cas de recevoir la loi de ses ennemis, puisqu'il avait le double d'États à rendre de ceux qu'on pouvait lui restituer.
L'autre article, concernant la convention proposée par les Autrichiens pour régler la succession des margraviats de Franconie, était trop contraire aux intérêts de la maison royale pour être accepté; on s'en défendit en alléguant premièrement les mêmes arguments qu'on avait déjà employés; secondement, en les fortifiant de considérations tirées des histoires, qui prouvent l'inutilité des traités faits d'avance, par leur inexécution. Il fut facile de prouver cette proposition aux Autrichiens, parce qu'ils avaient encore en fraîche mémoire le peu de validité de cette fameuse pragmatique par laquelle l'empereur Charles VI avait réglé la succession de ses États.
<256>La cour de Vienne répliqua encore à ces deux articles; et après avoir fait quelques tentatives pour le comté de Glatz, elle abandonna ses prétentions, en déclarant qu'elle rendrait la place et l'artillerie dans l'état où tout se trouvait actuellement. Elle se relâcha également sur le traité provisionnel des successions de la Franconie; et quoique le traité de commerce restât encore à régler entre la Prusse et l'Autriche, le Roi ne voulut point se roidir sur cet article, et, cédant également pour le bien de la paix, il fut stipulé qu'à cet égard chacun en userait chez soi comme il le jugerait à propos.
La négociation avec les Saxons marchait de front avec celle des Autrichiens; elle ne rencontra pas de grandes difficultés, parce que le roi de Pologne se trouvait trop heureux de ce que le Roi voulait bien lui rendre son électorat. Les Saxons demandèrent, à la vérité, qu'on s'employât à procurer des établissements aux enfants du roi de Pologne, et principalement au prince Charles, que l'impératrice de Russie venait de déposer de son duché de Courlande.256-a On saura que ce prince s'était marié secrètement avec une comtesse Krasinska, d'une grande famille de Pologne. Le Roi proposa par plaisanterie qu'on lui procurât la survivance de la grande maîtrise de l'ordre Teutonique, alors possédée par le prince Charles de Lorraine, dignité qui ne saurait être transmise à des personnes mariées. Ce qu'il y eut réellement de plaisant, fut que les plénipotentiaires saxons ne remarquèrent pas ce persiflage, et ce ne fut que quatre jours après, en relisant encore une fois ce traité, qu'ils s'aperçurent de leur bévue et du ridicule qu'on leur avait donné. Tout étant réglé, les préliminaires furent signés le 15 de février, et l'échange des ratifications se fit le 1er de mars.
Ainsi finit cette guerre cruelle, qui pensa bouleverser l'Europe, sans qu'aucune puissance, à l'exception de la Grande-Bretagne, éten<257>dît le moins du monde les limites de sa domination. La paix entre la France et l'Angleterre ne fut signée que quelques jours plus tôt257-a que celle de Hubertsbourg. La France, par ce traité, fut dépouillée de ses principales possessions en Amérique. Les Anglais lui rendirent la Martinique, la Guadeloupe, le fort de Belle-Isle, et Pondichéry; et la France restitua l'île de Minorque aux Anglais.
Nous ne saurions nous empêcher d'ajouter quelques réflexions sur tant de faits que nous venons de narrer. Ne paraît-il pas étonnant que ce qu'il y a de plus raffiné dans la prudence humaine jointe à la force, soit si souvent la dupe d'événements inattendus ou des coups de la fortune? et ne paraît-il pas qu'il y a un certain je ne sais quoi qui se joue avec mépris des projets des hommes? N'est-il pas clair qu'au commencement de ces troubles, tout homme sensé devait se tromper dans le jugement qu'il portait sur le dénoûment de cette guerre? Qui pouvait prévoir ou se figurer que la Prusse, attaquée par les forces de l'Autriche, de la Russie, de la France, de la Suède, et de tout le Saint-Empire romain, résisterait à cette ligue formidable, et sortirait d'une guerre où tout annonçait sa perte, sans être démembrée d'aucune de ses possessions? Qui pouvait se douter que la France, avec ses forces intrinsèques, avec ses grandes alliances, avec tant de ressources, perdrait ses principales possessions des Indes orientales, et deviendrait la victime de cette guerre? Tous ces faits devaient paraître incroyables en l'année 1757.
Cependant, si nous examinons après coup les causes qui ont tourné les événements d'une manière si inattendue, nous trouverons que les raisons suivantes empêchèrent la perte des Prussiens : le défaut d'accord et le manque d'harmonie entre les puissances de la grande alliance; leurs intérêts différents, qui les empêchaient de convenir de certaines opérations; le peu d'union entre les généraux<258> russes et autrichiens, qui les rendait circonspects lorsque l'occasion exigeait qu'ils agissent avec vigueur pour écraser la Prusse, comme ils l'auraient pu faire effectivement : en second lieu, la politique trop raffinée et quintessenciée de la cour de Vienne, dont les principes la conduisaient à charger ses alliés des entreprises les plus difficiles et les plus hasardées, pour conserver, à la fin de la guerre, son armée en meilleur état et plus complète que celle des autres puissances; d'où à différentes reprises il résulta que les généraux autrichiens, par une circonspection outrée, négligèrent de donner le coup de grâce aux Prussiens lorsque leurs affaires étaient aux abois et dans un état désespéré : en troisième lieu, la mort de l'impératrice de Russie, avec laquelle l'alliance de l'Autriche eut le même tombeau; la défection des Russes et l'alliance de Pierre III avec le roi de Prusse; et enfin les secours que cet empereur envoya en Silésie.
Si nous examinons, d'un autre côté, les causes des pertes que les Français firent dans cette guerre, nous observerons la faute qu'ils firent de se mêler des troubles de l'Allemagne. L'espèce de guerre qu'ils faisaient aux Anglais, était maritime; ils prirent le change, et négligèrent cet objet principal pour courir après un objet étranger, qui proprement ne les regardait point. Ils avaient eu jusqu'alors des avantages sur mer contre les Anglais; mais dès que leur attention fut distraite par la guerre de terre ferme, dès que les armées d'Allemagne absorbèrent tous les fonds qu'ils auraient dû employer à augmenter leurs flottes, leur marine vint à manquer des choses nécessaires, et les Anglais gagnèrent un ascendant qui les rendit vainqueurs dans les quatre parties du monde, où ils combattirent contre cette nation. D'ailleurs, les sommes excessives que Louis XV payait en subsides, et celles que coûtait l'entretien des armées d'Allemagne, sortaient du royaume, ce qui diminua de la moitié la quantité des espèces qui étaient en circulation tant à Paris que dans les provinces;<259> et pour comble d'humiliation, les généraux dont la cour fit choix pour commander ses armées, et qui se croyaient des Turennes, firent des fautes qu'on n'eût pas pardonnées à des écoliers.
Que ces exemples instruisent au moins ces politiques à vastes desseins que, quelque étendu que soit l'esprit humain, il ne l'est jamais assez pour pénétrer les fines combinaisons qu'il faudrait pouvoir développer afin de prévoir ou d'arranger les événements qui dépendent des futurs contingents. Nous expliquons clairement les événements passés, parce que les causes s'en découvrent; mais nous nous trompons toujours sur ceux qui sont à naître, parce que les causes secondes se dérobent à nos téméraires regards. Ce n'est point une singularité affectée à notre siècle, qu'il y ait des politiques abusés : il en a été de même dans tous les âges où l'ambition humaine enfanta de grands projets. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à se rappeler l'histoire de la fameuse ligue de Cambrai, l'armement de la flotte invincible, la guerre de Philippe II contre les Hollandais, les vastes desseins de Ferdinand II à l'ouverture de la guerre de trente ans, les différents projets de partage qui précédèrent la guerre de succession, et cette guerre même. Toutes ces grandes entreprises eurent une fin presque opposée à l'intention de ceux qui en étaient les promoteurs. C'est que les choses humaines manquent de solidité, et que les hommes, leurs projets et les événements sont assujettis à une vicissitude perpétuelle.
Les puissances belligérantes, au sortir de l'arène où elles avaient combattu avec tant de haine et d'acharnement, commencèrent à sentir leurs plaies et le besoin qu'elles avaient de s'en guérir : elles souffraient toutes, mais de maux différents. Nous les passerons ici comme en revue, pour nous faire un tableau précis de leurs pertes et de leur situation actuelle.
La Prusse comptait que la guerre lui avait consumé cent quatre-<260>vingt mille hommes. Ses armées avaient combattu en seize batailles rangées; les ennemis lui avaient détruit, outre cela, trois corps d'armée presque en entier : premièrement, le convoi d'Olmütz; en second lieu, l'affaire de Maxen; et en troisième lieu, celle de M. de Fouqué à Landeshut. Outre cela, une garnison de Breslau, deux garnisons de Schweidnitz, une de Torgau, et une de Wittenberg furent perdues par la prise de ces villes. On comptait d'ailleurs qu'il était péri vingt mille âmes dans le royaume de Prusse par la cruauté et les ravages des Russes, six mille en Poméranie, quatre mille dans la Nouvelle-Marche, et trois mille dans l'électorat de Brandebourg.
Les troupes russes s'étaient trouvées à quatre grandes batailles; et ils comptaient que cette guerre leur avait emporté cent vingt mille hommes, y compris les recrues qui périrent, étant transportées en partie des frontières de la Perse et de la Chine pour joindre leurs corps en Allemagne. Les Autrichiens avaient livré dix batailles rangées; ils avaient perdu deux garnisons à Schweidnitz et une à Breslau, et ils évaluaient leur perte à cent quarante mille hommes. Les Français faisaient monter la leur à deux cent mille combattants, les Anglais avec leurs alliés, à cent soixante mille, les Suédois, à vingt-cinq mille, et les cercles, à vingt-huit mille.
La maison d'Autriche se trouvait, au sortir de cette guerre, avec cent millions d'écus de dettes; les frontières de la Bohême et de la Moravie avaient été écornées, sans cependant qu'il se fût conservé des traces de ruine ou de dévastations. En France, le gouvernement se trouvait sans crédit par le brigandage des financiers et les malversations de ceux qui étaient préposés à l'administration des dépenses; on en était venu à suspendre le dividende des capitaux empruntés; le peu d'intérêts qu'on acquittait, se payaient irrégulièrement; le peuple gémissait sous le poids des impôts qui l'accablaient; et quoique aucune incursion d'ennemis n'eût ravagé les provinces, l'État n'en souf<261>frait pas moins, parce que le commerce des deux Indes étant détruit, faisait tarir les ressources de l'abondance publique. D'ailleurs, les dettes nationales étaient accumulées, et montaient à des sommes si énormes, qu'après la paix, les impôts extraordinaires furent prolongés pour dix ans, afin d'en payer les intérêts et de créer un fonds d'amortissement qui pût les acquitter. Les Anglais, victorieux sur terre et sur mer, avaient, pour ainsi dire, acheté leurs conquêtes par les sommes immenses empruntées pour la guerre, qui les rendaient presque insolvables. L'opulence des particuliers passait toute imagination. Cette richesse et ce luxe du peuple provenaient des prises considérables que tant de particuliers avaient faites tant sur la France que sur l'Espagne, et du prodigieux accroissement du commerce, dont, pendant la guerre, ils avaient été presque seuls en possession. La Russie avait à la vérité dépensé des sommes considérables; mais elle avait plus fait la guerre sur le compte des Prussiens et des Polonais que sur le sien propre. La Suède se trouvait sur le point de faire banqueroute. Elle avait non seulement entamé les fonds de la banque; de plus, par une opération maladroite de ses financiers, elle avait trop multiplié les billets, ce qui détruisit l'équilibre que tout État bien policé doit tenir entre le papier et l'argent monnayé.
La Prusse avait le plus souffert par cette guerre. Autrichiens, Français, Russes, Suédois, cercles, jusqu'au duc de Würtemberg, y avaient fait des ravages; aussi l'État avait dépensé cent vingt-cinq millions d'écus pour l'entretien des armées et autres dépenses militaires. La Poméranie, la Silésie et la Nouvelle-Marche demandaient de grandes sommes pour leur rétablissement. D'autres provinces, comme le duché de Crossen, la principauté de Halberstadt et celle de Hohnstein, exigeaient également de grands secours, et il fallait des efforts soutenus de beaucoup d'industrie, pour les remettre dans l'état où elles étaient avant les troubles, parce que la plupart des champs<262> n'étaient pas cultivés, faute de semences et de bestiaux; et tout ce qui sert à l'alimentation d'un peuple, y manquait également.
Pour subvenir à tant de maux, il fut distribué dans ces provinces, selon une juste répartition, vingt-cinq mille mesures262-1 de blé et de farine, et dix-sept mille d'avoine; trente-cinq mille chevaux tant des régiments que de l'artillerie; et des vivres furent donnés aux gentilshommes et aux paysans. Outre ces secours, le Roi donna à la Silésie trois millions pour son rétablissement, un million quatre cent mille écus à la Poméranie et à la Nouvelle-Marche, sept cent mille à l'Électorat, et cent mille au duché de Clèves, outre huit cent mille que reçut le royaume de Prusse; l'on réduisit à la moitié les contributions du duché de Crossen, du Hohnstein et du Halberstadt : enfin le peuple reprit assez de courage pour ne pas désespérer de sa situation, pour travailler, et pour réparer par son activité et son industrie les maux que l'État avait soufferts.
Il résulte de ce tableau général que nous venons de crayonner, qu'en Autriche, en France, et même en Angleterre, les gouvernements, accablés de dettes, étaient presque sans crédit, mais que les peuples, n'ayant pas directement souffert par la guerre, ne s'en étaient ressentis que par les impôts prodigieux que leurs souverains leur avaient imposés; au lieu qu'en Prusse, le gouvernement se trouvait en fonds et ne manquait point de crédit, et que les provinces étaient détériorées et abîmées par la rapacité et la barbarie des ennemis. Après la Poméranie, l'électorat de Saxe était des provinces de l'Allemagne celle qui avait le plus souffert; mais elle trouve dans la bonté de son sol et dans l'industrie de ses habitants des ressources qu'à l'exception de la Silésie, la Prusse ne trouve point dans le reste de ses provinces. Le temps, qui guérit et qui efface tous les maux, rendra dans peu sans doute aux États prussiens leur abondance, leur prospé<263>rite et leur première splendeur; les autres puissances se rétabliront de même; ensuite d'autres ambitieux exciteront de nouvelles guerres et causeront de nouveaux désastres, car c'est là le propre de l'esprit humain, que les exemples ne corrigent personne : les sottises des pères sont perdues pour leurs enfants; il faut que chaque génération fasse les siennes.
Nous n'ajouterons qu'un mot à cet ouvrage, peut-être déjà trop long et trop verbeux, pour satisfaire à la curiosité de la postérité, qui sans doute désirera de savoir comment un prince aussi peu puissant que le roi de Prusse a pu soutenir une guerre ruineuse, pendant sept campagnes, contre les plus grands monarques de l'Europe. Si la perte de tant de provinces le mettait dans de grands embarras, s'il fallait fournir sans cesse à des dépenses énormes, il restait cependant quelques ressources qui rendirent la chose possible. Le Roi retirait quatre millions, l'un portant l'autre, des provinces qui lui restaient. Les contributions de la Saxe montaient entre six et sept millions; les subsides de l'Angleterre, qui en faisaient quatre, étaient convertis en huit millions; la monnaie, qu'on avait mise à ferme, en diminuant les espèces de la moitié, rendait sept millions; et, outre cela, on avait suspendu le payement des pensions civiles, pour appliquer tous les fonds aux dépenses de la guerre. Ces fonds différents que nous venons d'indiquer, faisaient par an, somme totale, vingt-cinq millions d'écus en mauvaises espèces, ce qui suffisait, à l'aide d'une bonne économie, pour le payement et l'entretien de l'armée, et pour les dépenses extraordinaires qu'il fallait renouveler à chaque campagne.
Veuille le ciel, au cas que la Providence abaisse ses regards sur les misères humaines, que le destin inaltérable et florissant de cet État mette les souverains qui le gouverneront, à l'abri des fléaux et des calamités dont la Prusse a souffert dans ces temps de subversion et de troubles, pour qu'ils ne soient jamais forcés de recourir aux re<264>mèdes violents et funestes dont on a été obligé de se servir pour soutenir l'État contre la haine ambitieuse des souverains de l'Europe qui voulaient anéantir la maison de Brandebourg, et exterminer à jamais jusqu'à tout ce qui portait le nom prussien!
A Berlin, ce 17 de décembre 1763.
FEDERIC.
101-a Jean-Albert de Bülow, lieutenant-général d'infanterie. Voyez t. IV, p. 246.
101-b Le major Charles-Erdmann de Reitzenstein, né en 1722, passa, le 10 décembre 1760, du régiment des hussards de Zieten dans le régiment des dragons de Finckenstein. Il y fut promu en 1761 au grade de lieutenant-colonel et commandeur. En 1764, il devint colonel, et en 1769, général-major et chef du régiment de dragons no 12.
101-c Le colonel Christophe-Charles de Bülow, second commandeur du régiment de Baireuth dragons, fut nommé, aussitôt après la bataille de Torgau, par brevet du 10 novembre, général-major et premier commandeur, avec toutes les prérogatives et les revenus de chef de ce régiment. Il était frère cadet du général Jean-Albert de Bülow. Le 23 mai 1787, il fut nommé général de la cavalerie, et mourut à Königsberg le 28 juin 1788.
101-d No 12 et no 5. Voyez ci-dessus, p. 73. Jean-Henri-Frédéric baron de Spaen devint général-major le 4 septembre 1758.
102-a Le 22 avril 1760, après la mort du prince Maurice d'Anhalt-Dessau. le général-major Balthasar-Rodolphe de Schenckendorff devint chef du régiment d'infanterie de ce prince, qui portait le no 22.
102-b Hans-Sigismond de Lestwitz, fils du lieutenant-général mentionné t. IV, p. 107 et 182, naquit à Kontop en Silésie le 19 juin 1718. Après la bataille de Lowositz, il fut décoré de l'ordre pour le mérite; l'année suivante, il devint major dans le régiment d'infanterie (no 5) du duc Ferdinand de Brunswic; en 1762, lieutenant-colonel et commandeur du régiment de l'empereur Pierre III (no 13) : en 1765, il fut fait colonel : l'année suivante, commandeur du Grenadiergardebataillon, et le 29 mai 1770, général-major. Il quitta le service après la paix de Teschen, et mourut à Berlin le 16 février 1788. Voyez ci-dessus, p. 21.
104-a Le lieutenant-général de Bülow a déjà été mentionné ci-dessus, p. 101.
Le comte Frédéric-Louis Finck de Finckenstein, lieutenant-général de cavalerie, né en 1709, était le frère aîné du ministre de Cabinet mentionné t. III, p. 17.
106-a Le comte de Lusace qui figure ici en qualité de lieutenant-général français, est le prince François-Xavier-Auguste, second fils de Frédéric-Auguste II, électeur de Saxe. Il était né en 1730. C'est le même prince Xavier de Saxe qui a été mentionné t. IV, p. 214.
108-a L'affaire de Kirchhayn, du 16 juillet, est appelée affaire d'Emsdorf par Tempelhoff et par Archenholtz, ainsi que par les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1760, p. 380.
109-a Probablement Bodenfelde et Deissel.
11-a Maurice-François-Casimir de Wobersnow, général-major d'infanterie et adjudant général.
115-a Frédéric-Guillaume de Lolhöffel fut nommé le 28 août 1758 lieutenant-colonel et commandeur du 8e régiment de cuirassiers, et colonel le 17 août 1760. Il gagna l'ordre pour le mérite à Langensalza.
Henri-Guillaume d'Anhalt, né en 1734, capitaine depuis le 15 août 1760, fut nommé major le 23 février 1761, lieutenant-colonel le 21 juillet 1762, colonel le 28 mai 1765.
115-b Voyez ci-dessus, p. 21.
116-a Le comte Guillaume de Schaumbourg-Lippe commanda toute l'artillerie de l'armée alliée depuis 1759 jusqu'en 1762, qu'il fut appelé en Portugal pour réorganiser l'armée. Voyez ci-dessus, p. 9.
116-b L'avantage remporté par le maréchal de Broglie sur le prince héréditaire de Brunswic, le 21 mars 1761, est nommé par les uns combat de Stangerode, par les autres combat d'Alzenhayn, et par d'autres enfin action de Grünberg.
117-a Dans les meilleures relations contemporaines, le combat du 2 avril 1761 est appelé combat de Saalfeld; cette localité est à l'est de Schwarzbourg. Au lieu de ce dernier nom, il faut peut-être lire Schwarze, village près duquel se passa proprement l'action. Voyez les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1761, no 4-6.
Frédéric-Auguste de Schenckendorff, frère cadet du général mentionné t. IV, p. 226, né dans la Nouvelle-Marche en 1710, devint général-major le 24 mars 1759, et le 5 juin de la même année, chef du régiment d'infanterie no 9. Voyez ci-dessus, p. 5 et 20.
121-b Le traité qui fut conclu avec la Porte ottomane, et que Godefroi-Fabien de Rexin, envoyé de Prusse à Constantinople, signa le 22 mars 1761 (2 avril, nouveau style), fut ratifié par le Roi le 1er juin. Il se trouve, sous sa forme authentique, dans le Recueil des déductions, etc. du comte de Hertzberg, 2e édition. A Berlin, 1790, t. I, p. 486—493; il est omis dans la première édition de cet ouvrage.
127-a Guillaume-René de l'Homme de Courbière naquit à Groningue en Hollande le 25 février 1733; en 1758, il fut nommé capitaine dans le corps franc de Mayr; la même année, major, et en 1760, chef du corps franc de Colignon. Le 4 juillet 1780, il devint général-major. Sa défense de Graudenz lui valut le grade de feld-maréchal, qu'il reçut le 22 juillet 1807. Il mourut à Graudenz le 23 juillet 1811.
128-a Probablement depuis Bielau jusqu'à Carlau.
13-a Charles-Théophile Guischard, ami du Roi et le compagnon de ses récréations littéraires, était né à Magdebourg en 1724. Frédéric lui donna le nom de Quintus Icilius après une discussion qu'ils avaient eue au sujet d'un centurion romain; c'est sous ce nom qu'il le présenta aux troupes, le 26 mai 1759, lorsqu'il le nomma major et chef du bataillon franc commandé jusquelà par le major Du Verger. Le brevet est daté du 10 avril 1758. Voyez Anekdoten von König Friedrich II. von Preussen. Herausgegeben von Friedrich Nicolai. Berlin, 1792, cahier VI, de la page 135 à la page 137.
130-a Bogislas-Frédéric de Tauentzien, né en 1710 dans la seigneurie de Lauenbourg, devint général-major le 1er septembre 1758, et lieutenant-général le 19 août 1760. Voyez t. III, p. 144 et 147.
138-a François-André de Favrat Jacquier de Bernay, né en Savoie le 14 septembre 1730, servit, au commencement de la guerre de sept ans, dans l'armée impériale. En 1758, il passa au service de la Prusse, et le 13 juin 1759, il devint capitaine dans le bataillon franc de Salenmon. L'exploit ici rapporté lui valut le grade de major. Le 11 février 1763, Favrat entra dans le régiment de Wunsch (depuis, Le Noble). Il était général de l'infanterie lorsqu'il mourut à Glatz, le 5 septembre 1804.
139-a George-Charles-Gottlieb von der Gabelentz, né en Thuringe l'an 1708, devint en 1758 général-major et chef du régiment d'infanterie no 40.
14-a Gustave-Albert de Schlabrendorff, frère aîné du célèbre ministre d'État en Silésie. Le 2 mars 1709, il devint général-major et chef du régiment de cuirassiers no 1.
14-b Louis comte de Hordt faisait partie des royalistes suédois qui se sauvèrent en juin 1756; voyez t. IV, p. 26. Au mois de mars 1758, il entra au service de Prusse en qualité de colonel et de chef dun régiment franc, et lorsque Frédéric écrivait à Potsdam l'histoire de cette guerre, il vivait à sa cour avec le titre de général-major et d'ami du Roi.
142-a Le lieutenant-général de Platen détruisit à Kobylin, le 13 septembre, un magasin russe peu considérable; le 15, il s'empara auprès du couvent de Gostyn d'un magasin de cinq mille chariots.
144-a Cet officier est nommé Rochas dans l'ouvrage de M. de Cogniaczo qui parut sous le voile de l'anonyme et sous le titre de Geständnisse eines Oestreichischen Veterans. Breslau, 1791, t. IV, p. 103—105.
144-b Charles-Antoine-Léopold de Zastrow, général-major et chef du régiment d'infanterie no 38 de la Stammliste de 1806, était frère cadet du général Bernard-Asinus de Zastrow, mentionné t. IV, p. 129. Après sa captivité, il rentra dans l'armée, et ne reçut sa démission que le 2 septembre 1766. 11 mourut à Cassel en 1779, âgé de soixante-neuf ans, avec le grade de lieutenant-général hessois.
147-a Frédéric-Auguste de Schenckendorff.
148-a Charles-Christophe de Zeuner, né à Stettin en 1703, devint en 1760 général-major et chef du régiment d'infanterie no 1.
148-b Jean-Ernest de Schmettau, général-major en 1757, devint chef du régiment de cuirassiers no 4 le 10 janvier 1758.
148-c Persante.
148-d Cöslin.
149-a Primislas-Ulric de Kleist, chef d'un bataillon de grenadiers, était né en Poméranie en 1711.
150-a Gülzow.
152-a Guillaume-Sébastien de Belling, né dans la province de Prusse le 15 février 1719, était major au régiment des hussards de Werner, lorsqu'en 1758, par l'entremise du prince Henri, il obtint du Roi la permission de former un bataillon de hussards noirs. Il en fut nommé commandeur avec le grade de lieutenant-colonel. Le 1er janvier 1761, le Roi permit que ce corps fût augmenté d'un second bataillon, et le 27 avril 1761, d'un troisième. Le tout forma alors un régiment de dix escadrons de cent cinquante chevaux. M. de Belling fut nommé colonel au mois de mars 1759, et général-major le 4 juillet 1762; il fut promu au grade de lieutenant-général le 10 mai 1776, et au mois d'août 1778, le Roi le décora de l'ordre de l'Aigle noir, en récompense de ses services dans la guerre de Bavière. Il mourut à Stolp le 28 novembre 1779.
152-b Voyez t. IV, p. 94, et de la page 180 à la page 182.
156-a Christophe-Maurice de Röell, colonel et commandeur du régiment des hussards de Malachowski, no 7, se retira du service le 5 décembre 1763, avec le grade de général-major. Il était frère de celui dont il a été fait mention t. III, p. 182.
16-a Voici ce que dit le rapport officiel de la bataille de Kay : « Notre plus grande perte consiste dans la mort du digne général-major de Wobersnow, qui s'est fait aimer partout, autant par sa noble façon de penser que par sa vaillance et ses qualités guerrières, et qui avait acquis à un haut degré la confiance de Sa Majesté. » Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1759, no 90. Wobersnow était né en Poméranie, l'année 1708.
164-a Frédéric-Auguste duc de Brunswic(-Oels), second fils de Charles duc régnant de Brunswic-Wolfenbüttel et de la princesse Charlotte de Prusse, était né en 1740. Le 29 mai 1761, il fut nommé colonel et chef d'un régiment de Brunswic; au mois d'août de la même année, général-major; enfin, le 11 mars 1762, il devint lieutenant-général et chef de toutes les troupes du duché de Brunswic. Il entra au service de la Prusse en 1763.
169-a Charles-Alexandre baron puis comte de Goltz, né en 1739, et fils aîné du lieutenant-général Charles-Christophe baron de Goltz, était alors lieutenant.
176-a Bernard-Guillaume baron puis comte de Goltz, fils aîné du général-major George-Conrad baron de Goltz, naquit le 6 octobre 1736. Il fut nommé conseiller d'ambassade en 1756, et le 5 février 1761, aide de camp, sans grade militaire. Le Roi, le destinant au poste de ministre plénipotentiaire à la cour de Russie, lui donna un brevet de colonel le 31 janvier 1762. Il passa à peine une année à la cour de Russie. A dater de 1769, il résida plusieurs années à Paris en qualité d'envoyé. Général-major d'infanterie depuis le 23 juin 1791, il mourut à Bâle le 5 février 1790.
177-a Le comte Czernichew (c'est ainsi qu'il signait lui-même) quitta les Autrichiens le 24 mars 1762, et sortit du comté de Glatz avec son corps d'armée. Le 30 et le 31 mars, il rendit ses devoirs au Roi à Breslau. Pendant ce temps, ses troupes passaient l'Oder à Leubus, pour se retirer en Pologne. Il repartit de Thorn le 9 juin, les suivit, et ayant repassé l'Oder à Auras, il joignit, le 30 juin, l'armée du Roi à Lissa.
177-b Guillaume-Frédéric-Charles comte de Schwerin, neveu du feld-maréchal, était né en 1738. Il partit en qualité de capitaine pour Saint-Pétersbourg, le 20 mars 1762, pour remettre à l'Empereur l'ordre de l'Aigle noir. Le 20 mai, il apporta à Breslau la nouvelle de la paix conclue à Saint-Pétersbourg le 5 mai, nouveau style, et reçut à cette occasion le grade de major.
182-a Les plénipotentiaires des deux cours signèrent la paix définitive à Hambourg le 22 mai 1762.
187-a George-Louis de Dalwig, né en 1723 dans le pays d'Eichsfeld. Lieutenant-colonel en 1757, il devint, en décembre 1759, commandeur du régiment des cuirassiers de Spaen, no 12; le 16 mai 1761, colonel; et l'année suivante, chef du même régiment.
189-a Daniel-Frédéric de Lossow, né dans la Nouvelle-Marche en 1722, devint en 1709 lieutenant-colonel dans le régiment des hussards noirs, no 5, dont il ne tarda pas à être nommé commandeur (t. IV, p. 209); en 1761, il fut fait colonel, et le 9 mai 1762, chef du même régiment et du corps des Bosniaques.
19-a C'est de l'endroit nommé Judenberge (Monts des Juifs) qu'il s'agit, et non pas du cimetière des Juifs (Judenkirchhof), quoique le Roi dise aussi dans la lettre qu'il adressa au comte Finckenstein le jour même de la bataille : « J'ai attaqué ce matin à onze heures l'ennemi. Nous les avons poussés au cimetière des Juifs auprès de Francfort. » Ce cimetière des Juifs est plus éloigné. Voyez Kriele, Historisch-militarische Beschreibung der Schlacht bei Kunersdorf. Berlin. 1801, in-8, p. 31, 47 et 48, et le plan topographique exact qui y est joint.
191-a Le maréchal Daun arriva à Schweidnitz le 9 mai.
194-a Hans-Christophe de Billerbeck, né en 1703, fut nommé colonel le 7 décembre 1758, général-major le 21 mai 1764, et mourut en 1777, avec le grade de lieutenant-général d'infanterie.
196-a L'affaire du 12 mai 1762, qui porte ici le nom de Rosswein, était ordinairement nommée autrefois affaire de Döbeln.
197-a Joachim-Chrétien de Bandemer, né en 1702, devint général-major le 3 octobre 1757, et en janvier 1759, commandeur en chef du régiment des Leib-Carabiniers (régiment de cuirassiers no 11). Il mourut en 1764.
198-a Nicolas Heer, Suisse de nation. Le 6 janvier 1761, il fut nommé major et chef d'un bataillon franc formé par lui.
2-a Charles-Godefroi de Knobloch, né en 1697 dans la province de Prusse. Le 3 avril 1758, il devint général-major et chef du régiment d'infanterie no 29.
205-a Le 21 septembre 1762. Les topographies et les cartes de Hesse portent Brückermühle.
208-a Le comte Finck de Finckenstein, mort lieutenant-général en 1786, fut nommé en 1754 général-major et chef de ce régiment de dragons, no 10. Voyez, ci-dessus, p. 50 et 104.
209-a François-Adolphe prince d'Anhalt-Bernbourg, né en 1724, devint, le 24 février 1759, général-major et chef du régiment d'infanterie no 3. Voyez ci-dessus, p. 62 et 70.
209-b Constantin-Nathanaël de Salenmon, lieutenant-colonel et chef d'un bataillon franc depuis le 30 janvier 1758, devint général-major le 5 mars 1760, sans avoir passé par le grade de colonel. Voyez ci-dessus, p. 88.
21-a Le régiment d'infanterie no 31, dont le lieutenant-général de Lestwitz était chef. Voyez t. IV, p. 107 et 182.
21-b Joachim-Bernard de Prittwitz, né en 1726, devint chef d'escadron au régiment des hussards de Zieten le 1er janvier 1759, major le 12 décembre 1760, et lieutenant-colonel le 7 novembre 1762. A la mort du margrave Charles, le Roi partagea les terres de ce prince entre le lieutenant-colonel de Prittwitz et le lieutenant-colonel Hans-Sigismond de Lestwitz, pour les récompenser, le premier de l'avoir sauvé lui-même à Kunersdorf, l'autre d'avoir sauvé l'Etat en contribuant plus que personne à la victoire de Torgau.
Le régiment de Zieten, qui prit peu à peu le titre de Leibhusarenregiment, n'existe plus; en 1808, les débris en furent incorporés au régiment de hussards no 3 d'aujourd'hui.
219-a Frédéric-Guillaume comte de Wylich et Lottum, né en 1716, major en 1767, lieutenant-colonel et colonel en 1758, fut nommé général-major par brevet du 2 juillet 1762, à cause de la bravoure qu'il avait déployée en emportant d'assaut les hauteurs de Leutmannsdorf. Il mourut en 1774, général-major et commandant de Berlin.
22-a Jean-Jacques de Wunsch, alors général-major et chef d'un régiment franc. Voyez t. IV, p. 188.
22-b A la bataille de Kunersdorf, le général-major George-Louis de Puttkammer (t. IV, p. 135, 220 et 227) fut tué; le lieutenant-général d'Itzenplitz et le général-major de Klitzing furent blessés à mort. Ce sont les trois derniers des quarante et un généraux qui moururent pour la patrie dans les guerres de Frédéric le Grand, les uns tués sur la place, les autres blessés mortellement. Tous ont été nommés dans cet ouvrage, soit dans le texte, soit dans les notes.
223-a Le 12 août.
225-a Frédéric-Christophe de Saldern, né dans la Priegnitz en 1719, devint lieutenant-colonel le 1er juin 1757, et général-major le 6 septembre 1708, sans avoir passé par le grade de colonel.
227-a Le margrave Henri de Brandebourg-Schwedt, nommé général-major le 22 juin 1740, fut, depuis 1741 jusqu'à sa mort, arrivée en 1788, chef du régiment d'infanterie no 42, dont il est ici question : mais il ne parut plus à l'armée depuis la bataille de Mollwitz. Le régiment eut dès lors des commandeurs, entre autres, le colonel Balthasar-Rodolphe de Schenckendorff, depuis 1753 jusqu'en 1760, et le colonel Henri-Werner de Kleist, depuis 1760 jusqu'en 1764.
23-a Les troupes de l'Empire prirent Leipzig le 6 août 1759, Torgau le 14, et Wittenberg le 21; mais le général de Wunsch reprit Wittenberg le 28 août, Torgau le 31, et Leipzig le 13 septembre.
230-a Frédéric-Guillaume-Godefroi-Arnd de Kleist, né en 1788, nommé général-major le 19 mai 1762. Voyez t. IV, p. 162 et 234, et ci-dessus, p. 32 et 155.
232-a Après « ces entreprises successives » l'Auteur a oublié le verbe. Nous conservons le mot empêchèrent, intercalé par les éditeurs de 1788.
234-a Il n'existe pas d'endroit de ce nom : la relation officielle porte Nieder-Schöne. Voyez Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1762, p. 530.
236-a Albert-Casimir-Auguste, fils de Frédéric-Auguste II, électeur de Saxe, et né en 1738, était général au service d'Autriche. En 1766, il devint duc de Teschen par son mariage avec Marie-Christine archiduchesse d'Autriche.
237-a Probablement il faut lire du Kuhberg.
237-b Bernard-Alexandre de Diringshofen, colonel et chef d'une brigade. Le 8 avril 1763, il devint chef du régiment d'infanterie no 24, et le 20 mai 1764, général-major.
Léopold-Sébastien de Manstein, colonel, et, en 1762, chef du régiment de cuirassiers no 7. Il devint général-major le 2 septembre 1764.
244-a Voyez t. III, p. 95, 165, 184 et 237.
248-a La date exacte de l'ouverture des conférences est le 30 décembre 1762, comme on peut le voir par la première dépêche que M. de Hertzberg envoya de Hubertsbourg au Roi, en date du 31 décembre.
256-a Voyez t. IV, p. 257.
257-a La paix définitive fut signée à Paris le 10 février 1763. Voyez ci-dessus, p. 239.
26-a Ce fut le 21 septembre 1759 que le lieutenant-général de Finck exécuta ce beau fait d'armes près de Korbitz.
262-1 Winspels.
28-a Chrétien-Frédéric de Diericke devint général-major le 31 août 1758.
29-a Le 27 octobre, le Roi se fit porter à la petite ville de Köben-sur-l'Oder par des soldats du régiment d'infanterie de Neuwied, no 41 de la Stammliste de 1806. Dans ses lettres aussi, Frédéric nomme plutôt le lieu voisin, mais plus connu, que celui où il se trouva réellement ce jour-là.
3-a Le 15 avril.
30-a Jean-Charles baron de Rebentisch, né en 1710, devint général-major le 14 mai 1757, et l'année suivante, chef du régiment d'infanterie no 11.
30-b Le 29 octobre 1759.
32-a Le colonel Othon-Ernest de Gersdorff devint le 14 avril 1769 chef du régiment de hussards qui avait été formé en 1743 par le colonel Pierre de Hallasch, et que le colonel Alexandre de Seydlitz avait commandé depuis 1747. Gersdorff, promu au grade de général-major le 2 novembre 1759, fut cassé à la suite de la malheureuse affaire de Maxen.
37-a Voyez t. IV, p. 197.
38-a Le 28 janvier 1760.
4-a Voyez t. IV, p. 154.
4-b Voyez t. IV, p. 167.
4-c Ce combat eut lieu à Himmelkron, village situé à plus d'un mille de Goldcronach.
41-a Le capitaine baron Jean-Frédéric-Henri de Cocceji partit de Breslau pour l'Italie le 17 mars 1709; le 17 juin, il revint trouver le Roi à Reich-Hennersdorf, près de Landeshut.
46-a Le Roi veut parler de M. de Pechlin à Kiel, ci-devant colonel au service du duc de Holstein qui devint grand-duc de Russie en 1742. Il avait été recommandé à Frédéric par le baron de Rangstädt, envoyé russe au cercle de la Basse-Saxe. Les instructions données au colonel J.-B. de Pechlin pour ce voyage à Saint-Pétersbourg sont datées du 6 mars 1760. Au mois de décembre de la même année, le Roi envoya en Russie le conseiller Badenhaupt, pour tâcher de gagner Iwan Schuwaloff, le favori de l'Impératrice. Les Russes l'arrêtèrent à Mitau.
48-a Voyez t. IV, p. 131.
48-b D'après les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1760. p. 109 et 113, le duc Auguste-Guillaume de Brunswic-Bevern, gouverneur de Stettin, fit poursuivre les Cosaques par le major de Stülpnagel, mentionné ci-dessus, p. 37. Le 23 février 1760, celui-ci les força de rendre le revers (obligation écrite) qu'ils avaient reçu des deux princes.
48-c Le 21 février 1760. Ernest-Henri baron de Czettritz-Neuhauss, né en 1713, devint général-major le 2 décembre 1757, et lieutenant-général le 10 avril 1761. Voyez t. IV. p. 167.
5-a Le Roi place ici à Wolkenstein le combat livré le 27 mai 1759 par le général-major Frédéric-Auguste de Schenckendorff. Les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1759, p. 275, le nomment combat d'Aue dans un article officiel dont le Roi s'est servi ailleurs. Aue est une ville située dans les montagnes, à l'est de laquelle se trouve Wolkenstein. Ces deux villes appartiennent au cercle de l'Erzgebirge.
50-a Ce sont les deux régiments de dragons de Holstein-Gottorp et de Finckenstein, no 9 et 10 de la Stammliste de 1806. Voyez t. IV, p. 198 et 211.
52-a Le régiment d'infanterie no 17 de la Stammliste de 1806.
52-b Le régiment d'infanterie no 10 de la Stammliste de 1806.
53-a Chrétien-Guillaume de Zieten, frère cadet de celui dont il a été fait mention t. IV, p. 232, naquit en 1712; il devint général-major le 12 décembre 1758, et le 8 février 1760, chef du régiment d'infanterie no43 de la Stammliste de 1806.
54-a Henri-Auguste baron de La Motte Fouqué, né à la Haye le 4 février 1698 (t. III, p. 161), fut nommé lieutenant-général et chevalier de l'Aigle noir en 1761, puis élevé au grade de général de l'infanterie le 1er mars 1759. En 1763, à son retour de la captivité qu'il avait subie en Autriche, il se retira du service par suite de ses infirmités. Jusqu'à sa mort, arrivée le 3 mai 1774, il fut l'objet des distinctions les plus flatteuses de la part du Moi, qui l'honorait d'une amitié toute particulière.
54-b No 8 de la Stammliste de 1806.
56-a Antoine de Krockow, né en 1713; le 1er décembre 1757, il devint général-major et chef du régiment de dragons no 2, et le 9 décembre 1761, lieutenant-général.
57-a Le major Hans de Zedmar, nommé commandeur du régiment des hussards de Zieten le 20 décembre 1758, fut tué à la bataille de Torgau.
6-a Le duc Ferdinand marcha le 8 juillet jusqu'à Osnabrück, où le général de Wangenheim le rejoignit le même jour; mais ce ne fut que le 9 que le due de Broglie surprit la ville de Minden. Le 20, le quartier général du duc Ferdinand était à Pétershagen.
61-a Le 19 juillet.
62-a La nuit du 21 au 22 juillet.
62-b No 3 de la Stammliste de 1806.
62-c La ville de Glatz ne fut prise que le 26 juillet.
64-a Le 3. le Roi quitta Dallwitz, passa la Röder, et prit son quartier général à Koitzsch, village situé à plus de deux milles de ce fleuve, entre Königsbrück et Camenz; le 4, l'armée marcha jusqu'à Radibor, au nord de Bautzen, à plus d'un mille à l'ouest de la Sprée.
65-a George-Reinhold de Thadden, né en 1712 dans la province de Prusse, colonel et commandeur du régiment d'infanterie no 49, devint général-major et chef du régiment no 4 le 27 janvier 1761. Le 9 juin 1774, il fut nommé lieutenant-général, gouverneur de Glatz, et chef du régiment no 33.
67-a Nous n'avons pu trouver ni cet endroit, ni Zosnitz, nom que les éditeurs de 1788 ont substitué à celui de Jasnitz. Peut-être faut-il lire Lasnig, ou Laasnig.
72-a Hermann-Joachim-Gottlieb de Hundt, major au régiment des hussards de Zieten, fut tué au combat de Plauen, le 5 avril 1761, à l'âge de trente-six ans.
73-a Frédéric margrave de Brandebourg-Schwedt, petit-fils du Grand Electeur et gendre de Frédéric-Guillaume Ier, devint chef du 5e régiment de cuirassiers après la mort de son père, le margrave Philippe, arrivée en 1711. Le margrave Frédéric, né en 1700, mourut en 1771.
74-a Wichard-Joachim-Henri de Möllendorff, né le 7 janvier 1724. Après la bataille de Liegnitz, il devint lieutenant-colonel; en 1761, colonel; le 15 mai de la même année, général-major. Le 20 mai 1775, il fut fait lieutenant-général, et le 16 février 1779, chevalier de l'Aigle noir. Promu au grade de feld-maréchal en 1793, il mourut le 28 janvier 1816. Voyez t. III, p. 149.
75-a Sir Andrew Mitchell.
75-b L'affaire de Pfaffendorf est plus connue sous le nom de bataille de Liegnitz. Le Roi avait dit à la page 62 qu'il raconterait la conduite glorieuse du régiment de Bernbourg à cette bataille; mais il ne s'en est pas souvenu ici. Ce régiment s'était illustré précédemment sous le nom de régiment du prince régnant Léopold d'Anhalt-Dessau. Il n'existe plus aujourd'hui.
83-a Le prince Henri, second fils du prince de Prusse (Auguste-Guillaume), né le 30 décembre 1747, devint chef du 2e régiment de cuirassiers après la mort de son père, à qui ce régiment avait appartenu depuis 1781 jusqu'en 1758.
Le célèbre général de Seydlitz était chef du 8e régiment de cuirassiers. Voyez t. IV, p. 161.
83-b Ober-Bögendorf.
84-a François-Charles-Louis comte de Wied-Neuwied, né en 1710, devint lieutenant-général le 3 avril 1758. Voyez ci-dessus, p. 29.
Le prince Henri, frère du Roi, était chef du 35e régiment d'infanterie depuis sa création en 1740.
84-b Voyez, t. IV, p. 135.
87-a Chrétien-Charles prince de Stolberg-Gedern, née en 1725, mort en 1764, devint en 1758 Reichs-General-Feldmarschall-Lieutenant, et en 1760, Reichs-General-Feldzeugmeister. Il commanda sous le prince Frédéric de Deux-Ponts, feld-maréchal de l'Empire.
87-b Auguste-Guillaume de Braun, nommé général-major le 24 octobre 1708.
89-a Le colonel von der Heyde : voyez t. IV, p. 248.
9-a Le prince Charles de Brunswic-Bevern (t. IV, p. 236) soutint de flanc l'attaque que fit le comte Guillaume de Schaumbourg-Lippe. L'un et l'autre signèrent la capitulation, le prince Charles le premier.
91-a Le Roi aurait pu dire ici qu'il paya pour Berlin, le 7 avril 1761, la contribution imposée à cette ville.
93-a Le colonel Gustave-Adolphe de Sydow, né en Poméranie en 1709, devint chef d'un régiment de garnison au mois de mars 1759, et général-major le 3 juin de la même année.
98-a Probablement Buchendorf.
98-b D'autres écrivent Elsing.
98-c Le manuscrit original porte Dôbeln, ainsi que l'édition de 1788; mais on voit par l'ensemble qu'il faut considérer ce nom comme une faute graphique, et lire Düben.